Mohammed Baqir Sadr (1935-1980) est un savant religieux chiite très influent qui a notamment occupé une place importante dans la réflexion et les écrits de Khomeiny. C’est également un penseur et un philosophe dont l’apport reste largement méconnu dans la pensée islamique contemporaine. L’un de ses ouvrages, « Les fondements logiques de l’induction », est une contribution novatrice dans la méthode de l’induction. Mouhib Jaroui nous en fait une recension exclusive sur Mizane.info.
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« Les fondements logiques de l’induction » après « Notre philosophie »
« Les fondements logiques de l’induction »[1] est une œuvre philosophique, épistémologique plus précisément, de Mohammed Bâqir Sadr qui tente de créer une nouvelle façon de pratiquer la méthode inductive, en y intégrant la théorie des probabilités.
L’ouvrage publié en 1972, voire quelques années plus tôt selon d’autres sources, fait environ 500 pages selon les éditions, dont une introduction, quatre chapitres et une conclusion.
Quant à la structure globale de l’œuvre, l’introduction traite de la différence entre l’induction et la déduction au sens syllogistique ou aristotélicien du terme. L’induction est selon Sadr une démonstration qui prend appui sur des états particuliers pour arriver à un résultat général.
Par exemple, « la chaleur est la cause de l’extension » est une assertion générale qui résulte de quelques expériences limitées de l’extension du fer dès qu’il est en contact avec la chaleur.
Le résultat final de l’induction est supérieur aux prémisses de départ qui ont permis le résultat final de la démonstration inductive, car ici, la conclusion porte sur tous les fers alors que le départ ne porte que sur quelques métaux qui ont fait l’objet d’observation.
Le syllogisme déductif est en revanche celui dont le résultat n’excède pas les prémisses. Le résultat final de la démonstration est égal ou inférieur aux prémisses déterminantes de départ. Exemple : « Mohammed est un homme, tout humain est mortel, alors Mohammed est mortel ». Il part du général au particulier.
L’induction, une méthode partagée par la science et la foi
Le premier chapitre de l’ouvrage « Les fondements logiques de l’induction » traite du courant rationaliste (aristotélicien) et les objections que M. B. Sadr lui adresse.
Le deuxième chapitre traite du courant empirique (D. Hume, J. S. Mill et le positivisme logique) et les objections de l’auteur.
Le troisième chapitre – et c’est ici qu’intervient sa valeur ajoutée dans la théorie de la connaissance – traite du nouveau courant inductif fondé par l’auteur lui-même et qui se distingue des deux courants traditionnels précités (ce nouveau courant est appelé al-madhab at-Thâtî).
Le quatrième chapitre est une application de la nouvelle méthode inductive.
Enfin, la conclusion affirme directement que l’induction est une méthode commune aux sciences de la nature et à la foi en Dieu et à son existence, c’est-à-dire que la foi en Dieu et son existence peuvent être inférées par la démarche inductive.
Les postulats rationnels nécessaires (a priori) ne sont pas démontrables par l’expérience et le sensible, comme c’est le cas du principe de causalité, tandis que dans « Les fondements logiques de l’induction », ces principes sont démontrables par l’induction (à l’exception de deux principes : le principe de non contradiction et les éléments théoriques de la probabilité).
L’œuvre n’arrive donc pas sur un terrain vierge, d’autant plus que Mohammed Bâqir Sadr avait pris connaissance des débats contemporains sur la question avant de se lancer dans cette entreprise philosophique.
Al-borhân min mantiq as-shifâ et Mantiq al-Ichârât d’Ibn Sînâ, mi’yâr al-‘ilm de l’imam al-Ghazâlî, mantiq al-mandouma de As-Sabzawârî, Al-mantiq al-hadîth wa manâhij al-bahth de Mahmoud Qâsim, al-mantiq al-wad’î de Zakî Najîb Mahmoud, David Hume de Zakî Najîb Mahmoud, Falsafat Hume de Mohammed Fathî Ash-Shanîtî, John Stuart Mill de Tawfîq at-Tawîl, Târîkh al-falsafa al-hadîth de Yousouf Karam, Al-Asfâr Al-Arba’a de Sadr Eddîn Ash-Shirâzî (molla sadra), Rush Raalism de Sayyid Mohammed Hussein Tabâtabâî, al-ma’rifa al-insâniyya de Bertrand Russel…
Un tournant dans l’oeuvre de Mohammed Baqir Sadr
Ce livre demeure relativement méconnu par rapport à son premier livre philosophique, « Notre philosophie » publié en 1959, bien plus connu. Pourtant « Les fondements logiques de l’induction » est un livre qui se distingue nettement du premier, bien plus, contredit « Notre philosophie ».
Celui-ci, tout en rejetant la thèse peu réaliste de la réminiscence platonicienne, adopte une perspective métaphysique et rationaliste (aristotélicienne).
« Notre philosophie » s’accorde avec Aristote quand il s’agit de considérer des axiomes rationnels indémontrables mais nécessaires à la production de connaissance, comme le principe de non contradiction et le principe de causalité.
Le premier livre rejette aussi toutes les écoles empiriques qui considèrent que l’expérience est la principale source de notre connaissance et que le sens de sa production se fait du particulier au général ; le courant aristotélicien, adopté par « Notre philosophie », considère en effet que la démarche scientifique se fait du général au particulier, y compris dans les sciences de la nature.
En revanche, dans « Les fondements logiques de l’induction », la méthode considérée est inductive, partant du particulier au général, prenant donc ses distances à certains égards avec la logique aristotélicienne.
Ensuite, dans « Notre philosophie », l’induction a une dimension syllogistique, allant du général au particulier, alors que dans « Les fondements logiques de l’induction », l’induction et le syllogisme sont deux choses différentes, le syllogisme est de nature déductive.
Puis, dans « Notre philosophie », les postulats rationnels nécessaires (a priori) ne sont pas démontrables par l’expérience et le sensible, comme c’est le cas du principe de causalité, tandis que dans « Les fondements logiques de l’induction », ces principes sont démontrables par l’induction (à l’exception de deux principes : le principe de non contradiction et les éléments théoriques de la probabilité).
Enfin, dans « Notre philosophie », il rejette la possibilité d’influence du facteur psychologique sur la nature des représentations sensibles, alors que dans « Les fondements logiques de l’induction », les facteurs subjectifs et physiologiques influent sur les représentations sensibles.
Donc, en plus du réel objectif, les conditions internes, physiologiques et psychologiques, déterminent la perception sensible.
Il ressort de cette brève comparaison, que Mohammed Bâqir Sadr a opéré un revirement conséquent, donnant une place très importante au réel sensible dans « Les fondements logiques de l’induction ». En quoi consiste précisément cette œuvre ?
Mouhib Jaroui
[1] Deux principaux ouvrages nous ont servis de guide pour la rédaction de cet article : Al-Istiqrâ wa lmantiq at-Thâtî de Yahya Mohammed et al-Madhab At-Thâtî (fî nathariyyat al-ma’rifah) de Sayyid Kamâl al-Haydarî. Ces deux ouvrages sont entièrement consacrés aux fondements logiques de l’induction de Mohammed Bâqir Sadr. Ils font tous les deux plus de 500 pages.
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