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Jamel El Hamri est le fondateur et l’actuel président de l’Académie française de la pensée islamique (AFPI). Diplômé en islamologie à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes de Paris (EPHE), doctorant en histoire de l’islam contemporain à l’Université de Strasbourg, il est également l’auteur de l’ouvrage « Malek Bennabi : une vie au service d’une pensée » (Editions Albouraq). A l’approche du second colloque de l’AFPI qui se tiendra samedi 23 septembre et qui réfléchira sur le thème suivant « Islam(s) de France : un culte, des cultures, une société », Mizane Info l’a rencontré pour un entretien exclusif en deux parties. L’occasion de faire un premier bilan du travail de cette jeune institution qu’est l’AFPI mais aussi de dresser plus largement un tableau de la pensée islamique française contemporaine, ses difficultés, ses apports et les nombreux défis qui l’attendent.
Mizane Info : A l’approche du second colloque organisé par l’Académie française de la pensée islamique, quel bilan aviez-vous tiré de la première rencontre il y a un an ? Vos objectifs avaient-ils été atteints ?
Jamel El Hamri : Les objectifs ont été atteints en partie. C’était un premier exercice qui a été réussi. Pour beaucoup, c’était une première. Nous expérimentions cet espace pour la première fois. Néanmoins, nous sommes restés sur notre faim. Les intellectuels peuvent aller plus loin. Il y a peut-être des peurs, des craintes, des difficultés à approfondir certains sujets. Des difficultés également à écrire en français. On peut être un bon conférencier et ne pas être à l’aise à l’écrit. De manière générale, les intellectuels musulmans sont davantage à l’aise à l’oral et moins avec l’abstraction écrite.
Ce constat que vous faîtes a des conséquences sur le processus même de production, de formalisation et de structuration d’une pensée théorique qui passe nécessairement par l’écrit…
On a parfois l’impression que la pensée islamique française est dans un entre-deux ni totalement théorique, ni totalement pratique. Sur le plan de l’abstraction, on a très peu d’ouvrages doctrinaux. Il y a une certaine forme d’indigence sur ce plan là. Et en même temps, ce n’est pas encore une pensée qui va réfléchir sur les problèmes concrets des musulmans et leur apporter des solutions pratiques. Notre objectif est de sortir de cette double ornière, de cet entre-deux frustrant en encourageant chaque protagoniste à aller jusqu’au bout de sa logique théorique ou pratique, en assumant sa spécificité. Il nous faut une émulation positive qui nous permette de sortir des systèmes de starification et des combats de coq où les musulmans se positionnent en tant que supporters !
Comment expliquez-vous ce déficit de pensée théorique ces vingt dernières années alors que la France a la communauté musulmane européenne la plus importante numériquement, que son ancrage est en train de prendre une consistance historique avec le développement d’une conscience historique, et que l’on voit émerger une nouvelle génération de chercheurs, d’universitaires et d’intellectuels musulmans ?
Il y a de manière générale une crise de la pensée en France et en ce sens les musulmans sont des Français comme les autres. Dans notre pays, on est passé de Bourdieu et Foucault à Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Michel Onfray ou Eric Zemmour. Il y a un nivellement par le bas. Les intellectuels sont devenus progressivement des idéologues médiatiques. C’est le même processus pour l’islam de France. Soit on considère que cet islam a commencé à penser avec Tariq Ramadan, Tareq Oubrou, Ghaleb Bencheikh ou Rachid Benzine, soit on se dit que cela a commencé plus tôt avec Arkoun, voire bien avant avec Malek Bennabi et Mohamed Hamidullah.
Une pensée islamique ne peut pas mettre de côté la transcendance, ni sombrer dans une pensée magique
Aujourd’hui, il y a là-aussi un nivellement par le bas. C’est l’époque, l’espace, le temps qui veulent cela. Il y a tout à reconstruire. C’est l’un des objectifs de l’AFPI que de reconstruire cet espace intellectuel musulman avec de nouvelles règles plus en phase avec les envies de chacun, peut-être avec plus d’horizontalité et d’humilité.
Pour vous, la pensée se produirait aujourd’hui davantage collectivement et dans une interaction horizontale que dans un parcours théorique individuel, un chemin de pensée qui engagerait un Homme confronté avec sa propre destinée et son temps et qui se produirait dans le silence de l’anonymat ?
