Abdennour Bidar, à l’occasion d’un entretien vidéo avec le réseau Canopé.
Jeudi 7 février, l’Institut du Monde Arabe organisait un débat autour du thème « quel islam voulons-nous ? ». Une réflexion qui a réuni le philosophe Abdennour Bidar et l’islamologue spécialiste du soufisme Éric Geoffroy et qui a interrogé de manière critique les réalités du soufisme ainsi que son héritage. Un débat, animé par Abderrahim Hafidi, auquel a assisté Mizane.info. Focus et verbatim des interventions.
En ces temps troubles marqués par l’empreinte funeste de la guerre, du terrorisme, par l’emprise intrusive et omniprésente de l’économie marchande, de ses valeurs matérielles, et par toutes les dissensions nationales, quelles réponses l’islam peut-il nous offrir pour affronter ces défis ? En somme, et tel était l’intitulé de la conférence de l’IMA le 7 février dernier, « quel islam voulons-nous ? ». Pour répondre à cette redoutable question, les organisateurs ont convié le philosophe Abdennour Bidar connu pour ses textes vantant un islam sans soumission, un self islam fortement marqué par la subjectivité, et se définissant lui-même comme un philosophe spirituel, et l’islamologue Éric Geoffroy, enseignant à l’Université de Strasbourg et spécialiste du soufisme et de la voie shadiliyya.
Très vite, le débat est parti sur la notion de liberté, centrée autour d’un questionnement plus large sur le soufisme, les deux hommes ayant flirté avec l’expérience confrérique.
Mais un certain nombre d’éléments – le style verbal, la personnalité et l’esprit propre au lieu où se déroulait le débat – ont rapidement profité au philosophe et ex-animateur de l’émission « Cultures d’islam » sur France Culture.
Après avoir dressé un tableau juste du vide spirituel dans lequel l’Occident ne cesse de se noyer et des ravages du libéralisme, Bidar a donc introduit l’exigence maîtresse de la soirée : « Nous voulons une spiritualité » !
Le self islam d’Abdennour Bidar
Cette position cardinale sur laquelle flottait un accord de principe, sur fond de consensus anti-wahhabite, a pourtant cédé le pas. Rapidement, les premiers rayons du désaccord pointaient à l’horizon.
« L’islam que je veux est un islam capable de nourrir notre cœur, notre vie spirituelle, un islam qui ne soit pas un islam de la répétition, du taqlid. Ce n’est pas parce que c’est l’heure de la prière, que je dois faire la prière. Non. Je ne prie que parce qu’il y a un besoin spirituel en moi de me relier à Ma Source. Je ne veux pas que l’autre ou la tradition m’impose ma façon d’être musulman », a déclaré Abdennour Bidar.
La meilleure preuve qu’il existe un clergé qui fait des dominants et des dominés c’est qu’il n’y a aucune femme dans le clergé musulman si ce n’est certaines exceptions héroïques, pourchassées parce qu’elles disent : je suis une femme et je veux diriger la prière, une prière dans laquelle hommes et femmes sont mélangés. Abdennour Bidar.
Le philosophe a très vite marqué sa différence et son propre chemin en rappelant ses positions pour un islam anthropocentré où l’Homme, et seulement lui, détermine sa voie vers Dieu, où la seule autorité qui fasse loi est celle de la conscience, et où le seul devoir sacré est celui de mon besoin spirituel.
« Si aujourd’hui un musulman déclare : je me considère comme authentiquement musulman et je revendique le droit de ne faire qu’une seule prière par jour, de ne pas faire le ramadan et qu’il y a un certain nombre de versets du Coran auxquels je ne reconnait aucune valeur spirituelle, eh bien il a intérêt à avoir du courage ! Il a intérêt à ne pas dire cela trop fort dans une certaine communauté et dans certains milieux où il va prendre une paire de baffes ! Le voilà le problème de la liberté sensible. »
Le self islam de Bidar s’inscrit donc en porte-à-faux contre toute forme de loi commune, de règles instituées, de tradition héritée (si ce n’est pour la digérer et la transformer). Seule l’individu prime dans une approche que l’on peut qualifier d’eudémonisme où la tradition religieuse, quelle qu’elle soit, n’est pas une fin, ni même une forme indispensable, mais le moyen d’atteindre mon propre bonheur ou état de bien-être spirituel.
