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La modernité, de l’émergence du sujet à la rupture cosmique

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Chercheur en sociologie et en anthropologie, Rachid Achachi nous livre une analyse exigeante et complexe du processus qui a mené à une rupture de l’Homme avec le Cosmos. Un texte extrait d’un dossier consacré à l’analyse critique de la Modernité par la revue en ligne Ribat al Hikma, que nous reproduisons avec leur aimable autorisation.

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Rachid Achachi.

Si l’on s’inscrit dans la perspective d’un « diachronisme exclusif : لاتزامنية إقصائية», la modernité (الحداثة) est ce qui vient après la Tradition (la pré-modernité), ce qui la remplace.

Elle est pour reprendre le concept hégélien du « Aufhebung » un « dépassement : تجاوز» de la tradition, semblable au papillon s’évadant de son cocon pour s’envoler libre de toute entrave dans les airs.

Dans ce paradigme (نموذج فكري), le « passé » n’a eu pour rôle que de mener jusqu’à nous, les modernes, dès lors que la modernité se présente comme la« destinée manifeste » (المصير الواضح أو القدر المتجلي) du monde dans une démarche exclusive et conquérante.

Cela ne se fait donc pas sans violence. La modernité s’étant autoproclamée « Lumières : الأنوار », elle s’est définie dans un élan et une ambition prométhéenne comme étant ce qui libère des « ténèbres : الظلمات » en dissipant les nuages de irrationalité[1].

L’objectivation de la Nature

Des ténèbres de la foi, de la tyrannie, des appartenances collectives (corporations, guildes, clans, …), … Elle s’est par conséquent assignée et donnée pour mission dans une perspective téléologique (مقاربة غائِيَّة) de les déconstruire, en vue d’enfanter un sujet individuel et auto-référentiel.

Un sujet sémantiquement et symboliquement autiste (منغلق على نفسه), se définissant en partant de lui-même et qui serait la mesure de toute chose.

Cette perspective ouvre ainsi la voie à travers un désenchantement du monde, à une marchandisation intégrale du vivant, de l’inerte et du symbolique, ne tolérant aucun sanctuaire, ni refuge, pas même le corps où loge le sujet, puisque la modernité finira par établir un lien marchand de possession entre le sujet et son propre corps : « mon corps m’appartient ! ».

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René Descartes.

Le « Je » carthésien est par conséquent un indicateur de subjectivité radical (ذاتية مطلقة) qui ne se réfère ontologiquement à rien qui lui soit extérieur sinon à une « raison universelle : عقل أو مَنْطِق كَوْنِي» qui logerait ou résiderait en lui, et qui n’a besoin d’aucun lieu ni même d’aucun corps pour être, comme l’affirme Descartes :

« … je connu de là que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps »[3].

Une subjectivité radicale qui n’est cependant pas pleinement assumée. Car la modernité n’entend pas proposer « UNE » vérité parmi d’autres, mais « LA » vérité, celle de la « Raison ».

L’ontogénèse (النشأة) du sujet moderne avec Descartes enclenche ainsi un processus graduel d’objectification de la nature (تشييء الطبيعة) dont il (le sujet) se veut maître et possesseur :

« …et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. » Descartes [4].

Cette perspective ouvre ainsi la voie à travers un désenchantement du monde (Entzauberung)( فك السحر عن العالم) à une marchandisation intégrale du vivant, de l’inerte et du symbolique, ne tolérant aucun sanctuaire (حَرَم) ni refuge (ملجأ), pas même le corps où loge le sujet, puisque la modernité finira par établir un lien marchand de possession entre le sujet et son propre corps : « mon corps m’appartient ! ».

La nature étant rejetée hors de soi, devient littéralement un « Objet : شيء», du latin « Objectum » et qui désigne « ce qui est placé devant », « ce qui est extérieur à nous ».

La nature jadis sacrée et appréhendée comme un tout, devient ainsi sécable, mesurable et quantifiable, elle devient un « objet » de domination technique et marchande au service du « Sujet », du « Je ». La nature s’autonomise sémantiquement de l’humain, du sujet.

Le point de vue mésologique : la modernité comme « décosmie »

Qu’est ce que la mésologie ?

Inconnue du grand publique, la « mésologie » pourrait être définie de manière succincte comme étant une remise en cause des fondements du paradigme occidental moderne classique, à travers une lecture phénoménologique du sens et de notre rapport à l’environnement.

