Karim Ifrak, invité sur le plateau de l’émission « Islam » sur France 2.
Karim Ifrak est docteur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, islamologue, chercheur au CNRS et codicologue spécialisé dans le Codex du Coran. Il vient de publier un ouvrage consacré à la réforme, intitulé « La réforme en islam, quelques clés de lectures » aux éditions Albouraq. Mizane.info l’a questionné sur ce sujet qui fait couler beaucoup d’encre en France. Interview.
La question de la réforme en islam devient récurrente en France. Que faut-il, selon vous, réformer précisément ?
Mon ouvrage n’est pas une proposition de réforme, bien au contraire. J’essaie d’expliquer au grand public que la question de la réforme est quelque chose de complexe qui n’est pas du ressort du premier venu ou du grand public. Si vous vous obstinez à vouloir réformer une partie de l’islam, quel espace géographique, historique et disciplinaire cette réforme va-t-elle concerner ? Dans une partie du monde musulman, la question de l’héritage fait par exemple débat aujourd’hui. Si demain, vous arrivez avec une réforme, vous toucherez au mieux une partie du monde musulman, et en son sein, une petite partie seulement du public. Pour comprendre cette complexité, il faut avoir un certain recul par rapport au monde musulman, son histoire, sa culture, sa hiérarchie intellectuelle, ses autorités de pouvoir, etc.
A quelles conditions un projet de réforme peut-il être entrepris aujourd’hui ?
Il y a une autorité savante et une autorité politique (dans le monde musulman, ndlr). L’une ne marche pas sans l’autre. Si demain, une autorité savante se réclame d’une quelconque réforme, elle devra être suivie par une autorité politique. Les cercles savants réfléchissent au contenu de la réforme mais c’est le politique qui la met en place. Les différents acteurs historiques qui se sont réclamés de la réforme comme Al Afghani, ‘Abduh ou Kawakibi ont opéré une réflexion sur la réforme et non une quelconque démarche de projet réformiste appuyée par le pouvoir politique. Leur réforme concernait exclusivement la question de la méthode et non les questions inhérentes à la shari’a par exemple. Leur combat concernait les méthodes de transmission du savoir. Ils jugeaient les méthodes de leur temps archaïques et estimaient qu’il fallait revoir tout cela.
A propos des musulmans européens qui vivent sur un continent qui a globalement et sous des modalités diverses séparé religion et politique, ces conditions pour un réformisme appliqué diffèrent nécessairement. Certains ont parlé, outre la nécessaire maîtrise des sciences religieuses classiques (sciences de la religion, fondement du droit, grammaire arabe, exégèse coranique, sciences du hadith, etc), d’associer les connaissances profanes et les sciences exactes à la réflexion et à l’émission d’avis religieux et plus généralement à la théorisation dans ce domaine. Cela excède la portée d’un seul individu. La réforme se situerait donc à une échelle institutionnelle…
Exactement. Un individu ne représente que lui-même. On ne peut pas être réformateur en restant seul, ce n’est pas possible.
En France, la question de l’institutionnalisation de l’islam est en crise. L’échec du Conseil français du culte musulman et l’illégitimité religieuse de la Fondation de l’islam de France qui ne travaille essentiellement que sur le culturel, n’ont pas permis de trouver une solution à cette impasse. Est-ce à dire que l’agenda d’une réforme islamique en France n’est pas d’actualité dès lors qu’une réforme est étroitement dépendante d’une institution religieuse ? Dans ces conditions, la réforme se pose-t-elle aux musulmans européens ?
Bien évidemment. Réfléchir à une réforme de l’islam dans un espace musulman était une question qui ne se posait pas au commencement. Elle s’est imposé au fur et à mesure des aléas de l’Histoire. La communauté musulmane française est l’une des plus importantes en Europe. Cette présence va mener à la mise en place d’une réforme de l’islam en France, j’en suis convaincu. Maintenant, en l’absence d’une institution religieuse qui soit légitime, non pas socialement, politiquement ou culturellement mais bien théologiquement, une institution qui réfléchisse et soit intimement liée à la réforme et qui touche les questions vraiment religieuses, la question de la réforme restera vacante et n’avancera pas.
