La forge (cyclopes modernes). Adolf Friedrich Erdmann von MENZEL (1815 – 1905)
Seconde partie du texte de Yamin Makri consacré à la notion de Lumière. Dans ce second volet, le président de l’Union française des consommateurs musulmans examine la notion de progrès et la manière dont celle-ci a enfermé l’humanité contemporaine dans un cycle privé de finalités.
« Jusqu’alors, l’histoire avait été marquée par la vision antique d’un temps cyclique et articulé sur la Révélation : L’ordre fixe de la perfection divine. Les savants des lumières font naître l’idée que l’augmentation des savoirs constitue une progression, un progrès dans un temps linéaire. C’est l’ordre changeant de la perfectibilité.
Quelle définition de l’Homme ?
À cette question, il existait en effet avant les Lumières trois réponses disponibles.
La vision traditionnelle : L’Homme est soumis à un passé mythique. L’homme se définit par son appartenance à une lignée, qu’elle soit clan, tribu ou nation. Pris en ce sens, l’homme est d’abord et avant tout un « fils de » ; c’est la filiation ou une identité nationale qui résume son identité.
Les grandes cosmologies antiques : L’Homme est prisonnier de son ordre cosmique qui attribuent à l’homme une place définie dans l’univers, limitrophe de l’animalité et de la divinité : animal supérieur, rationnel et politique, l’homme peut aussi, dit Aristote, « se rendre immortel autant qu’il est possible » et espérer par sa sagesse accéder à une quasi-divinité.
La définition théologique. L’Homme est dépendant d’un au-delà divin. C’est une créature de Dieu : c’est le divin qui est le tenant et l’aboutissant de l’humain.
Lumières : de l’essence de l’Homme à la définition de l’universel
La caractéristique commune de ces trois réponses est que l’homme doit chercher ailleurs qu’en lui-même ce qui le définit. Les Lumières voudraient dégager une définition « interne » de l’homme. L’homme apparaît alors comme le point de départ de la démarche et comme le centre des préoccupations. Trois voies ont été envisagées par les Lumières :
L’essence de l’homme réside dans sa nature : L’homme est sa nature, c’est-à-dire son corps. C’est la position matérialiste et empiriste, qu’exprimera Hume (1739) dans son Traité de la nature humaine.
L’essence de l’homme réside dans son histoire ou sa culture : L’homme est son histoire ou sa culture.
C’est la philosophie romantique où l’homme n’est authentiquement homme que par, dans et à travers son appartenance culturelle : c’est cela qui le distingue de l’animalité.
L’homme est ainsi identifié à une communauté nationale ou culturelle. L’homme n’existe pas par sa seule naturalité (matérialisme) cela reviendrait à le rabaisser au niveau des bêtes.
Et arracher l’Homme à sa communauté culturelle (les philosophies de la liberté) c’est anéantir son humanité réelle et concrète, au profit d’une humanité idéale, abstraite et donc fictive. C’est préférer l’homme idéalisé à l’homme réel.
L’essence de l’homme réside dans sa capacité d’arrachement à la nature et à l’histoire ➞ l’homme est un être de « surnature » qui dépasse ses seuls aspects naturels, culturels ou historiques (philosophies de la liberté). C’est la position de l’humanisme abstrait.
Ces définitions de l’humanité vont donner lieu à trois versions de l’universel :
L’universel empirique : Telle est la première idée d’universel produite par les Lumières : il existe un universel de fait qui relève du constat que tous les hommes, en dépit de leurs différences, ont une constitution similaire.
L’universel ne serait donc qu’un effet de cette similitude. David Hume, Montesquieu, Diderot.
Des mots comme « humanisme », « émancipation », « progrès », « raison », « libre volonté », sont tombées en discrédit suite à l’évolution des idées des Lumières. L’exigence d’autonomie permettait de soustraire la connaissance à la tutelle de la morale ; oui mais c’est maintenant la connaissance qui prétend dicter les valeurs d’une société. Un tel scientisme sera utilisé par les régimes totalitaires pour légitimer leur violence.
L’universel abstrait : La simple similitude physique ne peut constituer un universel. Pour Rousseau, l’homme n’est pas seulement un animal spécifique (par exemple, rationnel), mais il se distingue du règne animal par sa liberté, l’homme est la seule créature à pouvoir « se perfectionner », écrit Rousseau.