Et en cela elle est une science des milieux.

Elle s’appuie entre autre sur les travaux de Jacob Von Uxküll, l’un des pères fondateurs de l’éthologie, ainsi que sur les travaux de l’école philosophique de Kyoto. Dans le monde francophone, le principal représentant de cette démarche méthodologique est Augustin Berque.

La modernité en tant que décosmie 

Le concept d’acosmie[5] (اللاكونية) en tant que conséquence de la dé-cosmisation (خلع صفة الكونية عن الوجود) provoquée par la modernité, désigne littéralement « un manque de cosmicité ». Une cosmicité qu’il s’agit avant tout de définir comme étant le point de départ de toute analyse mésologique.

« Cosmicité » vient du mot grec « Kosmos : κόσμος », et qui possède trois sens fondamentaux (c’est une triplicité sémantique) :
Le monde comme ordre de l’univers.

Le bon ordre (social, politique,…). Nous retrouvons ainsi dans la pensée stoïcienne de l’antiquité romaine l’idée de l’empereur Kosmokrator (ordonnateur du monde des hommes).

A lire également : Qu’est-ce que la modernité ? 

De même, dans la Crète antique, le juge était qualifié de « Kosmos », celui qui met de l’ordre par la justice.
Enfin l’ordre esthétique du corps, notamment la parure féminine (d’où le terme « cosmétique »), c.-à-d. ce qui est adéquat au Kosmos.

Ainsi, l’ordre individuel (cosmétique) est en harmonie et adéquat à l’ordre des hommes et de la communauté, qui lui-même est fondé sur l’ordre cosmique en tant que référentiel et lieu d’ancrage des valeurs.

La « cité » est fondée à l’image du ciel. Le latin « Mundus » reprend la même triplicité sémantique que « Kosmos ».

De la pluralité des mondes

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Jacob von Uexkull.

Du concept de « Kosmos » procède également le concept de « cosmologie : علم الكون » et de « cosmogonie : نشأة الكون », qui pour l’anthropologue désigne l’ensemble articulé des raisons d’être du monde et qui est relatif à chaque culture. Pour les cultures et les civilisations révolues, ou contemporaines mais archaïques, ce concept renvoi à la mythologie (علم الأساطير).

Un relativisme cosmologique que met en évidence Jacob Von Uxküll, pour qui chaque espèce vivante (humaine comprise) a son propre monde (Umwelt : عالم) et qui est irréductible au donné environnemental brut (Umgebung : بيئة، محيط). Bien que vivant sur la même terre, le monde de l’humain n’est pas le monde de l’abeille ou de la tique.

Nos mondes peuvent se croiser à certains points, mais nous n’avons pas les mêmes affects dont le spectre diffère d’une espèce à une autre, et ne réagissons pas aux mêmes stimuli extérieurs.

L’homme qui n’est pas ancré dans le divin n’est pas en état de résister, par la seule vertu de son opinion personnelle, à la puissance physique et morale qui émane du monde extérieur. Pour s’affirmer en face de ce dernier, l’homme a besoin de l’évidence de son expérience intérieure, de son vécu transcendant, qui seuls peuvent lui épargner l’inévitable glissement dans la masse collective. Jung

Du point de vue de l’Homme, l’environnement brut est le substrat (الأرضية) à partir duquel, un monde surgit au travers d’une assomption (cosmophanie) (ارتقاء، صعود) que l’on ne manquera pas de définir plus tard dans notre développement.

Ainsi, chaque culture a sa propre cosmologie et par conséquent sa propre cosmogonie, avec cependant plusieurs points en commun, plusieurs constantes.

Dans cette cosmicité traditionnelle, notre « être » n’est pas réductible au contour de notre corps individuel qu’il ne s’agit cependant pas de nier, mais de le percevoir comme un pôle biologique, comme une moitié.

Outre cette « moitié individuelle », qui est notre pôle biologique (corps animal), il existe une « seconde moitié » que la mésologie qualifie de « corps médial » qui est notre « milieu : بيئتنا » en tant que système « éco-techno-symbolique ».

La rupture entre faits et valeurs

Historiquement, certaines fonctions du « corps animal individuel » ont été progressivement extériorisées/externalisées et déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant ainsi un « corps social : الجسد الإجتماعي » dont l’effet en retour a été l’hominisation du corps animal (أنسنة الجسد الحيواني) (sortie de la condition animal et entrer dans la condition humaine).

