Le 15 mars 2004 était votée la loi contre le port de signes religieux ostensibles à l’école visant à interdire le voile. 20 ans après, la France est toujours engagée dans une croisade antireligieuse contre l’islam. Mizane.info republie une analyse de mai 2018 consacrée à cette évolution vers un laïcisme d’état.
Tchador, voile, foulard, jilbeb, niqab, burqa : les termes pour désigner toutes les formes de vêtements féminins portés pour des raisons religieuses, culturelles ou sociales dans le monde musulman ne manquent pas. Depuis que le sujet s’est invité sur la place publique et surtout médiatique en France, cette terminologie fournie a été immédiatement importée. La France de l’après Trente Glorieuses croyait que ses immigrés n’étaient que de passage : elle découvre progressivement qu’ils se sont installés et qu’ils ont eu des enfants, nés français, de surcroît, par la grâce du droit du sol et du regroupement familial. De nouveaux Français, ethniquement issus des ex-colonies françaises nord-africaine et subsaharienne, de Turquie ou du Pakistan, très majoritairement scolarisés et socialisés dans les grands centres urbains et dont la présence allait changer le cours de l’histoire française réelle. Cette nouvelle présence et le phénomène de la dé-sécularisation consécutif à la réappropriation de l’islam par les jeunes de la seconde et troisième génération ont concomitamment posé avec une acuité croissante la double question politique que l’on croyait disparu dans les archives de la Saint Barthélémy et les décombres de la Seconde guerre mondiale : celle de la race et de la religion.
Le triptyque emblématique d’une scénarisation hystérique
L’histoire officielle, quant à elle, retiendra l’année 1989 et la ville de Creil comme la première manifestation médiatique, publique et politique de la problématisation du voile islamique en France. Deux jeunes filles issues de l’immigration turque, deux collégiennes en feront les frais, inaugurant la séquence historique des polémiques récurrentes qui ne s’est toujours pas refermée. Quatorze ans plus tard, en 2003, deux autres sœurs, d’Aubervilliers cette fois-ci, seront sous la tourmente médiatique. Deux filles issues du couple français d’une kabyle catholique mariée à un juif athée. Les sœurs Lévy marquent une autre étape de la montée en puissance politico-médiatique du voile comme topos de l’être français à l’avènement du troisième millénaire. De 2002 à 2004, la commission Stasi avait été mandatée par le président Jacques Chirac pour auditionner des acteurs de la société civile afin de « réfléchir » sur « l’opportunité » de voter une loi pour résoudre « l’épineux problème » du voile pour la société française. La commission fera la part belle, dans ses conclusions, aux acteurs hostiles pour des raisons idéologiques ou politiques à toute forme de visibilité religieuse. Cette commission ad hoc aura donc servi de prétexte pour accompagner, deux années durant, la préparation d’un texte de loi voté le 15 mars 2004, interdisant le port du voile à l’école publique, au cours de ce qui fut historiquement la période de médiatisation la plus agressive et la plus longue autour de ce sujet, présentée systématiquement comme signe politique de séparation publique et comme marque de l’infamie supposée célébrant une infériorité de la femme sur l’homme.
La politisation du voile comme stratégie d’exclusion
Jusqu’à présent les mêmes arguments fallacieux, qui ne sont jamais revendiqués comme tels par les principales intéressées, sont irrémédiablement associés au port du voile. Le plus important n’est pas ce que signifie cette pratique religieuse du point de vue religieux ou du point de vue subjectif des femmes, étant acté le fait que les motivations sont plurielles, et que la prétendue motivation politique et séparatiste n’y figure pas.
L’islam passe du statut de religion étrangère à religion française. Ce passage ne s’est pas fait et ne se fera pas sans douleur. D’une certaine manière, cette scénarisation convulsive de trente années autour du voile a bien accéléré la banalisation de l’islam à travers l’une de ses manifestations les plus visibles
Le plus important pour les élites françaises engagées dans ce combat faussement républicain, au nom de considération laïcistes ou identitaro-nationalistes, est que leur vision s’impose coûte que coûte, quitte à déformer la réalité aux forceps par la puissance du mantra médiatique et de sa propagande idéologique. En ce sens, si le voile n’est pas un signe politique (au mieux une question juridique), il est devenu incontestablement un sujet politique par la volonté affichée de ces thuriféraires que nous mentionnions, tous attachés à une obsession vestimentaire frisant le purisme et à leur exigence d’une homogénéité sociale et « républicaine » unique dans tout le monde occidental. La dernière étape symbolique en date étant l’affaire Maryam Pougetoux, cette jeune française responsable de la section du syndicat étudiant UNEF à l’université Paris IV. Etudiante en section lettres et métiers de l’édition à l’université Paris-IV, arrière-petite-fille de résistant, la jeune syndicaliste, « élevée dans une famille musulmane qui compte des catholiques (…) entamera bientôt sa troisième année de licence » et « aspire un jour à travailler pour une ONG », selon 20 Minutes.