Complètement. L’horizontalité ne dissout pas la verticalité et n’enlève rien de l’effort que chaque savant doit réaliser. Il faut être capable d’articuler la dimension horizontale avec la dimension verticale davantage personnelle, une dimension faite de tensions, et où le rapport spirituel au Divin est extrêmement fort et intime. Mais en se rapprochant de Dieu ce travail peut aussi nous éloigner des Hommes en général, des autres intellectuels en particulier, ce qui est dommage car cela mène au cloisonnement de la pensée. Il faut garder le bon côté du travail solitaire mais en interaction avec ses contemporains, avec des élèves, mais aussi avec le passé. Beaucoup d’intellectuels musulmans considèrent que c’est l’an 0, que tout a commencé avec eux. Il faudrait en vérité assumer cet héritage historique des différentes pensées islamiques dans le monde musulman mais également en Europe. Trois objectifs peuvent être relevés simultanément : 1) renouer avec le passé 2) renouer avec des problématiques contemporaines 3) préparer l’avenir en s’ouvrant à d’autres approches cognitives. Il y a des personnes qui fonctionnent davantage avec la raison ou l’intuition. Il n’y a pas de séparation à faire à ce niveau. C’est également à nous musulmans de redéfinir ce qu’est une pensée islamique. Est-ce uniquement la raison ? Une consœur de la pensée occidentale ? Ou autre chose ? Est-ce uniquement de la recherche scientifique qui met de côté l’approche transcendante ? Ou une pensée confessante qui s’applique à une rigueur scientifique ? Il y a une tradition de rigueur scientifique dans le patrimoine musulman. As-Suyuti disait qu’il fallait maîtriser 70 disciplines scientifiques pour commencer à faire de l’exégèse. En même temps, il y a des acquis, le monde a avancé. Une pensée islamique ne peut pas mettre de côté la transcendance, mais elle ne peut pas non plus sombrer dans une pensée magique ou mythifiante hors sol qui ne s’appliquerait pas une rigueur scientifique.
Ce que vous évoquez là est le cœur du problème auquel se heurtent les musulmans de notre temps. Comment articuler une pensée authentiquement islamique qui soit fidèle à ses sources et à ses racines religieuses et une pensée contemporaine marquée par l’extension du domaine des sciences humaines elles-mêmes déterminées par la modernité en crise et sa philosophie agnostique qui rejette toute approche métaphysique et considèrent que les questions de Dieu, de l’âme et de tout contenu spirituel ne peuvent être connues ou appréhendées scientifiquement ?
C’est déjà une question qui se posait à Malek Bennabi et aux courants modernes et réformistes au milieu du XXème siècle. Il y a une attitude intellectuelle qui me pose problème. Il faudrait avoir une critique par rapport au patrimoine et à l’idéologie de certains avis juridiques qui peuvent être circonstanciés comme la manière dont peut être comprise aujourd’hui la notion de djihad élaborée à l’époque des Croisades. On le voit à l’époque des Turcs qui fonderont ensuite l’Empire ottoman et qui n’avaient pas la légitimité religieuse des Arabes. Ils vont à un moment donné mobiliser la notion du djihad en lui donnant un contenu qu’elle n’avait pas à ses origines, à l’époque du Prophète. Il y a donc une critique à faire vis à vis des réformistes qui n’ont pas assez déconstruit sur ce terrain.
Il faut retrouver la confiance qui permettra d’édifier les personnalités et d’obtenir un rapport sain et mature avec les sources
Ensuite, il y a l’attitude d’imitation aveugle et stérile des modernistes vis à vis des sciences. De la même manière que les réformistes ont essayé d’imiter l’efficacité de certains savants classiques, les modernistes essaient d’imiter l’efficacité de certaines sciences comme l’approche historico-critique développée vis à vis de la Bible judaïque qui a fait ses preuves. Il y aurait également une critique à mener car on prend pour argent comptant des méthodologies sans aucun filtre. Ces deux courants (réformistes musulmans et modernistes) partagent le même paradigme de l’imitation. Les premiers rejettent avec virulence l’approche des seconds en leur disant qu’il faut déjà connaître le patrimoine avant de se lancer dans l’ijtihad. Les second prônent, eux, la table rase du passé pour entrer de plein pied dans la modernité.
Peut-on sortir de ce dualisme du taqlid (imitation aveugle, ndlr) réformiste versus un taqlid moderniste ?