La modération soufie d’Éric Geoffroy
Face à cela, Éric Geoffroy a tenté difficilement de faire valoir la valeur et l’importance d’une démarche spirituelle traditionnelle en prenant appui sur des considérations techniques du soufisme (al fana’ wal baqa) ou des vérités d’ordre métaphysique.
« Ce qui nous manque dans notre rapport au Divin, ce sont les différents degrés de l’être ce qui amène à des confusions. Parfois nous parlons d’un niveau métaphysique et parfois d’un niveau psychologique ou sociologique (…) Religieusement parlant, je reste un ‘abd (serviteur) par rapport au Seigneur (…) Mais c’est en maintenant cette dualité de l’égo face à Dieu que nous versons dans l’associationnisme (…) Dans cette dualité, le message de libération de l’islam m’échappe. L’idéal de l’islam c’est le soufisme. »
Le soufisme peut contribuer à l’émancipation et à l’éveil de l’Homme (…) Le maître spirituel, c’est la sohba (compagnonnage) du Prophète avec ses compagnons. Si vous voyez que le Prophète n’est pas le maître réel de la confrérie, partez ! Eric Geoffroy.
L’un des points de désaccord fut la notion de clergé. Pour Geoffroy, « L’islam est la seule religion qui ait abolit le clergé ». Une affirmation contestée par Bidar. « Bien sûr qu’il y a un clergé en islam. Il n’y a pas de clergé institutionnel mais il y a un clergé de fait. »
S’en est suivi un bref échange qui a mené à la question de l’imamat féminin. « Il y a des clercs mais il n’y a pas de clergé (Geoffroy) ».
« Qu’est-ce qu’un clerc ? Un clerc est celui qui détient l’autorité spirituelle exclusive de certains actes comme celui de l’ijtihad (effort de compréhension intellectuel). La meilleure preuve qu’il existe un clergé qui fait des dominants et des dominés c’est qu’il n’y a aucune femme dans le clergé musulman si ce n’est certaines exceptions héroïques, pourchassées parce qu’elles disent : je suis une femme et je veux diriger la prière, une prière dans laquelle hommes et femmes sont mélangés (Bidar). »
Une dénonciation commune des dérives du confrérisme
Finalement, les deux hommes ont convenu d’un accord commun à une critique de certaines dérives au sein des tariqas et à l’émergence d’un soufisme post-confrérique « Les chapelles (akbarisme, rumisme) nous enferment. Nous arrivons à la fin d’un cycle historique depuis la formation des tariqas au 12e siècle. Il y avait eu six siècles de vie spirituelle avant les confréries (Geoffroy) » –
« Il faut dire qu’il existe aujourd’hui un soufisme confrérique totalement sclérosé, gangréné par la superstition et le dogmatisme. Vous avez des maîtres spirituels qui sont de vulgaires gourous, pas tous mais un certain nombre. Quand vous êtes un disciple, vous devez avoir un peu de discernement avant de vous laisser embrigadé dans un dogmatisme ésotérique qui n’a rien à envier au dogmatisme exotérique (Bidar) ».
Sauf que pour Geoffroy, le soufisme reste malgré tout la voie royale pour se connecter à Dieu. « Le soufisme peut contribuer à l’émancipation et à l’éveil de l’Homme (…) Le maître spirituel, c’est la sohba (compagnonnage) du Prophète avec ses compagnons. Si vous voyez que le Prophète n’est pas le maître réel de la confrérie, partez ! ».
Je crois que la juridiction, c’est-à-dire l’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabi est terminée. Je ne suis personne pour dire cela mais j’observe avec stupéfaction la façon dont, dans le soufisme, on n’est pas encore entré dans l’âge de la critique par rapport à la doctrine d’Ibn ‘Arabi qui est une doctrine maîtresse. Abdennour Bidar.
