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Ghaleb Bencheikh : les relations tumultueuses entre Islam et Occident

Ghaleib Bencheikh
Ghaleib Bencheikh.

Ghaleb Bencheikh est président de la Conférence mondiale des religions pour la paix, docteur en sciences et animateur de l’émission Cultures d’islam sur France Culture. Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages et essais sur l’islam parmi lesquels « Le Coran : une synthèse d’introduction et de référence pour éclairer le contexte, les épisodes, les valeurs et l’actualité du texte » (éd. Eyrolles, 2015) ». Dans un article exclusif que publie Mizane.info, Ghaleb Bencheikh évoque les relations tumultueuses entre Islam et Occident tout en s’efforçant de déconstruire les idées reçues sur ce sujet. 

Les relations entre l’Islam et l’Occident constituent l’une des problématiques les plus aigües, posées avec insistance de nos jours et à travers l’histoire. Entre opposition et conflit, cette question est soulevée le plus souvent sans que l’on se donne la possibilité d’analyser ces relations – pour le moins compliquées et passionnelles. Elles oscillent entre fascination et rejet d’un côté et entre intérêt teinté de peur et engouement mâtiné d’admiration de l’autre.

Simplement, cet antagonisme paraît tout de même fort discutable pour ne pas dire foncièrement impropre à maints titres. Aussi serait-il judicieux de mieux cerner cette problématique en commençant par comprendre déjà ce qu’on entend par Islam et par Occident. Il y va de l’intelligibilité de leurs signifiants dès lors que le premier est devenu un mot-valise et le second, réduit à l’Europe de l’Ouest et l’Amérique du Nord, propose des contours encore indéterminés.

Islam et civilisation : de quoi parle-t-on ?

En effet, on ne sait plus à quoi renvoie le vocable islam qui génère beaucoup de fantasmes. Sa seule évocation, anxiogène pour nombre d’Occidentaux, couvre toute une gamme depuis les logorrhées dégénérées d’al Qaeda passant par la figure désormais mythologisée de Ben Laden ou par la monstruosité dénommée Daesh, allant crescendo jusqu’à la mystique et le soufisme intériorisés dans les cœurs, sans parler de la civilisation impériale à l’architecture palatiale sous-tendue par le fait islamique ou de l’humanisme d’expression arabe en contexte islamique.

Un humanisme complètement oblitéré, effacé des mémoires, occulté, totalement oublié, ignoré, insoupçonné. À ce sujet, une difficulté supplémentaire vient se greffer sur celle déjà mentionnée relative aux différents signifiants du terme « islam », il s’agit de l’orthographe même du mot. La graphie n’est, évidemment, pas soulevée dans les discussions orales, mais, en revanche, elle se pose avec acuité dès lors qu’on passe à l’écrit. S’agit-il d’écrire le mot islam avec « I » majuscule ou avec une initiale minuscule ?

Les éditeurs ont tranché par convention pour une typographie simple : le « i » minuscule renvoie à l’édifice religieux avec ses strates cultuelles, rituelles et spirituelles, ce serait l’équivalent du christianisme, mais alors pourquoi pas à ce niveau parler tout simplement de l’islamisme comme on dit judaïsme ou bouddhisme ? Nous savons que ce fut le cas à la fin du XIXe siècle, avant que le suffixe « isme » ne vînt étouffer la racine « islam ». Puis, le « I » majuscule est réservé à l’aire géographique habitée par les peuples ayant embrassé l’islam comme religion. C’est l’ensemble civilisationnel avec ses différentes cultures projetées sur la tapisserie des siècles. Ce serait là aussi, mutatis mutandis, l’équivalent de la chrétienté.

Les imprécisions du concept d’Occident

D’un autre côté, l’Occident, est un concept. D’abord, et de nos jours, c’est une idée géopolitique qui a pour fondement une civilisation commune, elle-même propagatrice de la civilisation gréco-romaine. Évoquer l’Occident implique de facto un positionnement par rapport à tout ce qui n’est pas, bien entendu, occidental.

Cette approche se voudrait discriminante, au sens premier du terme. Parce que de ce point de vue, l’emploi du terme Occident ne s’oppose pas uniquement à Orient, mais à l’Afrique, au monde arabe, à la Russie et ses États satellites voire à l’Amérique du Sud. Et pourtant, on ne sait pas comment qualifier Chypre comme État membre de l’Union européenne ?