Son apparition très rapide sur la chaîne d’info de M6 à l’occasion des mobilisations étudiantes n’est pas passée inaperçue. Aussitôt, les mêmes réseaux parisiens ultra-médiatisés se réactivent inlassablement, jouant indéfiniment le même couplet. Deux ministres – Gérard Colomb (Intérieur), Marlène Schiappa (Droit des femmes) – crucifient publiquement Maryam. Charlie Hebdo l’humilie par sa « Une ». La boucle n’est toujours pas bouclée.
L’islam, de religion étrangère à religion française
Pourtant, un petit coup d’œil historique nous montrerait que des changements de fonds se sont bien réalisés, et que la rhétorique de l’éternel retour du voile ne fait que masquer des évolutions majeures. De 1989 à 2018, nous sommes passés de jeunes filles issus de primo-arrivants turcs, à des jeunes femmes lycéennes métisses, jusqu’à une universitaire et représentante syndicale au nom « très gaulois » et issue d’une famille multiconfessionnelle. Incontestablement, des transformations se sont produites. Cet abrégé paradigmatique que nous avons évoqué nous permet effectivement de voir à travers ces profils sociologiques et anthropologiques une photographie de l’histoire courte de l’intégration de l’islam en France. L’islam passe du statut de religion étrangère à religion française. Ce passage ne s’est pas fait et ne se fera pas sans douleur. D’une certaine manière, cette scénarisation convulsive de trente années autour du voile a bien accéléré la banalisation de l’islam à travers l’une de ses manifestations les plus visibles.
Cette scénarisation problématisant le voile de manière implacable et l’associant avec des adjectifs tout à fait « élogieux » – intégriste, fondamentaliste, islamiste, etc – a servi de catharsis à une opinion publique, certes orientée par des acteurs idéologiques, mais qui néanmoins, pour des raisons anthropologiques assez facile à comprendre (crise de l’universalisme français et de l’identité nationale post-coloniale, anticléricalisme issu de la Révolution, vieux fond catholique hostile) ne pouvait qu’entretenir une certaine méfiance, voire une franche hostilité au changement de millénaire, d’histoire, de sociologie urbaine et religieuse, bref à l’écriture d’une nouvelle page de son histoire, que l’islam parmi d’autres facteurs ont contribué à incarner. Un refoulement de cette tension et de ce rejet de l’islam n’aurait fait que produire des phénomènes de violences sociales et de retour du refoulé bien plus problématiques à moyen et long terme. L’hypothèse d’un tel scénario est d’ailleurs toujours possible.
La remise en cause d’un ordre « païen »
Ajoutons également que les femmes portant un voile sur la place publique viennent bousculer, à leurs corps défendant, un ordre philosophico-économique vacillant. Dans un régime républicain marqué par son agnosticisme et/ou athéisme d’Etat et son polythéisme des valeurs, le voile repose la question de Dieu dans l’espace public et cette question est révolutionnaire. A bien des égards, cette dialectique à flux tendu est une reconduite symbolique de l’histoire des relations entre République et monothéisme, comme le précédent de Rome avec les chrétiens en témoigne. La portée révolutionnaire du message monothéiste du Christ et des valeurs morales et sociales qu’il fondait ne pouvant que susciter la réprobation de la République romaine par la remise en cause de ses croyances païennes et de la valeur de son ordre fondé sur la force de son épée et la domination de son droit.
Le passage de la notion de combat politique contre le voile exprimé en 2002 par un François Baroin, arguant qu’une contradiction entre liberté religieuse (droits de l’homme) et laïcité nécessitait de prendre parti pour la laïcité contre les droits de l’Homme, à celui de guerre culturelle contre l’islamisme dont le voile serait le cheval de Troie, guerre de type gramscienne, invoquée en 2016 par l’éminence grise de Macron, Hakim al Karoui, ce passage marque très bien les étapes et les enjeux de cette transformation permanente dictée par les impératifs d’une guerre politique totale, au moins dans l’esprit de ses partisans
Le contexte d’une République minée par le nihilisme destructeur de la post-modernité et de son acide axiologique (relatif aux valeurs, ndlr) et doxologique (relatif à la croyance, ndlr) explique également la nature de l’aversion d’élites converties à d’autres rites de type également païen (profane), sous diverses formes (franc-maçonnerie, dogmatisme laïc, éloge inconditionnel de l’hédonisme libertaire post-soixante-huitard, etc). Enfin, et ce n’est pas le moindre de ses « dangers », le voile bat en brèche la décadence morale de la figure féminine surinvestie par le capitalisme le plus débridé et réifiant qu’on puisse concevoir et de ses normes de disponibilité corporelle diffusées à saturation par les canaux multiples de la société de consommation. La femme voilée devient dans ce contexte, et toutes proportions gardées, une pierre d’achoppement et un contre-pouvoir spirituel arborant librement son visage et faisant face, malgré tous les obstacles dressés sur son passage, à la marche régulière et suprématiste du totalitarisme marchand.
