A en croire certains sociologues, journalistes ou diffuseurs d’opinions, la communauté musulmane n’existerait pas et relèverait du fantasme, de la construction imaginaire. Un discours assez curieux qui semble nier intuitivement ou occulter la réalité sociale de l’expérience communautaire. Retour sur les raisons d’une négation.
La communauté musulmane existe-t-elle réellement ? Cette question peut sembler étrange. Et pourtant, il n’est plus rare d’entendre dans la bouche de sociologues, d’intellectuels, de journalistes l’affirmation lapidaire suivante : « la communauté musulmane n’existe pas ! ». Qu’entendent-ils exactement par là ?
Le premier élément, qui est aussi le plus important, est le sens présumé ou l’idée implicite à laquelle devrait renvoyer cette notion de communauté musulmane. Dans l’esprit de ceux qui nient l’existence de l’entité communautaire, la communauté musulmane serait ou devrait être un ensemble parfaitement homogène.
Un ensemble organique dont chaque expression générale, chaque idée, chaque opinion, chaque parole ou position, et à plus forte raison, chaque action serait la traduction parfaite de chacun de ses membres.
Ce modèle communautaire exprimerait donc une forte cohésion, une union qui se refléterait dans ses positions et dans ses actes et qui mènerait à une forme d’unité sociale structurelle et organisationnelle qui serait la oumma, la communauté musulmane.
Comme ce modèle théorique n’existe pas ou peu dans la réalité, ses partisans en déduisent donc que la communauté musulmane n’existe pas.
Le sens d’une notion
La première critique que nous pouvons faire concerne le sens prêté à ce mot de communauté. Le mot communauté désigne ce qui est commun à plusieurs personnes. L’ensemble des personnes partageant quelque chose en commun définit une communauté.
Cette chose peut-être une appartenance nationale pour une communauté nationale. Une croyance, une foi et des valeurs religieuses pour une communauté religieuse. Cela désigne aussi de manière plus générale un lien commun quand on parle de communauté de sentiments, communauté d’intérêts, communauté de vues.
On parle aussi de communauté linguistique pour les personnes qui partagent la même langue ou de communauté des chercheurs ou des scientifiques. Donc, la communauté unit des personnes autour de certaines choses qu’elles partagent en commun.
La communauté au sens général de ce terme ne signifie donc pas un ensemble homogène, elle ne désigne pas intrinsèquement un groupe qui jouirait en permanence d’une forte cohésion au point d’afficher une unité durable. Ce n’est tout simplement pas le sens de ce mot.
Raison pour laquelle on parle bien de communauté nationale alors que les citoyens d’un pays votent différemment aux élections, qu’ils ne partagent pas toujours les mêmes coutumes ou dialectes régionaux, qu’ils ne font pas partie des mêmes catégories sociales, ne vivent pas les mêmes histoires familiales, etc.
La communauté n’abolit pas les différences
Il y a communauté sous le rapport de ce qui est partagé en commun.
Cette chose communément partagée peut-être la foi en Dieu, la foi dans l’au-delà, la foi dans le Prophète de l’islam, dans le Coran, dans le respect et la pratique communes de règles sociales ou alimentaires ou de rites (prières, jeûne du mois de ramadan, inhumation des défunts), l’attachement à certaines valeurs morales communes, l’espoir partagé d’une rédemption divine ou d’une réhabilitation spirituelle ou éthique future, etc.
Ce rapport commun n’annule jamais et n’abolit pas les différences, les divergences qui se rencontrent par ailleurs entre ses membres sur différentes questions. L’un n’implique pas l’autre. Il y a toujours et simultanément communauté d’appartenance sous un certain rapport et divergence d’opinion ou d’intérêts sous un autre rapport social, culturel, professionnel ou autre.
Nous héritons encore aujourd’hui de cette conception politique et psychologique à certains égards extrémistes au sens où elle a nié radicalement toute autre attache que l’attache nationale et où elle a exagérément défendu la valeur individuelle dans un déséquilibre où la valeur familiale ou la valeur communautaire a été affaiblie, voire discréditée.
A ceci près que les rapports qui régissent les membres d’une communauté sont forcément soumis à une hiérarchie.
