Fondateur de la Logique, Aristote est au coeur de la pensée de M. Sadr.
Mizane.info publie la seconde partie de l’article de Mouhib Jaroui consacré aux travaux du penseur et savant musulman irakien Muhammad Baqir Sadr. Dans cette seconde phase, l’auteur introduit certains éléments sur la valeur ajoutée théorique de l’ouvrage « Les fondements logiques de l’induction » de M. Sadr. Il resitue également la position du penseur face aux doctrines philosophiques de l’épistémologie moderne.
Le raisonnement inductif dans la nouvelle école (al-madhab at-thâtî)
Nous avons vu dans la première partie de l’article que l’ouvrage « Les fondements logiques de l’induction » entend proposer une nouvelle méthode inductive qui entend dépasser les apories et les limites des courants rationaliste et empirique. Il propose un nouveau courant qu’il appelle al-madhab at-thâtî. La démonstration de Mohammed Bâqir Sadr est la suivante.
Dans chaque connaissance qui se produit dans l’intellect humain, il y a une dimension (thâtiyya) subjective et une dimension (mawdû’yya) objective. La perception est la dimension subjective de la connaissance, et la chose perçue, qui a notre assentiment de son existence réelle, indépendante de notre perception, constitue la dimension objective.
Et chaque fois qu’il y a association entre une chose et une autre, la connaissance de celle-ci peut être déduite de la connaissance de celle-là. Exemple : Sami est un humain, et chaque humain est mortel, génère la connaissance nouvelle que Sami est mortel.
Autrement dit, « Sami est mortel » ne résulte pas d’une corrélation entre les représentations intellectuelles « tout humain est mortel » et « Sami est un humain », car Sami est de toute façon mortel que cette représentation existe ou pas dans notre intellect, que la mortalité de Sami fasse l’objet de notre perception ou pas, il est mortel, objectivement parlant.
Le fait même de connaitre les deux prémisses, l’objet mineur et l’objet majeur, implique la connaissance objective de la conclusion (Lire l’excellente étude critique consacrée à l’ouvrage de Mohammed Bâqir Sadr, Relecture des fondements logiques de l’induction, Hassan ‘Alî Dachtî, 1ère éd. 2015, p. 106).
Et cette génération est objective car elle nait de l’association entre la connaissance génératrice et la connaissance générée. Cette génération est le fondement du syllogisme aristotélicien, car le résultat final est toujours associé aux prémices de départ.
C’est cette première phase de la démonstration inductive que Mohammed Bâqir Sadr appelle at-tawâlud al-mawdû’î (la génération objective). La génération objective entend accroître la probabilité de l’existence de A dès lors que sa causalité de B est connue, dans le même temps elle entend accroitre la probabilité de l’existence de la causalité entre ces deux termes associés.
Les trois formes de certitudes
Jusqu’à cette première phase, il n’y a presque rien de nouveau, Sadr reste très proche de la logique aristotélicienne qui ne considère que cette phase…jusqu’à ce qu’arrive la deuxième et dernière phase que Sadr fonde lui-même et qu’il appelle : at-Tawâlud at-Thâtî[1].
Avant de présenter cette deuxième étape de génération ou de production (Tawâlud), montrons les trois différentes certitudes possibles établies par Sadr.
Il distingue, à la manière de Bertrand Russel dans « La connaissance humaine », la certitude logique aristotélicienne (al-yaqîn al-mantiqî) qui résulte du syllogisme, la certitude « subjective » (al-yaqîn at-thâtî) qui résulte d’une action psychologique incapable de se légitimer scientifiquement et objectivement et enfin la certitude objective (al-yaqîn al-Mawdû’î) qui correspond à la certitude inductive et se démontre objectivement.
Sadr était soucieux de donner une nature logique à cet état subjectif (thâtî) pour ne pas laisser l’action inductive et la connaissance humaine s’évaporer et s’évanouir au milieu des chimères et des rêves psychologiques.
En quoi consiste la deuxième phase de la démarche inductive ? Précisons d’abord que selon le courant Thâtî, pour arriver à la certitude, la raison passe par deux étapes : la génération objective et la génération thâtiyya. Ces deux étapes associées font partie de la démonstration inductive.
Toutefois, au terme de la première phase, la phase de génération objective, la connaissance est à l’état probable, se dirige vers l’état quasi-certain au cours de ce processus sans pour autant atteindre l’état de certitude. Il n’y a donc pas encore de saut du particulier au général.
La causalité du cas particulier auquel aboutit cette phase est établie, mais cette causalité demeure probable et non certaine. C’est la destination (résultat final et particulier) de la déduction qui est incertaine. D’où vient ce caractère incertain ? Eh bien, cette incertitude n’est pas nouvelle.