Il y a eu simultanément, et réciproquement, anthropisation (transformation humaine) du milieu par la technique, humanisation du milieu par le symbole (la question du sens), et hominisation du corps animal (socialisation et culturalisation) du fait du déploiement de ce corps médial éco techno-symbolique[6].

Cette cosmicité traditionnelle s’est perdue dans le monde moderne au travers d’une série de ruptures ontologiques (قطائع وجودية) dont on a esquissé les contours précédemment.

La raison fondamentale de cette « perte de cosmicité », de cette « dé-cosmisation », est la séparation opérée par la science moderne entre « faits » et « valeurs », autrement dit entre le « descriptif » du « prescriptif ».

Il en résulte que le « Kosmos » devient « Univers ». Un univers dont l’ordre est étranger aux valeurs humaines. Un univers neutre moralement[7] et autonome ontologiquement[8] (autrement dit : son être et son existence, ne sont pas tributaires de l’homme ni de son existence). La cosmologie des astrophysiciens n’a donc plus rien avoir avec la morale, l’ordre social, ou l’esthétique du corps dans la Tradition.

Dans les sociétés pré-modernes (traditionnelles), il était normal comme le souligne Augustin Berque « d’aller chercher dans le ciel, les raisons de se conduire de telle ou telle façon ; on pouvait ainsi fonder et construire sur terre des villes en accords avec le ciel. ».

Idée que Jung évoque dans l’un des ces derniers ouvrages en ces termes :

« L’homme comme être social ne peut vivre à la longue sans une trame de liens qui le rattachent à la société ; de même l’individu ne peut trouver une justification réelle à son existence, à son autonomie spirituelle et morale, sans faire appel à un principe qui n’est pas du monde (sous entendu matériel) et qui est susceptible de relativiser l’influence par trop puissante des facteurs extérieurs.

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Carl Gustav Jung.

L’homme qui n’est pas ancré dans le divin n’est pas en état de résister, par la seule vertu de son opinion personnelle, à la puissance physique et morale qui émane du monde extérieur.

Pour s’affirmer en face de ce dernier, l’homme a besoin de l’évidence de son expérience intérieure, de son vécu transcendant, qui seuls peuvent lui épargner l’inévitable glissement dans la masse collective »[9].

La neutralité comme symptôme du dénuement

Cette rupture ontologique (القطيعة الوجودية) se fait par dénuement (نزع) de tout prédicat humain sur l’environnement (déshumanisation du Cosmos) qui devient un ensemble d’objets neutres.

Ainsi, du point de vue mésologique, la modernité élimine le Prédicat (P) (الخبر) en ne gardant que le Sujet (S) (المبتدأ). Le « Sujet : المبتدأ» n’est pas à prendre ici du point de vue philosophique, mais du point de vue syntaxique.

Il désigne « ce dont il est question », ce à propos de quoi est formulé un prédicat.

Exemple : « La terre est notre monde ». La « terre » ici est le « Sujet », « S » (المبتدأ). « est notre monde» représente le « Prédicat », « P » (الخبر).

Du point de vue de la mésologie, toute réalité humaine est « trajective ». Toute réalité humaine est nécessairement S/P (S en tant que P), c’est-à-dire « trajective ».

Cependant, la réalité humaine « La terre est notre monde » ne peut être réduite ni à (S), c’est-à-dire la terre, ni à (P), autrement dit « notre monde ».

Pour résumer, du point de vue du logicien, « P », c’est-à-dire le Prédicat, c’est le jour sous lequel nous apparaît «S ». Autrement dit, c’est comment nous apparaît « S » à nous humain de telle ou telle culture ou civilisation.

Les prédicats dans le contexte moderne, se résument désormais à des prédicats techniques et marchands, formulés à propos de sujets neutres que l’on qualifiera d’un point de vue philosophiques d’ « objets ». Le corps « médial » qui fut dans la cosmicité traditionnel « éco-techno-symbolique », devient « techno-marchand », neutre, amoral et autonome tel que résultant de la dé-cosmisation.

La « réalité », toute « réalité humaine » est donc le lien qui s’établi entre S et P du point de vue de l’interprète I (l’humain). Donc « réalité humaine = S/P ».