Ce qui nous lient, ce qui nous rassemblent transcendent ou devrait transcender nécessairement ce qui nous divisent, a plus forte raison lorsque ce qui réunit les personnes se fonde sur Dieu dans le cas d’une communauté religieuse, même si dans les faits cela peut être oublié ou occulté par des conflits personnels inévitables.
Si la position de négation du fait communautaire musulman n’est pas tenable du point de vue du sens, elle ne l’est pas non plus sur la forme, ni même d’un point de vue empirique ou factuel. La mosquée est un lieu, un espace communautaire qui réunit des personnes partageant une religion, des croyances et des rites communs.
Les familles musulmanes sont également des espaces de vie ponctuées de célébration de fêtes religieuses, de rupture du jeûne, de naissance, de deuil, etc.
La réalité sociale du fait communautaire parait incontestable.
Individualisme et capitalisme : les piliers du rejet communautaire
Cette explication n’est pourtant pas suffisante pour nous permettre de comprendre les raisons de la persistance de cette forme de négation communautaire.
Il faut y voir également l’expression d’autres tendances qui travaillent en profondeur les sociétés modernes et en particulier la société française.
La France est historiquement le pays européen qui a servi de modèle à l’émergence de l’Etat-nation dans la lignée de la Révolution française.
Ce modèle s’est appuyé radicalement sur l’individu, le citoyen français qu’il s’agissait d’émanciper du giron de l’Eglise, du pouvoir déchu de la noblesse et plus généralement de toutes formes d’institution ou de regroupement collectif autre que la Nation.
Seule la République avait vocation à représenter légitimement l’individu et tous les corps intermédiaires étaient bannis ou marginalisés.
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Nous héritons encore aujourd’hui de cette conception politique et psychologique à certains égards extrémistes au sens où elle a nié radicalement toute autre attache que l’attache nationale et où elle a exagérément défendu la valeur individuelle dans un déséquilibre où la valeur familiale ou la valeur communautaire a été affaiblie, voire discréditée.
Mais ce n’est pas tout. A cette forte tradition politique individualiste moderne s’est greffé naturellement l’impact dévastateur de l’idéologie capitaliste, néo-libérale qui est une idéologie fondée exclusivement sur l’individu, ses désirs, ses besoins, qu’il s’agit de satisfaire à travers le modèle de la société de consommation.
En tant qu’idéologie, le libéralisme s’appuie sur une vision, une analyse et une méthodologie fondée sur l’individu. Pour un libéral, l’action social est le produit de l’action individuelle des Hommes. La société n’est pas une entité en tant que telle mais une somme d’individus.
Nous savons tous, puisque nous le vivons, que le modèle de la société de consommation est devenu totalitaire au sens où il s’est emparé de tous les aspects de la vie qui ont été commercialisés et médiatisés par la relation marchande. Pensons à l’éducation, avec le recours massif aux écoles privés.
Pensons à la santé, avec la tendance à une financiarisation de l’accès aux soins, y compris en France où, bien qu’il existe encore un système de protection sociale, ce système est fragilisé en permanence par le grignotage des lobbys pharmaceutiques, le déremboursement progressif des médicaments, la non prise en charge de certains soins très coûteux, sans même évoquer la pénurie criante de personnels médicaux et d’hôpitaux.
Nier l’existence d’une communauté musulmane serait motivée par la volonté de déconstruire les stigmates du racisme et de l’amalgame qui eux-mêmes s’appuieraient sur la perception que tous les musulmans seraient le produit d’une forme ou d’une essence unique et homogène qu’on appellerait l’islam et dont la oumma serait l’incarnation.
C’est encore le cas avec la justice qui fonctionne à deux ou trois vitesses. La justice qui vous permet, si vous avez de l’argent, de vous offrir le luxe d’un avocat qui va investir du temps et de la compétence sur votre dossier, ce qu’un avocat commis d’office ne pourra pas, bien qu’il soit payé par la collectivité.
Il est nécessaire de comprendre que cette emprise du modèle capitaliste s’est traduite par l’imposition d’un modèle hyper-individualiste. L’individu est l’alpha et l’oméga de nos sociétés contemporaines et les nouvelles technologies, smartphones, réseaux sociaux n’ont fait qu’amplifier davantage cette tendance.