Les Chypriotes forment-ils une nation occidentale ou sont-ils un peuple oriental ? Les choses se compliquent davantage avec Singapour et la Nouvelle-Zélande. Cette dernière, bien qu’elle se trouve aux antipodes, fait partie avec l’Australie de l’Occident ! Et, franchement, où croit-on se trouver lorsqu’on se promène dans les mauls et sous les tours de Dubaï ou de Doha ?

Après les prédictions qui nous annonçaient la fin des démocraties, la fin de l’histoire et même la fin des certitudes, la conjoncture internationale a mis en exergue deux polarités dont l’antagonisme violent explique et prolonge le désordre. On aurait d’un côté l’Occident et de l’autre l’Islam ! Et à aucun moment on ne s’est interrogé sur le statut des citoyens occidentaux de confession islamique !

Ces considérations étayent davantage la notion géostratégique et le présupposé politique dans la définition de l’Occident. Cette définition participe d’une vision européocentriste de l’histoire et de la géographie. En réalité, la première représentation politique d’Occident apparaît au dernier quart du troisième siècle de l’ère commune – en 285 – avec la division de l’Empire romain. Cette scission aboutit à l’Empire romain d’Occident autour de Rome avec l’alphabet latin comme base d’écriture, et l’Empire romain d’Orient autour de Constantinople utilisant l’alphabet grec.

Le faux conflit entre islam et occident

Islam

À vrai dire, l’Occident se définirait depuis quelques décennies, pour ne pas dire depuis des siècles, et notamment après la défunte Union soviétique et l’écroulement du bloc de l’Est, en opposition à l’Islam. Et c’est cette opposition qui est foncièrement impropre. D’abord sur le plan géographique – et nous l’avons vu – à titre d’exemples, le Surinam et le Maroc ne sont pas un orient pour l’Autriche !

Les deux premiers États sont membres de l’OCI, l’organisation de la coopération islamique ; le second est de plain-pied en Occident. Ensuite, du point de vue historique, il se trouve que depuis 711, date à laquelle Tarik franchit le détroit des colonnes d’Hercule – qui depuis lors portera son nom – jusqu’à la découverte du nouveau monde en 1492, lorsqu’on allait en Occident c’était en terre d’Islam qu’on se rendait surtout. On allait dans un Occident « absolu » puisqu’on n’était pas convaincu de la rotondité de la Terre.

Bien qu’une unité militaire occidentale sous le commandement du maire du palais Martel soit rétablie, ce qui lui a permis de remporter l’escarmouche de nuit qui eut lieu entre ses troupes et celles d’Abderrahmane aux environs de Poitiers en 732, on voyageait pour visiter le califat d’Occident.

Quid des citoyens occidentaux de confession musulmane ?

Les Turkmènes, les Tatars, les Slaves, les Perses, les Indiens et les Chinois aimaient à se rendre à Cordoue, à Saragosse, à Tolède, à Séville, à Grenade ou à Fès et à Marrakech, ils ne préféraient pas aller à Paris ou à Londres dont les faubourgs et le bassin alentour étaient boueux. C’est dans ce contexte –il est vrai – que, paradoxalement, plus au Nord et plus à l’Est, Charlemagne a pris le titre d’empereur d’Occident en l’an 800.

Longtemps après, l’aire civilisationnelle euro-méditerranéenne a été sur une longue ère ensemencée sur le plan spirituel par le monothéisme abrahamique d’expression gréco-arabe. D’ailleurs avec un trait d’union entre judéo et islamique beaucoup plus prégnant sur le plan culturel que le trait d’union entre judéo et chrétien.

Enfin, c’est le concept même de l’opposition qui est problématique. La théorie du clash est insidieuse parce qu’elle cherche à accréditer aux yeux des opinions publiques l’inéluctable affrontement – entre les Occidentaux et les musulmans –  alors qu’elle tente d’élever au rang de civilisation certaines excroissances malignes.

Ce ne sont que des tumeurs méta-sociales qui tendent à s’aggraver en entrant en conflit, en ces temps de mondialisation néolibérale et de globalisation économique homogénéisant tous les échanges. Ces « maladies » n’engagent ni d’un côté ni de l’autre unanimement, indistinctement, intégralement l’ensemble des membres des deux partis. Il n’est donc de choc que celui des intolérances.