« Le prédicat P est nécessairement empreint de la subjectivité de l’interprète « I », que ce soit à propos de ce qui est objectivement extérieur à « I » (« non-moi »), ou intérieur à « I » (« moi »).

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Il ne pouvait s’agir d’une simple dyade (S en tant que P), c’était nécessairement une triade (S en tant que P pour I) ; à savoir que la réalité S/P (S assumé en tant que P) ainsi produite PAR et POUR l’être en question était nécessairement empreinte d’une certaine médiance »[10].

Par conséquent, la ou une réalité humaine ne peut être appréhendée selon le dualisme moderne. Elle n’est réductible ni au « Sujet », ni à l’ « Objet », mais elle est une trajection entre les deux.

Ainsi, on éliminant le prédicat « P », la science moderne ne garde que « S ». Il en résulte que la terre (S) n’est plus un monde humain (P), car la terre (S) est la terre (S), point.

La « terre » en tant que substrat et « donné environnemental », qui du point de vue traditionnel est complétée par le prédicat « est notre monde », est réduite dans le paradigme moderne à un objet neutre. Il se passe une dé-cosmisation qui « tend à priver nos valeurs de tout fondement dans la nature »[11].

Nihilisme et marchandisation

Ainsi, le « Vrai », le « Juste », le « Beau » le « Bien », ne peuvent plus ni se fonder sur la nature à travers des « prédicats », ni se fonder tautologiquement sur eux-mêmes.

Dès lors, ils ne peuvent s’instituer que négativement comme vu précédemment, par opposition négative et déconstruction de ce qui précède chronologiquement dans une fuite en avant en tant que dérive du sens.

Ou bien par un relativisme absolu en tant que cache sexe d’un nihilisme (عدمية) qui ne dit pas son nom.

Ainsi, si du point de vue de la Tradition, la « maladie : S » est une « épreuve de Dieu : P ». Du point de vue de la modernité la « maladie : S » est une « maladie : S ». Il n’y pas de sens à y trouver ni à chercher. Elle ne sera perçue que du point de vue causal, et aucunement transcendantal.

Il en va de même pour la mort d’un enfant, ou pour la mort tout court.

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Ainsi, pour ajouter un autre exemple, si du point de vue de la Tradition la mort (S) est le début de tout (P), le début de la vraie vie (P), du point de la vue de la modernité, la mort (S) est la mort (S), ou tout au plus, la fin de toute chose, la fin de la vie : elle est donc définie négativement.

La logique de la modernité se traduit par le fait de substituer à la trajection S/P (Ex : la terre en tant que monde), qui est « cosmisante », la juxtaposition a-cosmique (ou non cosmique) de deux « sujets » qui, n’ont plus rien de commun : le Cogito, le « je », d’un côté, et l’ « objet neutre », l’environnement brut de l’autre.

Les prédicats dans le contexte moderne, se résument désormais à des prédicats techniques et marchands, formulés à propos de sujets neutres que l’on qualifiera d’un point de vue philosophiques d’ « objets ».

Le corps « médial » qui fut dans la cosmicité traditionnel « éco-techno-symbolique », devient « techno-marchand », neutre, amoral et autonome tel que résultant de la dé-cosmisation.

Rachid Achachi

Notes :

[1] Alain Touraine, Critique de la modernité (1992)
[2] Téléologie : Du grec ancien τέλος/télos « finalité, but », et λόγος / lógos « discours, rationalité ».
[3] Descartes, Le discours de la méthode, IVème partie, le Cogito
[4] Descartes, Discours de la méthode.
[5] Augustin Berque, « Recosmiser la terre »
[6] MÉSOLOGIE DU SACRÉ : Communication au colloque Y a-t-il du sacré dans la nature ?
Université Paris I, 27-28 avril 2012 par Augustin BERQUE
http://ecoumene.blogspot.com/2012/05/mesologie-du-sacre-berque.html
[7] Ni bon ni mauvais, ni bienveillant ni malveillant
[8] Il existe indépendamment de nous humains
[9] C. G. Jung, « Présent et avenir »
[10] QU’EST-CE QUE LA SPÉCIÉTÉ, ET POUVONS-NOUS DÉPASSER LA NÔTRE ? par Augustin Berque
http://ecoumene.blogspot.com/2017/12/berque-la-speciete.html
[11] Augustin Berque, « recosmiser la terre ».

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