Cette suprématie du modèle de l’individu et la perspective anti-communautaire qu’il produit naturellement explique largement pourquoi le modèle communautaire est de moins en moins compris. Aussi bien du point de vue sémantique de ce terme, que de la réalité empirique qu’il désigne.
De la communauté à l’origine musulmane : généalogie d’une absurdité sémantique
On a pu voir également que d’autres expressions que celle de communauté sont parfois employées pour désigner le rapport à la religion. Par exemple, on entend de plus en plus cette curieuse expression d’une personne qui serait d’origine musulmane. Cette expression, il faut le dire, correspond à une forme d’ethnicisation ou de racialisation des musulmans.
On serait musulman par le sang, par l’héritage génétique ou par l’héritage culturel. Même si à l’évidence l’éducation familiale va jouer un rôle fondamental dans la religiosité des individus, cette condition éducative bien que fondamentale et essentielle, voire même nécessaire, n’est pas suffisante.
L’éducation religieuse ne fait pas l’économie d’un engagement personnel et d’une dimension proprement spirituelle de la religion. Les origines ne suffisent pas à déterminer mécaniquement l’attribution religieuse d’une personne.
Nous nous trouvons clairement ici dans une forme de dégénérescence sémantique du mot « musulman », puisque nous aurions des personnes d’origines musulmanes, mais en rupture avec l’islam, ceux qu’on appelle les apostats. A l’inverse, nous aurions des personnes musulmanes d’origines non musulmanes, c’est-à-dire les convertis.
Ce débat sur l’emploi des termes adéquats est par ailleurs en lui-même le symptôme d’une incompréhension profonde en France du phénomène religieux et de l’appartenance communautaire. La France est un pays qui ne comprend plus la croyance en Dieu et qui ne comprend plus l’expression ou la manifestation de la foi religieuse.
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On peut alors constater que le libéralisme, par son insistance à promouvoir un modèle fondé exclusivement et à tous points de vues sur l’individu, a finalement agi comme un voile sur la conscience de l’Homme moderne qui n’arrive plus à saisir cette forme de réalité que serait la communauté.
Ce phénomène est assez paradoxal, puisqu’en y réfléchissant bien l’individu lui-même au sens radical du terme n’existe pas. L’Homme est toujours en partie l’héritier de quelque chose qui le précède, sa famille, ses antécédents, ses appartenances multiples qui l’ont constitué comme tel.
L’individu pur, au sens politique, n’existe pas. C’est une fiction. Il est donc intéressant de constater que c’est au nom d’une fiction qu’une appartenance communautaire plus ou moins réelle, plus ou moins importante, est niée.
Les écueils de la position sociologique
Au cours d’un entretien réalisé avec le sociologue Julien Talpin, à l’occasion de la sortie de l’ouvrage « Communautarisme ? », nous lui avions posé la question : pourquoi de nombreux universitaires ou sociologues nient le fait communautaire musulman alors même que l’appartenance communautaire n’implique pas d’homogénéité.
Sa réponse nous permet d’éclairer certains aspects du problème.
Cette position s’expliquerait « par leur volonté de déconstruire la stigmatisation. L’homogénéisation des populations musulmanes est le premier vecteur de cette stigmatisation et de ces discriminations.
Montrer cette hétérogénéité et cette diversité serait une manière de déconstruire cette stigmatisation et de montrer que l’islam n’est pas réductible à certains éléments essentialisés. »
On voit bien ici que nier l’existence d’une communauté musulmane serait motivée par la volonté de déconstruire les stigmates du racisme et de l’amalgame qui eux-mêmes s’appuieraient sur la perception que tous les musulmans seraient le produit d’une forme ou d’une essence unique et homogène qu’on appellerait l’islam et dont la oumma serait l’incarnation.
Si la communauté musulmane existe bien, elle n’échappe pas à une crise profonde qui soulève des interrogations sur la refondation du lien communautaire dans un contexte français plutôt hostile. La réforme des mosquées et de l’imamat est un premier axe de cette refondation. La création d’espaces de socialisation religieuse, non pas alternatifs, mais complémentaires est une autre option pour suppléer aux déficiences actuelles des mosquées.
Cette perception homogène permettrait d’englober tous les musulmans dans des amalgames douteux, et négatifs.