« Le jugement formulé à la suite de l’observation des cas particuliers est probable : certes la probabilité de ce jugement augmente à chaque observation d’un énième cas particulier observé, mais ceci ne signifie pas que le jugement passe du probable au certain », il s’en approche sans jamais l’atteindre (Mâhir ‘Abdelqader Mohammed ‘Alî, al-mantiq wa manâhij al-bahth » 1990, p. 152-153).
C’est ce à quoi la logique aristotélicienne s’est arrêtée car elle ne croit qu’en cette façon de générer la connaissance (at-tawâlud al-mawdû’î). Comment alors passer de cette phase de logique formelle et limitée au probable d’une part au réel objectif que l’on entend dévoiler dans sa généralité d’autre part ?
Le postulat de la certitude inductive
La phase thâtiyya génère une connaissance sans qu’il y ait de relation objective entre les deux termes liés intellectuellement. Exemple : « chaque fois qu’on prend de l’aspirine, les maux de tête disparaissent », la logique aristotélicienne et rationaliste refuserait cette conclusion car elle pourrait résulter d’une pure coïncidence.
Pourtant la certitude ne peut s’empêcher de se produire intellectuellement, par la nature même de l’intellect, de tout intellect (Thâtî) indépendamment d’un quelconque lien objectif entre les deux termes. Il en est de même pour les propositions « chaque fois qu’on mange la sensation de faim disparait », « chaque fois qu’on met de l’eau sur le feu, elle bout ».
Il n’y a pas de relation objective entre les deux termes liés par la causalité.
La phase thâtiyya (deuxième phase, at-tawâlud at-thâtî) ne pose qu’un postulat, celui de l’hypothèse de certitude du résultat inductif, après avoir fait l’objet de simple probabilité dans la phase déductive. La phase thâtiyya conduit la preuve inductive au degré de certitude puisque l’intellect passe du probable au certain, et du particulier au général.
Le degré de certitude est un postulat légitime et interprétable sous certaines conditions, des conditions qu’on ne peut développer ici. Retenons simplement qu’elles sont nécessaires afin que des termes ne puissent pas être liés abusivement comme « il est mort quand le soleil s’est levé », de même il ne faudrait pas qu’une preuve vienne contredire la certitude postulée ou supposée grâce au tawâlud at-tâhtî.
Le mariage entre logique et subjectivité
Ajoutons enfin que cette certitude qui résulte de la génération thâtiyya est mawdû’iyya (yaqîn mawdû’î) et non pas thâtiyya (yaqîn thâtî). C’est cette certitude objective qui est postulée et sujette à interprétation. Elle est considérée d’un point vue logique.
D’où tire-t-elle sa légitimité logique ? Eh bien, nous avons dit plus haut que la démonstration inductive est, dans un premier temps, de nature déductive (syllogistique) en ce qu’elle repose sur des principes de probabilité, et donc sur une logique où l’intellect humain n’intervient aucunement.
Sans se limiter à la dimension psychologique du processus de génération thâtiyya, conduisant à la certitude, Sadr donne un fondement logique à cette certitude inductive. Et cette certitude est objective (al-yaqîn al-mawdû’î).
Autrement dit, la certitude objective est une certitude psychologique ou subjective (thâtiyya) mais qui s’inscrit dans un cadre logique. Ce mariage entre la logique et le subjectif (psychologique) est justifié par le fait que la phase psychologique est fondée sur la première phase déductive (logique).
Ce qui signifie que la certitude psychologique est de nature logique.
Il faut savoir que « Sadr était soucieux de donner une nature logique à cet état subjectif (thâtî) pour ne pas laisser l’action inductive et la connaissance humaine s’évaporer et s’évanouir au milieu des chimères et des rêves psychologiques, ce qui l’a poussé à poser des conditions logiques afin d’accepter les résultats de l’induction » (Yahya Mohammed, al-Istiqrâ wa al-mantiq at-Thâtî, p. 349).
C’est ici qu’il dépasse l’aporie soulignée par l’école empirique. D’où le nouveau courant (al-madhab at-Thâtî) qui s’inscrit dans les fondements logiques de l’induction. C’est là le principal apport de Mohammed Bâqir Sadr.
Le positionnement du Madhab Thâtî par rapport au Madhab ‘Aqlî et au Madhab Tajrîbî
La thèse de l’ouvrage repose ainsi fondamentalement sur la question de la causalité, sa nature particulière et sa généralisation. Il tente de résoudre un vieux problème de philosophie de la logique et de la connaissance, plus précisément le passage du particulier au général dans la méthode inductive.
En effet, « il semble étrange que quelques faits, observés dans un temps et dans un lieu déterminés, nous suffisent pour établir une loi applicable à tous les lieux et à tous les temps (…), et c’est cependant ce que nous n’hésitons pas à affirmer. Comment donc une telle affirmation est-elle possible et sur quel principe est-elle fondée ?
Telle est la question, aussi difficile qu’importante, que nous allons essayer de résoudre » (Lachelier, Du fondement de l’induction, 2ème éd. 1896).
