Spécialiste du Moyen-Orient et de l’islam politique, professeur de sciences politiques à l’Université Palacky en République tchèque, Gökhan Bacik nous livre ses réflexions sur la possibilité d’une réforme de la vision actuellement dominante de l’islam dans le monde musulman.
Diverses pratiques troublantes d’acteurs islamiques dans différents pays musulmans ont créé une réaction notable à la religiosité, voire à la religion elle-même. Le déisme est en augmentation ; les gens s’intéressent de plus en plus aux idées réformistes sur l’islam. Observant les voix sociales et intellectuelles exigeant un renouveau islamique, beaucoup sont devenus optimistes quant à la possibilité d’une telle perspective. Mais est-il réaliste d’attendre un renouveau de la tradition islamique ?
Avant toute chose, un point doit être clarifié. Ce que nous avons observé comme un échec des acteurs islamiques dans plusieurs pays, sous la forme de la corruption ou de l’autoritarisme, n’est rien d’autre que le reflet concret de la recette islamique qu’ils suivent.
Ces acteurs islamiques méritent une critique sévère de leurs échecs. Dans un cadre plus large, ces problèmes sont le reflet naturel de la théorie islamique, métaphoriquement le logiciel islamique, que ces acteurs ont mis en pratique.
Par conséquent, au-delà des responsabilités personnelles des acteurs islamiques, ce qui compte le plus, c’est l’ensemble des problèmes causés par l’interprétation dominante de l’Islam. Ainsi, on peut facilement faire valoir que peu importe quels acteurs islamiques règnent, la même vision religieuse est susceptible d’entraîner les mêmes problèmes.
L’alliance historique entre l’Etat et la religion
Que nous lisions un simple livre canonique dans une mosquée, ou que nous écoutions un leader d’un mouvement islamique, nous rencontrerons sûrement cette même lecture de l’islam qui a ses origines au XIIe siècle.
Il s’agit d’une vision où la philosophie et la raison autonome ne sont plus des agents légitimes dans l’interprétation de la religion. Pire, cette orthodoxie est en étroite collaboration avec l’État. Al Ghazali (1051-1111), l’érudit clé dont les idées ont principalement façonné la vision de l’islam et qui a également joué un rôle influent dans la renonciation à la philosophie dans la tradition islamique, a écrit dans un de ses livres que l’Etat et la religion sont des frères jumeaux.
L’idée de définir l’Etat et la religion comme jumeaux est également répétée dans le Siyasatname de Nizam al-Mulk. Depuis, ce modèle s’est transformé en un modèle de sociétés musulmanes où le clergé islamique est placé sous le patronage et le contrôle de l’État.
En poursuivant cette même tradition, le clergé islamique contemporain travaille toujours pour l’Etat et la religion. Ainsi, le principal mécanisme qui façonne la compréhension de la religion par l’imam est l’alliance entre l’Etat et l’Islam.
Reflétant les caractéristiques typiques de cette vision dominante, la mosquée moderne poursuit pratiquement sa mission en fonction de l’alliance historique entre l’État et la religion. Pratiquement, par conséquent, la mosquée est un espace où l’État parle à travers un discours religieux.
Dans une perspective plus large, les dialogues dans la mosquée ne sont pas seulement entre les musulmans et Dieu, mais aussi entre les musulmans et l’Etat.
Le passage de la morale personnelle au droit étatique
En raison de sa configuration déterminée par un système hautement hiérarchique, le phénomène le plus indésirable pour cette orthodoxie est l’espace autonome. En conséquence, le monde musulman est devenu une zone géographique difficile pour les artistes, les commerçants, les scientifiques et les journalistes dont la survie professionnelle dépend de l’autonomie.
Pendant ce temps, le clergé islamique – qui désormais rend compte simultanément à la religion et à l’État – a réussi à transformer l’islam en religion de droit plutôt qu’en morale. Reflétant sa double identité, le clergé islamique s’est approprié plusieurs zones d’action privilégiées telles que le corps de la femme. En écrivant et en parlant pendant des siècles sur ces sujets, plutôt que par exemple sur des élites d’état corrompues ou autoritaires, le clergé musulman a transformé l’Islam en un récit parfait d’anti-individualisme et de soumission.
En conséquence, aujourd’hui, tout livre canonique ordinaire qui est suggéré aux musulmans pour les besoins cultuels du quotidien est davantage susceptible de l’orienter sur le corps des femmes que sur les crimes troublants commis par des agents de l’Etat.
Tant que les sociétés musulmanes continueront à fonctionner selon des régimes hiérarchiques où il n’y a pas de tolérance aux modèles sociaux et politiques alternatifs permettant des espaces autonomes, l’interprétation dominante de l’Islam continuera à refléter les caractéristiques de ces paradigmes hiérarchiques
Cependant, un point doit être soigneusement souligné ici : l’orthodoxie n’a jamais été un choix intellectuel. Il a été le reflet naturel des dynamiques sociales, politiques et économiques qui ont souvent prévalu dans le monde musulman.
Logiquement, tant que les communautés musulmanes continuent à être organisées dans les mêmes formes sociales, politiques et économiques, il n’y a aucune chance de contester cette vision dominante de l’islam.
Par conséquent, s’attendre singulièrement à un renouveau dans la tradition islamique, en réaction aux nombreux échecs des acteurs islamiques, n’est pas réaliste.
Pas de réforme religieuse sans réforme de l’Etat
Il faut se rappeler ici que, de temps en temps, de tels espoirs soulevés par les acteurs réformistes ont précipité le monde musulman dans un élan d’enthousiasme. Un élan vite disparu et sans effet significatif sur la lecture orthodoxe dominante.
Par exemple, Hasan al-Attar (1766-1835), un réformiste égyptien, a exprimé de nombreuses idées de renouveau sur l’islam qui pourraient nous surprendre, même deux siècles plus tard. Néanmoins, son impact s’est évanoui et la même vision dominante a régné une fois de plus sans aucune tolérance de toute autre approche rivale.
Le cas d’al-Attar, comme beaucoup d’autres réformistes, démontre que l’espoir d’un renouveau dans la tradition islamique par une simple intervention intellectuelle est un vœu pieux.
Steven Ozment, dans des conférences à l’Université de Harvard sur la Réforme chrétienne à la fin des années 1970, a souligné que la capacité des méthodes intellectuelles à renouveler une tradition religieuse est limitée. En conséquence, ce qui a changé l’attitude des gens envers la religion en Occident était surtout leur fatigue avec cette religion, et non l’intervention intellectuelle des réformistes.
Autrement dit, les sociétés occidentales – après les changements révolutionnaires dans la politique et la société – passèrent par la sécularisation plutôt que par le renouvellement du christianisme.
En conséquence, tant que les sociétés musulmanes continueront à fonctionner selon des régimes hiérarchiques où il n’y a pas de tolérance aux modèles sociaux et politiques alternatifs permettant des espaces autonomes, l’interprétation dominante de l’Islam continuera à refléter les caractéristiques de ces paradigmes hiérarchiques.
Gökhan Bacik
A lire également :
–« Réforme de la société », l’imam Khomeyni
–« Réformer l´islam ? – une introduction aux débats contemporains », Abdou Filay-Ansari