Un plaidoyer d’Éric Geoffroy exprimé en termes akbariens (terme relatif aux enseignement de Ibn’Arabi, ndlr) et dans lequel nature humaine et nature divine sont réconciliées. « Nous ne sommes pas Dieu, mais nous sommes divins. En islam, il n’y a pas de césure entre l’esprit et la matière. Nous sommes de nature divine grâce à la fitra (nature primordiale). Lisez la sourate 30, verset 30. La nature divine pure est notre nature, s’est imprégnée en nous. »
Mais pour Abdennour Bidar, qui plaide pour une convergence œcuménique des grandes sagesses orientales, le soufisme n’est pas la solution ou l’antidote aux maux de notre temps.
« Il y a incontestablement dans le soufisme quelques trésors qui peuvent nous aider à affronter ces défis contemporains. Mais je ne dirais pas que le soufisme constitue, clé en main, ce dont tout musulman aurait besoin et qu’il suffirait qu’il s’affilie à un maître pour que sa vie spirituelle devienne enchantée. Souvenons-nous quand même que le Prophète n’était pas soufi. Le Coran ne parle pas du tassawuf (soufisme). Mais comme le disait les soufis eux-mêmes, la chose existait sans le nom. Et comme tu (Eric Geoffroy) le disais très bien, si nous sommes à la fin d’un cycle confrérique, il nous faut peut-être retrouver la chose là où le mot a pris toute la place ».
Abdennour Bidar : ouvrir la critique des thèses d’Ibn ‘Arabi
Il convient même pour le philosophe d’initier une critique de la doctrine maîtresse du soufisme et de son auteur, Ibn ‘Arabi.
« Je crois que la juridiction, c’est-à-dire l’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabi est terminée. Je ne suis personne pour dire cela mais j’observe avec stupéfaction la façon dont, dans le soufisme, on n’est pas encore entré dans l’âge de la critique par rapport à la doctrine d’Ibn ‘Arabi qui est une doctrine maîtresse (…) Michel Chodkiewicz qui est un grand akbarien devant l’Eternel est une somme sans aucune distance critique par rapport à l’humain. Avec ma conscience philosophique et spirituelle, il me semble que la parole d’Ibn ‘Arabi demande à être revisitée de manière critique. »
Une prise de position forte à peine atténuée par Éric Geoffroy qui élargit même la critique aux milieux guénoniens. « Par rapport à Ibn ‘Arabi, c’est un symptôme parmi d’autres. Je suis d’accord avec toi. On peut aussi citer René Guénon. Certains milieux akbariens ou guénoniens sont dans un autisme à visée spirituelle (exprimé) dans un jargon ésotérique. D’accord. Mais quand on lit Ibn’Arabi, il nous dit : « Affranchis-toi de moi ». Et contrairement à ce que tu dis, Ibn ‘Arabi est pour aujourd’hui et pour demain. Dans ses milliers de pages, il nous oblige à être libre. »
In fine, donc, ce débat tant attendu aura été à peine amorcé, et n’aura pas fait l’objet d’une forte opposition.
On regrettera notamment l’absence de réparti énergique et de punch de l’islamologue, dont l’intervention a souffert de son caractère décousu et indolent, malgré quelques interventions intéressantes témoignant d’une culture et d’une forte connaissance du soufisme, face à un Abdennour Bidar rompu aux codes des manifestations publiques, enchaînant simultanément mordant philosophique, ironie anecdotique et sachant manier avec tranchant une rhétorique qu’il a su mettre à profit de certaines de ses thèses pour le moins hétérodoxes.
Le philosophe aura su emmener l’islamologue sur ses terres et le pousser peut-être à des concessions auxquelles il n’aurait sans doute pas consenti dans un autre contexte.
Verbatim des deux interventions :
Eric Geoffroy a introduit son propos en soulignant, mais sans nostalgisme, le pluralisme de l’islam des premiers siècles avec une centaine d’écoles théologiques, 19 écoles juridiques, etc.