Oui, si l’on comprend que sur le plan épistémologique la méthodologie des sciences islamiques et celle des sciences humaines n’ont pas été élaborées dans la même civilisation et que ces deux sciences se sont rencontrés dans un contexte de confrontation. Je suis surpris de constater que les modernistes ne soulèvent jamais la question du contexte dans lequel les sciences humaines ont été élaborées ici en Europe. On sait que ce contexte est lié à la révolution industrielle et aux besoins d’une société qui avait déjà mis de côté Dieu. Les fondements épistémologiques des sciences humaines ne sont jamais remis en cause. Il y a eu également le choc colonial, on en fait fi. De l’autre côté, on a un courant réformiste qui va de Tariq Ramadan à l’International institute of the islamic think (IIIT) qui propose de même sur le même plan sciences islamiques du Texte et sciences contemporaines du contexte alors que ce n’est pas pertinent sur le plan épistémologique. Ces deux tendances se jettent l’anathème et cela ne fait pas avancer la pensée islamique. Par exemple, est-ce que le fiqh (droit et jurisprudence musulmane, ndlr) est une science religieuse ou une science humaine parmi tant d’autres ? Est-ce que les travaux d’Ibn Khaldun ne sont pas précurseurs de ce que seraient des sciences humaines qui réfléchissent sur ce qu’est une religion ? Le fiqh est une réflexion rationnelle sur une religion considérée comme sacrée par tous ses adeptes. Il y a là déjà une forme de sécularisation dans le savoir musulman. Est-elle assumée ? Je ne le pense pas. A-t-elle une continuité ? Malheureusement non.
La solution ne passe-t-elle pas par une redéfinition de ce qu’est la science, redéfinition qui intégrerait la Weltanschauung islamique et l’articulerait à une méthodologie contemporaine qui soit cohérente avec cette vision religieuse, une méthodologie innovante, redéfinie ou élaborée de toutes pièces pour dépasser cette confrontation stérile et ce clivage d’une option contre une autre ?
Précisément, à l’AFPI, on essaie de faire en sorte que les différentes lectures de l’islam puissent discuter pour ne plus être dans la culture de l’anathème et comprendre qu’il peut y avoir d’autres approches. Être dans cette éthique du désaccord (adab al ikhtilaf) et du pluralisme, organiser cet espace de débat intellectuel pour envisager ensemble des perspectives est notre mission. En ce sens, nous nous inscrivons dans la continuité de ce qu’était l’Institut international de la pensée islamique à Saint-Denis et de son travail. Seul le temps nous dira s’il y a des choses à faire ou pas. A titre personnel, je pense qu’il faut revenir à des questions philosophiques plus simples comme celle du modus vivendi du citoyen de confession musulmane. Quel notre apport au sein de la révolution numérique ? Quelle est notre place dans le monde ? Sommes-nous en train de végéter quelque part entre al dounia (l’ici-bas) et al akhira (l’au-delà) ? Quel est notre rapport au monde, à nous-mêmes et aux autres ? Ces questions sont un préalable.
Nous sommes encore minés par le syndrome du califat andalou et de son émiettement
Les musulmans partagent avec leurs compatriotes tout un ensemble de difficultés et de problématiques communes d’ordre psychologique, psychanalytique, une absence de sens dans leur vie. Il faut ouvrir la réflexion, ouvrir des voies sur ces sujets avec les musulmans, retrouver la confiance qui permettra d’édifier les personnalités et d’obtenir un rapport sain, serein et mature avec les sources. La restauration du sens nous permettra d’obtenir un rapport beaucoup plus fécond et intéressant à la connaissance même si je ne sous-estime pas les difficultés. En effet, les intellectuels musulmans ont besoin d’être rassurés. Il y a des peurs, de la défiance mais aussi de la dureté de la part de la communauté musulmane ou alors du soutien mais qui ne vous permet pas de vous sublimer. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’une coquetterie intellectuelle ou de l’émergence d’égos que peuvent s’offrir d’autres communautés beaucoup mieux organisées et qui jouent le jeu du respect de certaines règles implicites. Nous n’avons par exemple toujours pas de salon du livre musulman. Nous n’avons pas non plus avancé sur la question des imams alors que nous avons des instituts islamiques sur la formation des imams depuis 25 ans avec l’institut Al Ghazali, l’IESH-Château-Chinon, l’IIIT auparavant ou le Cersi. Nous sommes encore minés par l’atomisme et le syndrome du califat andalou et de son émiettement où chacun se complaît et se gargarise d’avoir son petit émirat. Quand on les rencontre individuellement, les acteurs musulmans veulent, le cœur sur la main, faire des choses mais cela reste sans lendemain. Il nous faut rétablir une éthique du débat dans nos réflexions et le respect d’une certaine déontologie dans nos actions pour chaque fonction qu’elle soit religieuse, intellectuelle, médiatique ou éditoriale.
Propos recueillis par Fouad Bahri
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