Un musulman doit-il se référer obligatoirement à une école juridique particulière dont il devrait suivre les avis ? Le recours à d’autres avis est-il possible, envisageable ou même nécessaire ? Mizane.info ouvre le débat en publiant une chronique de Dawud Salman consacrée à l’affiliation à un madhab (école juridique). Pour l’auteur, l’adhésion exclusive à une école n’a pas de fondement islamique et la référence interscolaire doit demeurer possible, sous certaines conditions.
Affirmer que, dans les avis juridiques concernant les branches de la religion (c’est-à-dire les questions secondaires), et non pas dans les fondements, il n’existe pas « d’avis valable en dehors des 4 écoles juridiques sunnites (pour les sunnites) ou que les écoles juridiques shiites (pour les shiites) » ne repose sur aucune preuve qurânique, prophétique, spirituelle ou rationnelle.
Les conditions pour être mujtahid
Si évidemment, tout le monde n’est pas en mesure d’extraire soi-même des règles juridiques à partir du Qur’ân et de la Sunnah (car cela nécessite la connaissance des versets du Qur’ân, de la plupart des ahadiths sur le sujet, la maitrise de la langue arabe, de la logique, la connaissance méticuleuse de l’histoire et du contexte historique du Qur’ân et de la Sunnah), il est possible au musulman à qui Allâh a fait don d’intelligence, de piété, de clairvoyance et d’érudition, de lier chaque question juridique à un principe éthique tiré du Qur’ân et de la Sunnah.
Une démarche qui pouvait même échapper à des juristes compétents, qui mettaient parfois de côté la dimension éthique pour rester « prisonnier » d’une mentalité juridique absolutiste, alors-même que cela contredisait la finalité éthique visée par Allâh ou Son Messager.
Il y a au moins deux catégories de mujtahid.
Le mujtahid mutlaq (« absolu ») qui peut extraire directement les règles à partir du Qur’ân et de la Sunnah, sans même devoir comparer les différents avis juridiques ou s’affilier aux avis défendus par les écoles juridiques, sauf sur les fondements qui sont admis par tout le monde.
Le mujtahid qui possède un degré inférieur au mujtahid mutlaq, qui se contente de comparer les différents avis existants dans les 4 écoles juridiques, et choisit ainsi l’avis qu’il estime le plus solide.
Or, cela est accepté par les savants des 4 écoles, ce qui veut dire que, théoriquement, ils admettent la possibilité qu’un avis valable peut être émis même s’il n’est pas rattaché à un avis des 4 écoles.
Une multitude d’écoles ont déjà existé
Par ailleurs, avant le XIIe siècle de l’ère chrétienne, il existait au moins une centaine d’écoles juridiques au sens large (des grands juristes qui avaient leur propre méthodologie, et ayant au moins quelques disciples), or ils ne sont pas égarés et furent respectés par les savants appartenant aux 4 écoles juridiques (hanafite, malikite, shafi’ite et hanbalite, ndlr). Par ailleurs, presque chaque tabi’î (désigne la génération de ceux qui sont suivi les compagnons du Prophète, PBDSL) avait sa propre méthodologie, issue des enseignements transmis par un ou plusieurs compagnons.
Il faut aussi savoir que les 4 écoles juridiques se basent également sur le Qur’ân et la Sunnah, et qu’elles ne doivent donc pas être rejetées en bloc, puisqu’elles proposent globalement (mais pas totalement ni systématiquement) des méthodologies et élaborations juridiques fiables pour extraire des règles et des principes, parfois d’une grande complexité, puisque le fiqh, dans les détails, exige de prendre en compte énormément de facteurs et d’éléments divers.
Aussi, il existe de nombreux avis divergents dans les 4 écoles juridiques, si bien qu’il est possible de trouver des avis alternatifs sur un grand nombre de sujets.
De même, il suffit qu’un savant étudie les fondements (ussûl) d’une école juridique reconnue, tout en s’y affiliant de manière générale, mais qu’il émette un autre avis juridique (même très marginal), pour qu’il ne « sorte pas théoriquement » des 4 écoles…
La proximité des jurisprudences sunnites et chiites
En outre, même si les zaydites conformes aux enseignements et aux fondements de Zayd Ibn ‘Alî sont proches des hanafites sur beaucoup de questions, ils n’en demeurent pas moins vrai qu’ils demeurent des savants pieux et compétents, et si leurs arguments sont solides, rien ne doit empêcher le musulman d’y adhérer lorsque les arguments ont été analysés et n’ont pas pu être réfutés de manière probante.
Quant aux savants duodécimains, surtout les akhbari anti-gnostiques en leur sein, ils ne sont pas connus pour leur piété et leur science, et le nombre important de déviances, de superstitions, de contradictions et de folie qui existent dans leurs avis juridiques indique qu’ils ne sont pas des savants chez qui il est permis de prendre la science.
