«Les musulmans se sentent en conflit avec certains aspects de l’Islam historique», affirme Abdullahi Ahmed An-Na’im, érudit musulman et professeur de l’université de droit d’Emory à Atlanta, au site d’information DW.com. Mizane Info vous propose une traduction de cet entretien qui s’interroge sur le sens d’un réformisme musulman autochtone qui soit libéré d’un nécolonialisme culturel.
Vous parlez de shari’a dans un état laïque. N’est-ce pas une contradiction dans les termes ?
Abdullahi Ahmed An-Na’im : La question est : qu’entend-on par shari’a ? Les gens ont tendance à penser à un système juridique, comme si tel était le principe de la shari’a. Mais la shari’a se compose de l’ensemble du système normatif de l’islam fondé dans le Coran, la Sunna et le hadith, ou la tradition du Prophète. Il n’est donc pas possible, même dans un état laïque, de nier aux musulmans le droit de se tourner vers la shari’a pour répondre à des questions telles que la prière par exemple. Néanmoins, la shari’a ne peut être appliquée nulle part par l’État. Il n’y a absolument aucune possibilité de promulguer la shari’a comme une loi de l’Etat, que ce soit dans un soi-disant «pays majoritaire musulman» ou au sein d’une minorité musulmane. La nature de la shari’a défie la codification. Il s’agit de l’interprétation que les gens choisissent selon leur propre conviction.
Qu’est-ce que la shari’a pour vous ?
La shari’a fournit une orientation morale aux personnes musulmanes. L’Etat et la religion devraient être clairement séparés. Pour moi, en tant que musulman, j’ai besoin que l’Etat soit laïque afin que je puisse pratiquer l’islam par conviction et choix. Le besoin de l’État d’être séculier dérive d’un point de vue islamique. Il n’a rien à voir avec les Lumières européennes. L’Etat n’a rien à voir avec le fait que je sois croyant ou athée.
Le concept d’un État islamique est un concept post-colonial qui associe une idée européenne de l’État-nation et l’idée de l’autodétermination musulmane en termes d’identité islamique
Si l’Etat et la religion doivent être clairement séparés, quel rôle la religion peut-elle jouer dans le discours public ?
Je fais une distinction entre l’Etat et la politique. L’État n’a rien à voir avec l’islam, mais la politique est un domaine où la religion est toujours pertinente. Vous ne pouvez pas garder la religion hors de la politique. Tout comme la CDU en Allemagne estime que sa plate-forme politique est inspirée du christianisme, les croyants – quelle que soit leur religion – agissent politiquement hors de leur conviction en tant que croyants. Que vous interdisiez l’immixion de la shari’a dans la politique ou non, les musulmans continueront d’agir de manière compatible avec leur compréhension de la shari’a. Vous ne pouvez pas empêcher cette possibilité, à moins que vous ne désengagiez les musulmans de toute politique.
Pourquoi dites-vous que cela n’a rien à voir avec les Lumières et le concept occidental de laïcité?
Parce qu’il y a 1400 ans, les musulmans avaient crée leur premier Etat à Medine, et ce n’était pas un Etat islamique ou religieux. Cet Etat était une institution politique, il n’était pas décrit par les gens ni par ses ennemis comme étant un Etat islamique. Le concept d’un État islamique est un concept post-colonial qui associe une idée européenne de l’État-nation et l’idée de l’autodétermination musulmane en termes d’identité islamique. Nous ne pouvons pas prétendre que tout ce qui se passe dans le monde est dû aux Lumières ou à l’idée européenne de la laïcité !
En d’autres termes, l’Etat laïque a de nombreux visages !
Ce qui est valable dans un Etat laïque en Allemagne n’est pas acceptable pour l’Etat laïque en France. L’Etat allemand ne serait pas qualifié d’Etat laïc par les normes françaises. Le Royaume-Uni, où la Reine est le chef de l’Église d’Angleterre, ne peut être considéré comme un Etat laïc, même selon les normes allemandes. Et pourtant, tous seraient d’accord pour dire que l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France sont des Etats laïques.
Les cœurs et les esprits des musulmans continuent d’être colonisés par l’épistémologie et la philosophie européennes, par les idées européennes de l’administration de l’État
Affirmer que l’Etat laïque est sorti des Lumières européennes est une énorme simplification, qui n’est pas justifiée par l’histoire européenne elle-même. Mais l’idée de l’État-nation, elle-même, est européenne et elle a été imposée aux régions colonisées du monde où vivent les musulmans, en Afrique et en Asie. Lorsque les musulmans sont sortis de la domination coloniale, la forme d’Etat avec laquelle ils ont dû vivre était l’Etat-nation européen. Ils ne l’ont pas choisi, et ce n’était pas une forme politique indigène et endogène à leur culture et à leurs valeurs. Elle a été imposée arbitrairement par les puissances européennes, et vous pouvez voir maintenant les conséquences tragiques de cela en Syrie et en Irak.