Malgré ses bonnes intentions, cette position soulève deux problèmes. Un problème sur le fond puisque comme on l’a vu la définition sur laquelle cette position s’appuie est fausse tout comme la négation de sa réalité sociale.
Mais elle soulève aussi un problème méthodologique dans la mesure où elle implique une prise de position des chercheurs sur leur sujet, ce qui revient à violer la prétendue neutralité axiologique des sciences humaines. Nous ne sommes plus ici dans une approche descriptive mais prescriptive.
Autre point essentiel, la définition sociologique du mot communauté adoptée par les auteurs de l’ouvrage et rappelé par Julien Talpin.
« Une communauté désigne des individus partageant des pratiques et des intérêts communs. Il s’agit d’une approche constructiviste du sujet. Les communautés n’existent pas par elles-mêmes mais par les activités qui les font exister. De ce point de vue, la communauté est toujours fragile. »
Cette remarque est très intéressante parce qu’elle nous rappelle que le fait communautaire n’est pas ou pas complètement abstrait. Il ne s’hérite pas purement et simplement mais il implique, comme nous le disions précédemment, une forme d’engagement qui commence dès le rite d’entrée de l’attestation de foi ou cha’ada, qui est un témoignage et donc une position active.
Le fait communautaire s’enracine bien dans des éléments extérieurs, des pratiques ou des activités qui manifestent elles-mêmes des croyances ou des valeurs communes. Le lien communautaire passe donc nécessairement par un ciment.
Les raisons d’un délitement religieux
Ce qu’on remarque effectivement, et il faut le souligner, c’est l’inscription d’une tendance générale plus ou moins variable et plus ou moins ancienne au délitement du lien religieux en France.
Dans un pays marqué par une culture anticléricale et pénétré de tous bords par un individualisme néo-libérale dopé par la mondialisation, la pratique religieuse et la transmission religieuse connaissent à l’évidence de nombreuses difficultés.
Il y a bien une crise profonde de la transmission religieuse que les phénomènes de born again traduisent à leur manière. Un phénomène multifactoriel nécessitant une analyse à part entière qui déborde le cadre de cet article.
Cette tendance au délitement nous permet néanmoins de comprendre pourquoi certains musulmans eux-mêmes reprennent parfois de manière surprenante cette formule « la communauté musulmane n’existe pas ». Plusieurs pistes d’explications peuvent être avancées.
Il peut s’agir de musulmans fortement sécularisés, dont le lien religieux et la conscience qui l’accompagne se sont dissipés au fur et à mesure de l’abandon de certaines pratiques ou valeurs religieuses essentielles.
Ou bien de musulmans convertis à l’idéologie libérale et individualiste, cadre dans lequel ils tentent de redéfinir leur rapport à l’islam de manière exclusivement personnelle et individuelle, hors de tout cadre communautaire.
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L’ancrage d’une culture de la déconstruction ancrée dans un référentiel de l’atomisation des réalités sociales, de toute organisation et d’une hantise de toute forme d’unité, fusse-t-elle limitée, n’est pas non plus à écarter.
Mentionnons également certains musulmans qui ne se reconnaissent plus dans les espaces communautaires classiques, souvent réduits à une pratique cultuelle, et dont la contribution en terme de dialogue et de partage social, est minime. Tout ces éléments ne renforcent pas le lien communautaire, c’est incontestable.
En conclusion, si la communauté musulmane existe bien, sa négation sociale étant exclue, elle n’échappe pourtant pas à une crise profonde qui soulève des interrogations sur la manière de refonder le lien communautaire dans un contexte français qui lui est plutôt hostile.
La réforme des mosquées et de l’imamat est un premier axe de cette refondation. La création d’espaces de socialisation religieuse, non pas alternatifs, mais complémentaires est une autre option pour suppléer aux déficiences actuelles des mosquées en terme de formation, de transmission de connaissances, d’éducation ou d’activisme social.
Mais quelles que soient les mesures envisagées, toutes impliquent un investissement local important des fidèles.
Les acteurs religieux devront saisir la mesure de ce défi majeur. En particulier le fait que la notion de communauté musulmane en France doit être comprise telle qu’elle est : dans la complexité d’une réalité multiethnique, multiculturelle et polysémique qui n’est pas réductible à une homogénéité sociale ou psychologique de ses fidèles.
Fouad Bahri
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