Seconde partie de l’article historique de Cemil Aydin consacré à la notion de « monde musulman ». L’historien et professeur à l’Université de Caroline du Nord va encore plus loin et réinterroge cette fois-ci le passé lointain et l’âge d’or impérial de l’islam classique jusqu’à l’Empire ottoman pour déconstruire les racines de la double utopie occidentale et panislamiste.
Au XXIe siècle, alors que le panafricanisme et le panasiatique semblent avoir disparu, le panislamisme et l’idéal de la solidarité mondiale musulmane subsistent toujours. Pourquoi ? La réponse se trouve à la fin de la guerre froide. Dans les années 1980, un nouvel internationalisme musulman a vu le jour, dans le cadre d’une redéfinition de l’islam politique. Ce n’était pas un affrontement entre les traditions civilisationnelles primordiales de l’islam et l’occident, ni même une réaffirmation de leurs valeurs religieuses par les peuples musulmans. Ce n’était même pas une persistance du panislamisme du début du XXe siècle, mais simplement un nouvel épisode de la guerre froide. Une alliance américano-saoudienne a commencé à promouvoir l’idée d’une solidarité musulmane dans les années 1970 comme alternative au panarabisme laïque du président égyptien Gamal Abdel Nasser, dont le pays s’était allié à l’Union soviétique. L’idée d’une utopie « islamique » n’aurait pas vu le jour, sans les nombreux échecs des États-nations postcoloniaux qui alimentèrent tous la désillusion publique des masses musulmanes.
Le paradigme islamiste est le produit du colonialisme européen
L’idée que le panislamisme représentait des valeurs politiques musulmanes authentiques, des valeurs anciennes et réprimées par la mondialisation occidentale et la sécularisation était à l’origine une obsession des officiers coloniaux avant d’être reprise et essentialisée elle-même par des militants islamistes. Le type d’islamisme qui a été identifié avec les Frères musulmans d’Egypte ou avec l’Iran de Khomeiny n’existait pas avant les années 1970. Les derniers califes de l’époque ottomane ne souhaitaient pas imposer la charia dans leur société. Aucun d’entre eux ne voulait inciter les femmes à porter le voile. Au contraire, la première génération panislamiste était hautement moderniste : ses élites étaient partisanes de la libération des femmes, de l’égalité raciale et du cosmopolitisme. Les musulmans indiens, par exemple, étaient très fiers de voir que le calife ottoman avait des ministres et des ambassadeurs grecs et arméniens. Ils espéraient également voir la Couronne britannique nommer des ministres hindous et musulmans et des hauts fonctionnaires dans leurs gouvernements. Personne n’aurait souhaité ou prédit la séparation des Turcs et des Grecs dans les terres ottomanes, des Arabes et des Juifs en Palestine, des musulmans et des hindous en Inde. Si la forme fondamentale du panislamisme du début du XXe siècle survit encore aujourd’hui, sa substance s’est largement transformée depuis les années 1980.
Il est essentiel de saisir que la propagande anti-musulmane de facture occidentale et les récits panislamiques de l’histoire se ressemblent. Ils s’appuient tous deux sur un découpage civilisationnel de l’histoire et sur la division géopolitique du monde en entités historiques distinctes telles que l’Afrique noire, le monde musulman, l’Asie et l’Occident.
Le fait que Bernard Lewis et Oussama Ben Laden aient tous deux parlé d’un affrontement éternel entre un monde musulman et un occident tous deux homogènes ne signifie pas que c’est une réalité. Même à l’apogée de l’idée de solidarité musulmane mondiale à la fin du XIXe siècle, les sociétés musulmanes étaient divisées entre plusieurs lignes politiques, linguistiques et culturelles. Depuis l’époque des compagnons du Prophète au septième siècle, des centaines de royaumes, d’empires et de sultanats divers, dont certains étaient en conflit les uns avec les autres, régnaient sur des populations musulmanes mélangées avec d’autres populations. Séparer les musulmans de leurs voisins hindous, bouddhistes, chrétiens et juifs et penser leurs sociétés isolément n’a de fait aucun rapport avec une quelconque expérience historique. Il n’y a jamais eu et ne pourra jamais y avoir un « monde musulman » séparé du reste du monde.