Est-ce à cause du colonialisme que l’islam est une religion d’Etat dans la plupart des pays arabes ?
Non, bien sûr que non. Mais qu’est-ce que cela signifie « l’islam est la religion de l’État » ? Soit dit en passant, il y a aussi des États non musulmans, comme l’Irlande, où vous avez une religion d’Etat. L’idée que l’identité religieuse est fondamentale pour les gens est absolument compréhensible et commune dans l’expérience humaine, mais elle n’a pas de conséquences juridiques. La Mauritanie, le Pakistan et l’Iran disent que l’islam est religion d’État. Mais cela signifie-t-il la même chose pour tous ces pays ?
Cela signifie qu’il n’y a pas de séparation entre l’Etat et le religieux ?
Lorsque vous regardez l’article 2 de la Constitution égyptienne, il est stipulé que l’islam est la religion de l’État. Mais il n’y a pas d’autre référence à l’article 2 dans le reste de la Constitution égyptienne. Il s’agit donc d’une propagande, une manière de légitimer l’Etat. Depuis le coup d’état militaire qui a renversé les Frères musulmans égyptiens, l’Egypte a été gouvernée par les militaires. Les membres des Frères musulmans sont maintenant en prison et sont exécutés pour crimes politiques. L’armée a repris l’Etat, et vous avez toujours l’article 2 qui dit que l’islam est la religion de l’État. Vous avez cette forte alliance entre l’État et les institutions religieuses qui sert ceux qui sont au pouvoir, pas les autres.
Vous demandez aux musulmans de s’engager dans une «auto-libération indigène de la colonisation». Qu’entendez-vous par là ? Cela signifie que les cœurs et les esprits des musulmans continuent d’être colonisés par l’épistémologie et la philosophie européennes, par les idées européennes de l’administration de l’État, en dépit du fait qu’ils sont nominalement indépendants depuis des décennies. Le colonialisme n’est pas seulement une occupation militaire, c’est l’état d’esprit du colonisateur et du colonisé. Les personnes qui sont soumises au colonialisme contribuent à la poursuite des modes de pensée coloniaux en se soumettant aux politiques et aux priorités coloniales et néo-coloniales. En tant que musulman, j’ai moi-même besoin de libérer mon esprit, mon cœur et mon âme afin que je sois ma propre personne. Dans le même temps, je ne rejette aucune influence de toute autre culture, européenne ou nord-américaine ou autre.
Les mouvements transformateurs prennent beaucoup de temps et ils forment souvent une sorte de consensus intergénérationnel qui évolue au cours de nombreuses générations et dans de nombreuses régions
Qu’est-ce que cela implique pour un Etat laïque ?
Si nous imitons les modèles européens, nous restons colonisés même s’il n’y a pas de contrôle européen des institutions étatiques en tant que tels. En plongeant ma pensée politique dans notre histoire et en essayant de démêler le véritable sens de l’histoire musulmane dans ses différentes phases et dans différentes parties du monde, je reste indépendant dans mon esprit. Je ne cherche pas à imiter le modèle français, britannique ou allemand ; je veux mener à bien ma doctrine et ma pratique politique dans des termes qui transcendent une limitation coloniale européenne. C’est pourquoi il est important d’élaborer clairement ce que nous entendons par la réforme islamique. L’histoire réelle de la Réforme européenne était beaucoup plus complexe que le récit populaire d’un prêtre allemand clouant des exigences à la porte d’une église. Les mouvements transformateurs prennent beaucoup de temps et ils forment souvent une sorte de consensus intergénérationnel qui évolue au cours de nombreuses générations et dans de nombreuses régions. À l’époque, les gens qui le vivaient ne se rendirent pas compte qu’ils vivaient la Réforme chrétienne.
Qu’est-ce que signifie pour vous le renouvellement de l’Islam ?
La réforme musulmane est un processus similaire. Il y a 1,6 milliard de musulmans à travers le monde et on ne peut pas parler de toutes ces variétés d’islam comme si elles n’étaient qu’une chose où vous avez une clé centrale, comme l’allumage dans une voiture, et cette clé serait la Réforme musulmane. Il y a des gens qui échangent des idées dans différentes parties du monde qui peuvent être cohérentes avec les populations locales ou non.
Les musulmans sont aujourd’hui au milieu d’un tel processus de réforme ?
Oui, parce qu’ils en parlent, parce qu’ils se sentent en conflit avec certains aspects de la compréhension historique de l’islam sur les droits de la femme ou sur la liberté religieuse. Lorsque j’étais étudiant à l’Université de Khartoum il y a plus de 40 ans, je me suis engagé dans une réflexion sur la constitution, les droits de l’homme et les principes démocratiques, mais la compréhension dominante de la shari’a n’a pas soutenu ces valeurs. Le fait que je suis conscient du besoin de réforme fait déjà partie du processus. Donc, oui, nous sommes au milieu d’un processus de transformation.