« Ce qui m’intéresse est de m’inscrire dans ce qu’on appelle adab al ikhtilaf, les bienséances dans la divergence. C’est ce qui a constitué le génie de l’islam et qui est tant méconnu de nos jours marqués par l’exclusivisme. Le vécu musulman était dans un sens de la nuance même chez Ibn Taymiyya que je cite à dessein et qui était un grand esprit, bien que les wahhabites en aient fait, à tort, leur mentor. (Il avait également un ancrage soufi).
Chez les mu’tazilites, il y avait aussi des soufis. Nous essayons, avec nos apories et nos contradictions parce que nous évoluons, de faire avancer les choses et de les ouvrir. « Le soufisme, c’est la liberté » est un adage connu des premiers soufis. »
Abdennour Bidar : « Nous sommes en ce début de XXe siècle un peu perdus quelle que soit notre conviction. Nous vivons dans des univers qui ressemblent à des déserts de sens. Dans ces déserts matériels de frustration, nous voulons une spiritualité. Nous voulons une vie qui nous relient au cœur de nous-mêmes. Peut-être qu’au cœur de nous-mêmes il y a Dieu ?
Nous voulons une vie qui nous relie à l’Autre et nous permettent d’entretenir une relation de miséricorde, de fraternité, d’humanité, de solidarité au lieu de la concurrence et de la guerre de tous contre tous dans laquelle le monde libéral nous plonge aujourd’hui.
Et nous avons besoin de retrouver un lien avec la nature, l’univers, le cosmos ce qui est une grande exhortation coranique. Nous étouffons dans cet univers privé de sens, nous mourrons à petits feu. Comme le cordon ombilical, sans cette nourriture spirituelle, nous mourrons.
L’islam que je veux est un islam capable de nourrir notre cœur, notre vie spirituelle. Un islam qui ne soit pas un islam de la répétition, du taqlid (imitation aveugle). Ce n’est pas parce que c’est l’heure de la prière, que je dois faire la prière. Non. Je ne prie que parce qu’il y a un besoin spirituel en moi de me relier à Ma Source. Un islam libre.
Je ne veux pas que l’autre ou la tradition m’impose ma façon d’être musulman. L’exigence de liberté est le génie commun de l’islam et de la France. Nous voulons un islam de paix qui cultive la non-violence. Nous voulons un islam qui arrête de s’attirer des ennuis en donnant le bâton pour se faire battre.
Un islam qui se décrispe et qui arrête de se faire des illusions sur lui-même. Non, il n’est pas fort. Il est faible. On est fort quand l’autre vous respecte pour la qualité de ce que vous êtes. Qui respecte l’intellectualité et la spiritualité de l’islam en dehors du monde de l’Islam ?
Il nous faut rattraper le retard sur les grands débats contemporains comme l’écologie et la bioéthique où le renouvellement ne s’est pas mis en route, ou encore la menace du transhumanisme, c’est à dire la destabilisation profonde de ce qui a toujours fait la condition humaine. L’Occident, depuis la modernité, a établi que l’histoire de l’humanité la menait vers la sortie de la religion.
Or, le scénario ne s’est pas déroulé comme prévu. Les religions reviennent pour le meilleur et pour le pire. Comme ressource de sens et comme intolérance. Où sont les musulmans dans le débat de la place des religions dans la société ? Nous répétons les mêmes fondamentaux en restant dans la paresse intellectuelle.
Si nous voulons continuer à exister il ne suffira pas d’être nombreux. Les Chinois sont aussi nombreux que nous mais ils ont compris qu’il ne suffisait pas d’être nombreux pour continuer à exister. Il faut une vision du monde adapté au temps présent. Quelle est la nouvelle éthique, politique et spiritualité du monde musulman ? Quelle est sa nouvelle route de la soie ? »
Eric Geoffroy : « De nombreux musulmans ont une conscience aiguë des problèmes que nous vivons mais les conditions matérielles et civilisationnelles ne leur permettent pas d’exprimer toute l’originalité de leur pensée. Je serais donc moins négatif sur ce point. Il y a un malaise fécond de la conscience musulmane.