Ce qui ne veut pas dire qu’il le fasse. Mais que ce soit pour le pire ou pour le meilleur, l’homme a vocation à se « transcender », c’est-à-dire à sortir de soi et à s’ouvrir à autrui.
L’universel singulier : Comment l’universel vient à l’esprit ? Rousseau entreprend à son tour une généalogie de l’idée d’universel, mais elle prend chez lui la forme inédite d’une réflexion éducative : comment l’enfant, naturellement égocentrique, borné à « l’amour de soi », va-t-il s’ouvrir progressivement à autrui et accéder à l’idée d’humanité ?
La réponse de Rousseau décrit le parcours éducatif comme un arrachement à soi qui pourtant construit le moi :
Enfance : C’est d’abord cette sympathie naturelle pour la souffrance d’autrui, qui fait d’abord sortir l’enfant de lui-même.
Adolescence : Ce sera l’âge de l’entrée dans le monde de la culture, de la recherche de la vérité jusqu’à la quête de Dieu. Le goût pour les idées générales, l’aspiration à changer le monde : l’adolescence est, par excellence, l’âge de l’universel abstrait.
Adulte : La vérité ne suffit pas, dit en substance Rousseau, il faut être authentique. Car la sincérité ou authenticité n’a rien à voir avec le simple culte du moi. Kant nous dit qu’il faut d’abord« Penser par soi-même » : « Aie le courage de te servir de ton entendement, telle est la devise des lumières » dira Kant. Mais cette condition nécessaire, n’est pas suffisante. S’arrêter là serait une critique sans contenu.
« Penser en se mettant à la place de tout autre ». Il s’agit de « s’élever au-dessus des conditions subjectives et particulières » et réfléchir sur son propre jugement d’un point de vue universel. Cette seconde étape, que Kant nomme la « pensée élargie », correspond exactement à l’universel abstrait, puisqu’il faut faire ici abstraction de son opinion première pour entendre les arguments d’autrui. S’arrêter là ne serait qu’émettre de beaux principes sans conséquence.
« Toujours penser en accord avec soi-même » ; elle est la synthèse des deux premières, la plus difficile à réaliser ; il s’agit de la « pensée conséquente ». Seule la troisième étape permet d’espérer un contenu susceptible de faire sens commun en renouant avec la vie réelle. L’objectif est la sagesse.
Les Lumières : slogans et limites
La domination des « Lumières » aujourd’hui :
La connaissance de l’univers progresse librement, sans se soucier d’interdits idéologiques.
Les individus ne craignent plus l’autorité de la tradition et gèrent eux-mêmes leur espace privé.
La liberté d’expression est reconnue comme un principe universel.
L’égalité devant la loi est la règle dans toute démocratie authentique.
L’État moderne est le modèle qui garantit à la fois la souveraineté populaire et le respect des droits individuels.
Les droits de l’homme sont considérés comme un idéal commun.
Se soucier de son bien-être individuel est un choix de vie qui ne choque personne.
Ultime victoire : La critique de l’ordre existant se fait généralement au nom de l’esprit des Lumières.
Mais des promesses non tenues :
Des mots comme « humanisme », « émancipation », « progrès », « raison », « libre volonté », sont tombées en discrédit suite à l’évolution des idées des Lumières.
L’exigence d’autonomie permettait de soustraire la connaissance à la tutelle de la morale ; oui mais c’est maintenant la connaissance qui prétend dicter les valeurs d’une société.
Un tel scientisme sera utilisé par les régimes totalitaires pour légitimer leur violence : sous prétexte de lois de l’histoire, on n’hésitera pas à exterminer les membres d’une classe sociale ; sous prétexte de lois de la biologie démontrant l’infériorité de certaines « races », les nazis, colonialistes et esclavagistes multiplieront les massacres.
Les mirages de l’individualisme des Lumières
Dans les États démocratiques, on demande aux experts d’orienter les choix politiques, comme si les valeurs d’une société pouvaient découler automatiquement de la connaissance.
L’argument rationnel est toujours préférable à l’argument d’autorité mais l’idée que le règne de la raison produit nécessairement le bien commun est indéfendable : « La raison peut se mettre au service de n’importe quelle volonté » et les malfaiteurs sont souvent tout sauf irrationnels.
Des droits de l’homme à la raison d’État : Le principe d’universalité et d’une humanité unique sont malmenés lorsque les intérêts marchands priment.