La question ainsi formulée est aussi celle que se posera Mohammed Bâqîr Sadr au siècle suivant, mais en se distinguant sur le plan épistémologique des deux écoles rationaliste (Aristote) (al-madhab al-‘Aqlî) et empirique (al-madhab at-tajrîbî). Quelles sont les principales différences entre cette nouvelle approche et les deux précédentes ?
L’approche de Sadr s’accorde avec l’école rationaliste sur l’existence de principes a priori comme source de connaissance. Mais la logique rationaliste fonde sa démonstration inductive sur des postulats a priori pour généraliser le cas particulier de l’induction.
De ce fait la démarche est principalement déductive, alors que l’approche des fondements logiques de l’induction part du particulier au général et considère que ces principes a priori ne suffissent pas pour justifier le passage du particulier au général. Puis, la logique rationaliste ne considère qu’une seule voie pour produire la connaissance, la voie déductive.
Le positivisme logique considère qu’il n’est pas possible d’atteindre in fine la certitude dans la démarche inductive, pour Carnap par exemple la probabilité d’atteindre la certitude de façon inductive est nulle, alors que c’est possible selon « Les fondements logiques de l’induction ».
Tandis que l’approche des fondements logiques de l’induction ajoute à la première une deuxième voie qui produit la connaissance humaine et qui est décisive : le chemin thâtî. Cette voie ne repose pas directement sur la logique, mais elle est liée à la première phase de la démarche inductive, qui, elle, est de nature logique.
Ensuite, des principes nécessaires à la production de la connaissance sont considérés a priori par l’école rationaliste, et a posteriori, c’est-à-dire produits par l’induction, selon « Les fondements logiques de l’induction ».
Dépasser les limites du positivisme logique
Quant à l’approche empirique ou expérimentale, elle est aussi remise en cause à beaucoup d’égards par Mohammed Bâqir Sadr. Il discute successivement les thèses de J. S. Mill, le positivisme logique et la théorie de David Hume.
Celui-ci rejette toute possibilité logique d’établir la preuve inductive, comme par la suite K. Popper rejettera avec autant sinon plus de vigueur l’induction. L’approche des fondements logiques de l’induction lui donne au contraire sa lettre de noblesse.
Pour Hume, en effet, il n’est pas possible d’établir la nécessité causale et du coup c’est l’induction qui devient impossible, à l’inverse de John Stuart Mill qui reconnait que la preuve inductive peut rendre compte de la causalité et atteindre la certitude. Sadr diverge simplement avec sa façon de distinguer la causalité nécessaire et la coïncidence notamment.
Enfin, le positivisme logique (par exemple, R. Carnap, ou Hans Reichenbach, Modern Philosophie of Science) reconnait aussi que les postulats a priori ne sont pas nécessaires, et reconnait le rôle de la théorie des probabilités pour évaluer le degré de certitude dans les questions inductives, à l’instar de Mohammed Bâqir Sadr.
Mais le positivisme logique considère qu’il n’est pas possible d’atteindre in fine la certitude dans la démarche inductive, pour Carnap par exemple la probabilité d’atteindre la certitude de façon inductive est nulle, alors que c’est possible selon « Les fondements logiques de l’induction ».
En somme, et c’est là un point très important, Mohammed Bâqir Sadr commence de façon audacieuse là où s’est arrêté le positivisme logique qui appartient à l’école empirique.
Maintenant, il reste à s’interroger sur les implications et les applications dans le champ théologique à partir duquel Mohammed Bâqir Sadr produit cette réflexion audacieuse et novatrice. Quels sont les principes généraux applicables aux sciences islamiques que nous pouvons tirer de cette étude sur la méthode inductive ?
La façon dont Mohammed Baqir Sadr réhabilitera une question métaphysique fondamentale telle que l’existence de Dieu à travers la méthode inductive est une bonne illustration, à l’inverse du dénigrement de la métaphysique par le positivisme logique notamment (Cercle de Vienne, etc). Cette question d’une extrême importance à nos yeux sera l’objet de la troisième et dernière partie.
Mouhib Jaroui
Notes
[1] Le terme Thâtî nous a posé un réel problème au cours de nos lectures de l’œuvre. Linguistiquement, il signifie subjectif, personnel, voire même psychologique. Mais chez Mohammed Bâqir Sadr, ce concept acquiert sa lettre de noblesse en lui donnant une armature scientifique, inductive et en respectant les canons de la logique. Il ne s’agit pas d’une subjectivité qui varie d’un individu à l’autre, mais d’une subjectivité propre à l’intellect, n’importe quel intellect. Nous préférons donc pour l’instant, au stade de nos lectures provisoires, nous abstenir de traduire ce terme par « subjectif » pour éviter le malentendu, et ce d’autant plus que cette génération thâtiyya (twâlud thâtî) conduit à une certitude mawdû’iyya (objective), universelle, et non thâtiyya (« subjective »).
A lire également :