Ce qui nous manque dans notre rapport au Divin, ce sont les différents degrés de l’être ce qui amène à des confusions. Parfois nous parlons d’un niveau métaphysique et parfois d’un niveau psychologique ou sociologique (…) L’islam est la seule religion qui ait abolit le clergé et les sacrements.
Les réformistes du XIXe siècle nous disent que la fin de la prophétie annonce la fin de la tutelle religieuse et que l’Homme devient khalifa fil ard (vicaire de Dieu sur la Terre, ndlr). Rumi disait que le bas-monde ne se maintient que par notre peur de nous réaliser spirituellement. Nous ne sommes pas présents à nous-mêmes par une sorte d’amnésie ou d’anesthésie.
La liberté est étroitement liée au soufisme, dans un sens qui n’est pas restreint au soufisme confrérique. C’est ce qui explique que des savants littéralistes ont pu soutenir l’expérience de Hallaj en disant : « Nous, nous parlons de l’islam, lui l’a vécu ».
Religieusement parlant, je reste un ‘abd (serviteur) par rapport au Seigneur. Ibn ‘Arabi nous dit que personne n’a réellement accès à l’Essence divine et que chacun sécrète en soi son propre Seigneur. Mais c’est en maintenant cette dualité de l’égo face à Dieu que nous versons dans l’associationnisme.
C’est le paradoxe des courants comme le wahhabisme qui attaque les soufis en les accusant d’idolâtrie ou de dire que le divin et l’humain sont la même chose. Non, au niveau théologique mais oui au niveau de l’expérience. Le principe de l’islam est l’unicité, c’est l’axe vertical de tous les piliers. La Transcendance qui devient immanence.
Ibn ‘Arabi dit bien qu’on s’achemine vers Dieu par la Transcendance et l’immanence ou bien je reste dans la dualité et la souffrance : homme/femme, chaud/froid, etc. Dans cette dualité, le message de libération de l’islam m’échappe. L’idéal de l’islam c’est le soufisme. Ibn Taymiyya le dit aussi. »
Abdennour Bidar : « Le philosophe n’est pas négatif mais critique. Selon la doctrine du tawhid, la Réalité est Une. Si la civilisation islamique qui est une civilisation spirituelle par excellence a autant de problèmes externes, c’est peut-être par ce que le ver est dans le fruit. Rendre service à l’islam c’est porter la critique en son cœur.
Je ne crois pas que les problèmes que rencontrent l’islam soient seulement sociologiques. Tout ce qui se passe sur le plan extérieur est le symptôme de ce qui se passe à l’intérieur. C’est pour alerter sur ce danger qui est au cœur de l’islam que je m’engage et que j’écris. Bien sûr qu’il y a un clergé en islam. Il n’y a pas de clergé institutionnel mais il y a un clergé de fait. »
Eric Geoffroy : « Il y a des clercs mais il n’y a pas de clergé. »
Abdennour Bidar : « Qu’est-ce qu’un clerc ? Un clerc est celui qui détient l’autorité spirituelle exclusive de certains actes comme celui de l’ijtihad. La meilleure preuve qu’il existe un clergé qui fait des dominants et des dominés c’est qu’il n’y a aucune femme dans le clergé musulman si ce n’est certaines exceptions héroïques, pourchassées parce qu’elles disent : je suis une femme et je veux diriger la prière, une prière dans laquelle hommes et femmes sont mélangés (…) L’origine n’est pas à rechercher du côté du passé mais dans notre cœur et dans le waqt (instant).
Bien sûr qu’il y a un clergé. Si aujourd’hui un musulman déclare : je me considère comme authentiquement musulman et je revendique le droit de ne faire qu’une seule prière par jour, de ne pas faire le ramadan et qu’il y a un certain nombre de versets du Coran auxquels je ne reconnait aucune valeur spirituelle, eh bien il a intérêt à avoir du courage !
Il a intérêt à ne pas dire cela trop fort dans une certaine communauté et dans certains milieux où il va prendre une paire de baffes ! Le voilà le problème de la liberté sensible. Je revendique en tant que philosophe une vision de la liberté qui n’est pas une liberté vulgaire.