En réalité, la ligne de fracture passe entre ceux qui promeuvent la dignité humaine et ceux qui méprisent la vie sous quelque latitude que ce soit. De tout temps, le critérium discriminant dans les rapports entre les êtres distingue l’ouverture et la sollicitude de l’intolérance et du rejet.

Une percussion produite surtout par le télescopage des impérities d’analyse. De nos jours, après les prédictions qui nous annonçaient la fin des démocraties, la fin de l’histoire et même la fin des certitudes, la conjoncture internationale a mis en exergue deux polarités dont l’antagonisme violent explique et prolonge le désordre. On aurait d’un côté l’Occident et de l’autre l’Islam ! Et à aucun moment on ne s’est interrogé sur le statut des citoyens occidentaux de confession islamique !

La vraie ligne de fracture ? Ceux qui respectent la vie et ceux qui la bafouent

C’est que l’essentialisme réducteur que la grande théorie de Huntington sous-tend, par-delà l’effet d’annonce facile et attracteur, confine à la naïveté obtuse, ou à la mauvaise foi manifeste, en ce sens que les civilisations et les cultures englobent des mosaïques humaines vivantes, complexes, composites, mutantes et ne sont pas des blocs homogènes monolithiques institutionnalisés avec des pensées univoques. Elles n’incarnent pas des agents historiques condensés et cohérents. Elles ne constituent pas, non plus, des entités compactes avec des politiques étrangères officielles et des diplomaties contractant alliances.

Islam

Patchworks des peuples en constante évolution, les civilisations n’ont aucune structure pyramidale ni la moindre organisation centralisée. Bien au contraire, pour maintes raisons objectives, et d’autres subjectives, relevant de la recherche de la part de bien-fondé et de mystère que recèle l’autre, avec tout ce que cela comporte comme attitude ambivalente face à l’altérité, les couples antithétiques « fascination/aversion » et « attrait/hostilité » s’exercent simultanément et naturellement dans chaque camp, pour les uns et pour les autres.

Et, même s’il advenait qu’on assistât dans les périodes de crispation et de tension à des replis de type communautaire et à une exacerbation des particularismes irrédentistes, ils s’opéraient le plus souvent au sein des grandes nébuleuses culturelles à l’intérieur d’une même constellation civilisationnelle.

Généralement, les heurts les plus emportés sont ceux qui opposent les voisins les plus proches. En réalité, la ligne de fracture passe entre ceux qui promeuvent la dignité humaine et ceux qui méprisent la vie sous quelque latitude que ce soit. De tout temps, le critérium discriminant dans les rapports entre les êtres distingue l’ouverture et la sollicitude de l’intolérance et du rejet.

Le dépassement de tous les dogmatismes comme nouvel horizon

Et à ce titre, force est de constater que les valeurs d’autonomie du sujet, du primat de l’État de droit avec une législation positive, le respect des libertés fondamentales, la laïcité comprise comme désintrication de la politique d’avec la religion et l’égalité foncière des êtres sont en théorie et dans les faits beaucoup plus respectés et mis en œuvre en « Occident » qu’en terre d’islam.

Il incombe alors aux sociétés musulmanes – sous l’impulsion de ses intellectuels – de rejoindre le cours de la civilisation humaine en rattrapant la séquence « moment Descartes/moment Freud » qu’elles ont totalement ratée, puis de l’ingérer en la critiquant afin de la dépasser.

Elles proposeront un humanisme mâtiné de spiritualité qui assume tous les héritages des peuples, notamment de ceux qui ahanent sous des servitudes renouvelées et de ceux qui se trouvent sur les routes à la recherche d’un refuge suite aux guerres et aux désastres abattus justement dans la plupart des cas par l’Occident. À ce dernier d’être fidèle à ses principes. Le Tocqueville de l’Amérique n’est pas le Tocqueville de l’Algérie, rappelons-le avec humilité.

Aux sociétés musulmanes de s’affranchir des dictatures et de l’autocratie par une révolution d’abord intellectuelle puis sociale et politique. Elles y parviendront avec une refondation de la pensée théologique, en substituant la raison critique autonome à la raison religieuse dévote afin d’en finir avec la pensée magique, l’argument d’autorité et les représentations superstitieuses.

Tout cela pour dégeler les glaciations idéologiques, libérer l’esprit de sa prison et sortir des clôtures dogmatiques, toutes les clôtures, y compris celle de la « modernité » qui prévaut en Occident.

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