Occidentalisme et panislamisme dans le même miroir
Il est intéressant de constater que l’ensemble des nouveaux groupes islamophobes venus de la droite en Europe et aux États-Unis sont par exemple obsédés par l’expansion impériale ottomane en Europe de l’Est. Ils perçoivent le siège ottoman de Vienne de 1683 comme la quasi-prise de contrôle par la civilisation islamique de « l’Occident ». Mais lors de la bataille de Vienne, les Hongrois protestants s’étaient alliés à l’Empire ottoman musulman contre les Habsbourg catholiques. C’était donc un conflit complexe entre Empires et États, et non un choc des civilisations.
Le nationalisme hindou du Premier ministre indien Narendra Modi promeut lui aussi l’idée d’un Empire moghol étranger qui aurait envahi l’Inde et régné sur les Hindous. Mais les bureaucrates hindous ont joué un rôle essentiel dans l’Empire moghol de l’Inde, et les empereurs moghols étaient simplement des bâtisseurs d’empire, et non les fanatiques d’une quelconque domination théocratique islamique sur d’autres communautés religieuses.
Le terme de « monde musulman » est apparu dans les années 1870. Ce sont les missionnaires européens et les officiers coloniaux qui l’ont introduit dans les discours pour désigner, dans une vision racialiste, les populations situées entre l’est asiatique et l’Afrique.
Il existe également des musulmans qui considèrent l’Empire moghol en Inde comme un exemple de domination musulmane sur les hindous. Il est essentiel de saisir que la propagande anti-musulmane de facture occidentale et les récits panislamiques de l’histoire se ressemblent. Ils s’appuient tous deux sur un découpage civilisationnel de l’histoire et sur la division géopolitique du monde en entités historiques distinctes telles que l’Afrique noire, le monde musulman, l’Asie et l’Occident.
L’amnésie historique de l’utopie islamiste
Le panislamisme contemporain idéalise également un passé mythique. Selon les panislamistes, la oumma, ou communauté musulmane mondiale, est née à une époque où les musulmans n’étaient pas humiliés par les Empires « blancs » racistes ou par l’agression des puissances occidentales. Le projet des panislamistes est de « redonner vie à la oumma ». Pourtant, la notion d’un âge d’or fondé sur l’unité politique et la solidarité musulmanes repose largement sur une amnésie du passé impérial. Les sociétés musulmanes n’étaient jamais politiquement unies et il n’y a jamais eu de sociétés musulmanes homogènes en Eurasie. Aucun des empires dirigés par la dynastie musulmane ne visait à soumettre les non-musulmans à leur croyance. Comme les monarchies ottomane, perse ou égyptienne de la fin du XIXe siècle, ces empires étaient multiethniques, employant des milliers de bureaucrates non musulmans. Les populations musulmanes n’ont tout simplement jamais invoqué la moindre solidarité mondiale musulmane avant la fin du XIXe siècle, en réaction à la colonisation européenne.
Le terme de « monde musulman » est apparu dans les années 1870. Ce sont les missionnaires européens et les officiers coloniaux qui l’ont introduit dans les discours pour désigner, dans une vision racialiste, les populations situées entre l’est asiatique et l’Afrique. Ils l’utilisaient également pour exprimer leur crainte d’une possible révolte musulmane, même si les sujets musulmans de l’Empire britannique n’étaient ni plus ni moins rebelles à l’Empire que les sujets hindous ou bouddhistes. Après la grande rébellion indienne de 1857, lorsque les hindous et les musulmans se sont soulevés contre les Britanniques, certains officiers coloniaux ont accusé les musulmans d’être à l’origine de ce soulèvement. William Wilson Hunter, un officier britannique, s’est demandé si les musulmans indiens pouvaient être fidèles à un monarque chrétien dans son ouvrage publié en 1871 et qui a exercé une grande influence. En réalité, les musulmans n’étaient pas très différents des hindous en termes de loyauté et de critique de l’empire britannique. Signalons que des représentants de l’élite musulmane indienne, tel que le réformiste Syed Ahmad Khan, ont publié des écrits réfutant les thèses de William Hunter. Mais ce faisant, ils ont également validé ses propres termes du débat, dans lesquels les musulmans constituaient une catégorie distincte des Indiens.
Cemil Aydin
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