Être libre ce n’est pas faire ce qui me passe par la tête. Le grand rendez-vous spirituel de chacun avec lui-même est celui-là : de quoi ai-je besoin spirituellement ? Je suis soufi de tradition. Le pilier de l’islam m’oblige simplement de dire avec la niyya (intention) : achadou ana la ila’a ilallah wa achadu ana muhamadan rassouloullah. Et pas de faire la récitation chaque jour d’un « ism » (nom) divin. Or mon expérience personnelle me dit que c’est cela dont j’ai besoin spirituellement.
Quelqu’un me dira : tu n’es pas un bon musulman car tu ne fais pas cinq prières par jour. Je lui dirais : mais au nom de quoi tu me dis cela ? De quel droit ? N’es-tu pas au courant que nous au XXIe siècle, celui du droit, de la liberté et du risque de la responsabilité spirituelle ? Tu te prends pour Dieu pour me dire ce que je dois faire ? Laisse-moi avoir un rendez-vous avec Lui le moment venu.
Ensuite, il faut dire qu’il existe aujourd’hui un soufisme confrérique totalement sclérosé, gangréné par la superstition et le dogmatisme. Vous avez des maîtres spirituels qui sont de vulgaires gourous, pas tous mais un certain nombre.
Quand vous êtes un disciple, vous devez avoir un peu de discernement avant de vous laisser embrigadé dans un dogmatisme ésotérique qui n’a rien à envier au dogmatisme exotérique. Je crois que la juridiction, c’est-à-dire l’autorité spirituelle d’Ibn ‘Arabi est terminée.
Je ne suis personne pour dire cela mais j’observe avec stupéfaction la façon dont, dans le soufisme, on n’est pas encore entré dans l’âge de la critique par rapport à la doctrine d’Ibn ‘Arabi qui est une doctrine maîtresse.
Lorsque vous cheminez dans votre cœur vous avez à un moment ou à un autre rendez-vous avec des choses qui viennent d’Ibn ‘Arabi et que personne d’autres que lui n’a explicité avec ce degré de lucidité et de clarté.
S’il écrivait aujourd’hui, il écrirait toute autre chose. Michel Chodkiewicz qui est un grand akbarien devant l’Eternel est une somme sans aucune distance critique par rapport à l’humain. Avec ma conscience philosophique et spirituelle, il me semble que la parole d’Ibn ‘Arabi demande à être revisitée de manière critique. »
Eric Geoffroy : « En Occident, nous sommes libres de notre pratique religieuse. Par rapport à Ibn ‘Arabi, c’est un symptôme parmi d’autres. Je suis d’accord avec toi. On peut aussi citer René Guénon. Certains milieux akbariens ou guénoniens sont dans un autisme à visée spirituelle (exprimé) dans un jargon ésotérique. D’accord.
Mais quand on lit Ibn’Arabi, il nous dit : « Affranchis-toi de moi ». Et contrairement à ce que tu dis, Ibn ‘Arabi est pour aujourd’hui et pour demain. Dans ses milliers de pages, il nous oblige à être libre. Si on ne sort pas de la raison ratiocinante, on ne s’en sort pas. Il nous oblige à être « oummi », dans la virginité et la transparence à Dieu.
Les chapelles (akbarisme, rumisme) nous enferment. Nous arrivons à la fin d’un cycle historique depuis la formation des tariqas au 12e siècle. Il y avait eu six siècles de vie spirituelle avant les confréries. Le rôle d’un maître spirituel est que l’on s’affranchisse de lui et qu’on ne le prenne pas pour une icône ou une idole.
Ce n’est pas très souvent le cas, malheureusement. Même lorsque les maîtres veulent affranchir les disciples, lorsqu’ils ont le dos tourné, ces derniers retombent dans la même routine. »
Abdennour Bidar : « C’est bien parce que le philosophe a une raison critique qu’il peut entrer sur ces sujets là avec sa raison. Je ne vois pas comment nous pourrions réfléchir sur une question spirituelle si nous le faisons avec autre chose que la raison. Tu dis que nous sommes libres en Occident.