L’échec cuisant de l’interdiction du voile en France
A la lumière de ces nombreux éléments, nous pouvons dire que la permanence du phénomène de la pratique du voile, malgré l’acculturation et l’intégration républicaine, malgré la diffusion d’un éthos libertaire par la génération 68, et surtout malgré l’acharnement politico-juridico-médiatique porté contre lui, signe la défaite magistrale de ces acteurs idéologiques mentionnés précédemment. Cette défaite était inévitable. Pour quelles raisons ? Pour des raisons sémantiques pour commencer. Le voile est une pratique religieuse et non une pratique politique. Ce trouble de la perception française sur le voile est une pathologie qui remonte à la Révolution iranienne qui, visiblement, a constitué un autre point de fixation de la conscience nationale sur l’islam, comme la toute aussi fausse attribution de l’invention de l’islamophobie à des mollahs iraniens l’atteste. Mal définir les choses c’est contribuer à son propre désordre mental, dirions-nous pour paraphraser Camus.
Ensuite, cet acharnement est entré en opposition avec un corpus juridique national de respect des libertés, de dispositions théoriques égalitaires mais aussi d’une tradition juridique de compromis laïc sur la religion. Chaque offensive pour interdire le voile (hijab à l’école, niqab dans l’espace public) ayant débouché sur un grand écart terminologique ou sur le recours à des justificatifs détournés (neutralité religieuse de l’école, qui ne relève que du ressort des représentants de l’Etat et non de ses usagers pour la loi de 2004 ; identification civile et raisons sécuritaires pour l’interdiction du niqab, quoi qu’on puisse penser de cette pratique marginale). Le passage de la notion de combat politique contre le voile exprimé en 2002 dans un rapport publique par un François Baroin, député et ancien ministre, arguant qu’une contradiction entre liberté religieuse (droits de l’homme) et laïcité nécessitait de prendre parti pour la laïcité contre les droits de l’Homme, à celui de guerre culturelle contre l’islamisme dont le voile serait le cheval de Troie, guerre de type gramscienne, invoquée en 2016 par l’éminence grise de Macron, Hakim al Karoui, ce passage marque très bien les étapes et les enjeux de cette transformation permanente dictée par les impératifs d’une guerre politique totale, au moins dans l’esprit de ses partisans.
Autre raison de cet échec : mener une campagne médiatique de dénigrement national et d’ostracisation à l’encontre du voile pour en provoquer le rejet systématique auprès des Français nécessite des moyens, des investissements matériels, psychologiques, politiques. Autant de ressources qu’il faut remobiliser à chaque nouvelle génération. La génération Pougetoux était trop jeune pour être endoctrinée par la séquence 2002-2004.
Ce dispositif est ruineux et finit par son usage excessif par s’user et par épuiser ses effets. Enfin, la filiation typologique que nous avons évoqué de Creil à Paris, marque bien le fait que l’insertion sociale des femmes françaises de confession musulmane et voilée ne s’est jamais interrompu. Bien au contraire. Nous constatons une progression symbolique continue dans le passage de jeunes collégiennes (Creil), à des lycéennes (Aubervilliers) jusqu’à la figure d’une universitaire et représentante syndicale (Maryam Pougetoux). La polémique autour du foulard de Mennel Ibtissem (propos à resituer dans son contexte de 2018) pourrait être ajoutée à cette énumération, marquant l’insertion cette fois-ci du foulard dans le milieu artistique français.
Par ces débats, ces fausses polémiques et ces attaques permanentes contre le voile, l’opinion publique française acte donc le nouveau visage de la France du IIIe millénaire, une France dont la seconde religion est l’islam, et peut-être même demain la première religion. Il s’agit bien d’envisager la portée de ce changement civilisationnel qui appelle à une réflexion profonde sur le rapport à la Nation qui puisse assurer la transition d’une Nation actuellement perçue comme projet politique portés par ses citoyens à une Nation envisagée comme héritage pour les générations actuelles (déjà) mais plus encore pour les futures générations.
Fouad Bahri
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