L’inondation de la planète par des marchandises identiques trahit l’idée d’une universalité humaine pour le bien pour en faire une uniformité marchande pour l’argent.
Rendre le savoir accessible ; oui mais la croissance vertigineuse des moyens de stockage et de transmission de l’information a révélé un danger nouveau : « trop d’information tue l’information ».
Cultiver l’esprit critique ; oui mais si la critique s’inscrit dans un « jeu » démocratique dans une attitude de dérision généralisée, la totale liberté d’expression n’est plus qu’un spectacle médiatisé qui ne conduit à aucun résultat : « trop de critique tue la critique. »
L’autonomie de l’individu oui mais elle se transforme en autosuffisance. Or l’individu n’existe pas en lui-même. Son humanité même est faite des interactions avec les autres personnes autour de lui. À force de proclamer cette autosuffisance, on atomise la société et ses membres, sans ambition collective, sont condamnés à l’angoisse de la solitude. On confond alors démocratie avec démagogie et l’autonomie individuelle, censée être expression de la volonté, devient aliénation.
De la finalité humaine à l’absence de finalité : L’esprit des Lumières c’est lorsque la finalité humaine s’est mise à la place de la finalité divine. Dans l’ordre marchand, la finalité humaine n’est plus.
Ce qui est cultivé c’est la croissance pour la croissance, le mouvement pour le mouvement, la force pour la force, la pouvoir pour le pouvoir et l’argent pour l’argent.
Notre temps aujourd’hui est bien celui de l’oubli des fins et de la sacralisation des moyens. De l’être au paraître.
Des droits de l’homme à la raison d’État : Le principe d’universalité et d’une humanité unique sont malmenés lorsque les intérêts marchands priment.
L’inondation de la planète par des marchandises identiques trahit l’idée d’une universalité humaine pour le bien pour en faire une uniformité marchande pour l’argent.
Pour une rationalité plus raisonnable
Une volonté de puissance définalisée : Il faut dépasser la raison instrumentale qui ne réfléchit qu’aux moyens, et revenir à celle qui fixe les fins.
La volonté doit cesser de ne viser que des fins extérieures à soi pour se réduire à la « volonté de puissance et de domination » sur l’autre (son prochain ou le monde en général).
La puissance pour la puissance où la technique et le « progrès » sont devenus un processus automatique et définalisé, un processus que, finalement, nous ne maitrisons plus.
Retrouver la volonté autonome s’est d’abord savoir l’exercer contre soi-même et pour soi-même afin de revenir à notre essence.
L’impérialisme des Lumières : On exprime une vision manichéenne d’un monde où s’affrontent le « combat des lumières » face aux ténèbres.
La coexistence hostile de la lumière et des ténèbres est à la fois spatiale et temporelle, géographique et historique : Condorcet parle de « la classe entière des hommes éclairés », débarrassés des préjugés qui accablent « les classes moins éclairées ».
Condorcet reste certain que l’Europe ira répandre les lumières en Afrique et en Amérique. On se souvient de la déclaration malheureuse de Jack Lang, le 10 mai 1981, au soir de la victoire de François Mitterrand : « Les Français sortent des ténèbres pour entrer dans la Lumière », qui ne faisait pourtant qu’illustrer une longue tradition.
Ainsi l’image de la lumière a changé de valeur en passant du singulier au pluriel : elle a changé d’orientation aussi la lumière n’est plus effusion verticale, descente du Ciel sur la terre, mais diffusion horizontale, transmission d’un homme à d’autres hommes, d’un pays à d’autres pays.
Réinventer les Lumières ?
Scientisme, technocratie, dérision généralisée, égoïsme, absence de finalité, règne du paraître sont les traits communs de nos sociétés modernes basées sur les valeurs des Lumières :
Pour les promoteurs des Lumières, c’est un dévoiement et une perversion du programme des Lumières. Il faut donc repartir de ces mêmes valeurs pour les combattre.
Pour les opposants, ce sont ses conséquences inéluctables. Il faut donc déconstruire et repartir d’un autre paradigme et d’une autre cosmologie.
Il ne s’agit pas de faire un choix entre un retour à un ordre traditionnel révolu et la soumission à l’ordre existant qui met aujourd’hui en question l’existence même de notre humanité. Il s’agit aller vers autre chose à partir des valeurs qui nous fondent. »
Yamin Makri
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