Mais l’Occident n’est pas le monde musulman. Le monde musulman est ce monde où si tu sors pendant le ramadan avec un sandwich, tu as intérêt à avoir des baskets. L’extérieur est révélateur de l’intérieur et la gravité de ce qui se passe nous oblige à nous interroger plus en profondeur. Je sais bien qu’il existe un soufisme qui continue à transmettre un enseignement de qualité ».
Eric Geoffroy : « Le soufisme peut contribuer à l’émancipation et à l’éveil de l’Homme. Ibn ‘Arabi parle de réalisation. Ce qui mène à un certain inconfort. Sur le plan théologique, je peux m’asseoir sur un certain nombre de certitudes.
La vie spirituelle repose sur une remise en question permanente de soi, même si dans certaines confréries, on peut cultiver le sentiment d’être meilleur que telle autre tariqa. Certains en reviennent et il y a des évolutions au sein de certaines confréries. Le maître spirituel, c’est la sohba (compagnonnage) du Prophète avec ses compagnons.
Si vous voyez que le Prophète n’est pas le maître réel de la confrérie, partez ! Le maître doit être sur le plan humain une facette du Prophète. Le cheminement suppose des sacrifices et d’être un peu moins dans la « rafla » (insouciance), la distraction pascalienne qui tire l’Homme vers l’oubli.
Dans la voie spirituelle, je ne m’appartiens plus. Même la théologie ash’arite le dit : il n’y a qu’un Seul Agent. Nous ne sommes pas Dieu, mais nous sommes divins. En islam, il n’y a pas de césure entre l’esprit et la matière. Nous sommes de nature divine grâce à la fitra (nature primordiale) Lisez la sourate 30, verset 30. La nature divine pure est notre nature, s’est imprégnée en nous. »
Abdennour Bidar : « C’est ce qui a trait aux notions techniques du fana’ et du baqa. Je suis parfaitement d’accord avec cela. Le soufisme est-il l’antidote à tous nos maux ? Ce discours, comme le rappelait Abderrahim, nous l’entendons souvent. Ce que je veux dire est que ma dette personnelle à l’égard du soufisme est immense et impayable.
Il y a incontestablement dans le soufisme quelques trésors qui peuvent nous aider à affronter ces défis contemporains. Mais je ne dirais pas que le soufisme constitue, clé en main, ce dont tout musulman aurait besoin et qu’il suffirait qu’il s’affilie à un maître pour que sa vie spirituelle devienne enchantée.
Quelques évidences tout de même. Souvenons-nous quand même que le Prophète n’était pas soufi. Le Coran ne parle pas du tassawuf (soufisme). Mais comme le disait les soufis eux-mêmes, la chose existait sans le nom. Et comme tu le disais très bien, si nous sommes à la fin d’un cycle confrérique, il nous faut peut-être retrouver la chose là où le mot a pris toute la place.
Nous avons imité les paroles de Muhammad et ce qu’il faisait et en imitant ce qu’il disait et faisait, nous avons oublié de l’imiter lui. Muhammad était un créateur. Il créait du nouveau et de la vie. Muhammad ouvre des voies de vie nouvelle.
Lorsqu’il répond aux questions que lui pose ses compagnons, il répond en questionnant ses responsabilités d’être humain. En cherchant dans son cœur spirituel d’être humain. Et nous musulmans que faisons-nous ? Au lieu d’imiter l’acte créateur, nous imitions ce que l’acte créateur a fait.
La liberté est de s’acheminer en toute humilité vers cet acte créateur de la conscience muhammadienne. Il avait la responsabilité de la Révélation et de son interprétation sur les épaules, il n’avait pas devant lui des fouqahas (juristes) et des oulamas (savants de l’islam). Il était sans filet comme le funambule qui s’aventure sur un fil.
C’est peut-être trop ambitieux, mais pour moi ma fidélité à Muhammad c’est cela. C’est cette prise de risque de la liberté tout en sachant que je n’arriverais jamais à faire de ma liberté ce qu’il a fait de sa liberté.