Quels sujets vous semblent prioritaires quant à une réforme ?
Si on analyse d’un peu plus près l’espace islamique en France, on se rend compte qu’il est tiraillé par des questions qui touchent à la religion, à la jurisprudence, à la théologie. Mais du fait d’une absence institutionnelle, tout un chacun défend sans légitimité ses propres revendications et cela n’aboutit à rien. Tant qu’une telle institution religieuse légitime sur le plan théologique et juridique ne verra pas le jour, plusieurs questions comme le halal, le foulard ou les carrés musulmans qui sont des questions juridiques en islam, resteront en suspens et ne seront jamais traitées.
Etant donné la diversité des courants, des tendances, des sensibilités et des profils sociologiques des musulmans en France, l’émergence d’une telle institution est-elle envisageable ?
Les musulmans voient l’institution islamique sur le modèle des pays musulmans, ce qui est une erreur car dans ces pays, les institutions appartiennent à des populations majoritaires. Ce n’est pas le cas en France. L’islam en France est pluriel. Lorsqu’on parle d’une institution théologique légitime en France, cela signifie qu’elle doit être plurielle. Les sunnites doivent avoir la leur, les chiites également, etc. On ne peut pas être exclusif. Cette institution doit comporter des spécialistes du sunnisme selon chaque courant ou école, et pas seulement sur du malikisme ou du hanafisme. Une telle institution doit être ouverte.
La majorité des musulmans confondent la question de la réforme avec celle de l’innovation et de la manipulation de la religion. Cela n’a rien à voir
Certains vont jusqu’à parler de la nécessité d’une nouvelle école juridique (madhab) en Europe…
Une nouvelle école ne se met pas en place comme cela, en claquant des doigts. La jurisprudence comparée permet déjà de puiser une grande matière. Il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs.
Beaucoup de musulmans considèrent que les appels à une réforme sont une tentative d’imposer la modernité à l’islam sur le modèle de Vatican II pour les catholiques. Comprenez-vous cette opinion ou vous semble-t-elle illégitime ?
Cette opinion est illégitime. La majorité des musulmans confondent la question de la réforme avec celle de l’innovation et de la manipulation de la religion. Cela n’a rien à voir. Il y a des voix qui se sont élevées et qui s’élèveront toujours pour dire que la religion musulmane est caduque, arriérée, passéiste, qu’il lui faut une nouvelle fraîcheur, que la prière n’est pas indispensable, que le jeûne n’est pas bon pour la santé et ainsi de suite pour les questions juridiques essentielles ou celles relevant du dogme. Nous ne sommes pas d’accord avec ces voix. Il y a une énorme confusion entre la réflexion sur la réforme et la mise en pratique de ces visées-là.
Les partisans de la réforme se revendiquent souvent de l’aura d’un Afghani ou d’un Mohamed ‘Abduh. Pourtant, la tradition réformiste a échoué historiquement. Pour quelles raisons ?
Il faut replacer cette tradition réformiste dans son contexte. La réforme portée par elle ne portait exclusivement que sur la réforme des cercles du savoir. Il s’agissait de moderniser les méthodes savantes pour les libérer de leur archaïsme. Tel était l’appel d’Al Afghani et de ‘Abduh. Leur projet de réforme s’est heurté à l’oligarchie savante. Les cercles du savoir sont très puissants. Dans ces conditions, le fait que deux hommes s’élèvent contre ces cercles, en dépit du fait qu’ils avaient le soutien de la Sublime Porte (l’Empire ottoman, ndlr) qui était moribonde à ce moment, n’était pas suffisant car les traditionnistes avaient parfaitement conscience qu’ils allaient perdre des acquis. Les réformistes ont donc perdu cette bataille.
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