La difficulté pour nous est que nous sommes des compagnons sans Prophète. Le Prophète Muhammad n’est plus là. Il n’est plus là physiquement pour nous donner les réponses à nos questionnements. Donc ce dont nous avons besoin, nous musulmans, est de nous réunir dans des petits groupes sans maître qui se mette au-dessus des autres.
Certains donneront des bons conseils, de la sagesse, etc. Mais là encore le génie de la France et le génie de l’islam est l’égalité. Liberté, égalité, fraternité spirituelle où nous serons libres ensemble, en notre âme et conscience, avec les autres, dans la discussion, là où je n’ai pas peur de l’autre car il n’est pas là pour me juger ou me rappeler la Loi.
Il est là simplement pour m’aider à discerner ce qu’il me faut spirituellement dans la période de doute que je traverse. Aujourd’hui nous sommes dans une société démocratique où nous ne supportons presque plus anthropologiquement la notion de maître.
Quand je suis entré dans une voie soufi, on m’a dit : « Le disciple est entre les mains du maître comme le mort entre les mains du laveur ». Tu n’as plus de volonté personnelle, tu dois faire tout ce que te dis le maître. Vous voulez cela ? Cette chose-là d’ailleurs embarrasse le vrai maître. Le pire pour un maître est d’avoir des disciples.
Le disciple ne veut pas penser par lui-même. Nous sommes des hommes foncièrement démocratiques et nous avons besoin d’un compagnonnage comme au temps du Prophète, un compagnonnage que nous ferons vivre par la discussion entre nous.
La vie moderne nous isole et ne nous donne ni l’occasion d’une véritable liberté malgré sa prétention démocratique, ni l’opportunité d’un véritable compagnonnage spirituel. »
Eric Geoffroy : « Dans la spiritualité, je mets avant tout comme teneur la conscience. Toutes les réalités (al haqa iq) sont déjà là. La question est : est-ce qu’on les voit ou pas ? Est-ce qu’on les accepte ou pas ? Avons-nous le courage chevaleresque (al futuwwah) d’assumer ces réalités ? C’est une histoire de niveau de conscience.
La spiritualité est un souffle qui traverse les niveaux de l’être. La démarche soufie n’est pas irrationnelle. Elle part de la raison mais à un certain moment elle franchit le niveau du supra-rationnel (…) Nous sommes à la fin d’un monde et nous devons tous, chacun à son niveau, planter les germes du nouveau monde.
Être lucide sur soi est difficile et très exigeant. La lucidité est de jour comme de nuit. »
Abdennour Bidar : « Oui, c’est la fin d’un monde et non du monde comme le disait Guénon et nous entrons dans un nouveau monde. Je crois que dans le monde nouveau qui entre et qui se cherche une vie spirituelle, la France a un rôle particulier à jouer. Je crois que ce n’est pas un hasard si aujourd’hui l’islam est une grande passion française.
Il y a un très grand rendez-vous de l’islam avec la France. Il y a un génie profond de l’islam qui rencontre en profondeur le génie de la France.
Et la fonction des musulmans dans la société française va être de plus en plus importante et je l’espère de plus en plus pacifiée, heureuse, féconde lorsque nous serons sortis tous ensemble de cette période noire où nous sommes et où beaucoup se méfient des musulmans et où beaucoup de musulmans ne se sentent pas appartenir à la société française.
Aujourd’hui les questions que nous agitons nous devons le faire avec tous les autres, non musulmans, et pas de notre côté (…) Les grandes valeurs à partager et transmettre sont : le pardon, l’humilité, la droiture, la sincérité, la persévérance, etc. (…) Tout ce qui monte, converge comme disait Teilhard de Chardin.
Et rien ne ressemble plus à un sage qu’un autre sage. Nos réponses nous séparent mais nos questions nous rassemblent et nos sagesses peuvent nous rassembler à condition que nous sachions nous hisser à leur hauteur et faire notre part pour transmettre quelque chose de nouveau à nos enfants. »
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