Le droit sans éthique ne mène qu’aux dérives en tous genres, et dans l’étude de certaines questions, certains juristes n’adoptaient qu’une argumentation purement juridique, alors que dans la pratique, l’éthique prédomine en toute chose, puisque c’est là, à la fois le fondement de l’islam (après les 5 piliers de l’islam) et sa finalité, et que l’éthique veille à réformer les gens, la société, et à la préserver des abus en tous genres.
Par contre, chez les shiites duodécimains « ussulî », chez qui on dénote une certaine piété, une rigueur dans l’analyse, une volonté de se conformer au Qur’ân, et une aspiration à la spiritualité (gnose) et à l’éthique, leurs analyses peuvent s’avérer pertinent dans le fiqh, et comme l’ont noté plusieurs savants sunnites (dont Ibn Taymiyya et Ibn al Qayyim), leurs avis juridiques sont souvent les mêmes que les avis sunnites sur plein de questions, les principales divergences se situant soit dans la ‘aqida, soit dans les avis prépondérants (il se peut qu’un avis soit majoritaire pour beaucoup de shiites, tandis que chez les sunnites, cet avis soit marginal ou minoritaire, et vice-versa).
Critique de l’approche salafiste
Par rapport aux savants salafistes qui s’éloignent de la méthodologie des écoles juridiques, ils suivent leurs passions et contredisent de nombreuses preuves dès qu’il s’agit des actes d’adoration, de la compréhension de ce qu’est l’innovation blâmable et d’autres questions encore.
Ils minimisent aussi l’importance de la spiritualité et de l’éthique, et n’étudient que très rarement le contexte et la portée effective de certains ahadiths qu’ils mettent en avant, tout en occultant ou écartant d’autres ahadiths de leurs analyses.
Ils penchent souvent vers le rigorisme et ne cherchent pas à trouver des solutions réelles aux problèmes des gens. Ils interdisent par ignorance des choses qui sont licites, autorisent ou recommandent des choses qui sont illicites, dangereux ou déconseillés.
Et à l’exception de certaines questions sociales et éthiques où ils ne suivent pas le rigorisme problématique de certains anciens savants appartenant aux 4 écoles, leurs analyses et positions sont souvent superficielles, erronées, déconnectées de la réalité et contradictoires.
Très peu d’entre eux ont étudié la logique (pourtant fondamentale dans l’étude du droit pour éviter les contradictions), de même qu’ils n’ont pas étudié auprès de maîtres qui ont puisé leurs enseignements auprès d’autres maîtres jusqu’à remonter au Prophète et aux compagnons dignes de confiance.
Ils n’atteignent pas la maitrise de la langue arabe, des sciences du Qur’ân et de l’exégèse, de la science du hadîth, de la logique, de l’histoire, de la théologie, des fondements du droit et des finalités du droit (maqasîd as-Sharîyyah), qu’avaient les anciens savants ou les savants actuels qui ne sont pas wahhabites (salafistes).
Conjuguer systématiquement le droit à l’éthique
En somme, ils ne se basent ni sur la méthodologie des salafs, et les contredisent sur plein de questions, et ignorent tout des sciences et réalités de notre époque (médecine, psychologie, sociologie, anthropologie, économie, etc.), de sorte qu’ils ne maitrisent ni les sciences islamiques ni les autres sciences, qui sont pourtant fondamentales et nécessaires pour émettre une fatwa, comme l’ont dit plusieurs savants anciens (notamment Ibn al Qayyim, qui est une référence pour les salafistes).
Il faut donc se méfier et éviter de prendre en compte leurs fatwas, sauf si celles-ci possèdent une argumentation solide et une finalité visée par la religion.
Pour autant, chaque question peut être réexaminée, surtout si la conclusion peut comporter des éléments étranges, des arguments faibles, des contradictions, ou des conséquences pouvant nuire à la santé physique, à l’intégrité, à la santé mentale ou à la chasteté d’une personne, car Allâh lie toujours la jurisprudence avec un principe éthique.
Le droit sans éthique ne mène qu’aux dérives en tous genres, et dans l’étude de certaines questions, certains juristes n’adoptaient qu’une argumentation purement juridique (car c’était là leur objectif, – un exercice de style -, c’est-à-dire aborder une question théorique sans sortir du cadre étroit du « fiqh »), alors que dans la pratique, l’éthique prédomine en toute chose, puisque c’est là, à la fois le fondement de l’islam (après les 5 piliers de l’islam) et sa finalité, et que l’éthique veille à réformer les gens, la société, et à la préserver des abus en tous genres.
Quant aux pratiques et positions qui mettent en péril la vie d’un individu qui n’est pas coupable de meurtre ou d’un acte de guerre, ou des avis qui demandent de maltraiter des gens, de s’en prendre à leur pudeur ou à leur chasteté, de nuire à leur intégrité physique ou mentale, etc., la base même du comportement en islam (selon le Qur’ân et la Sunnah), est de rejeter ce genre d’avis et de s’en tenir strictement à l’éthique qurânique.
Toute question qui dévie de la justice vers l’injustice, de la miséricorde vers son opposé, de l’intérêt vers le préjudice, de la sagesse vers la frivolité, ne fait pas partie de la législation [la loi islamique] même si on l’y insère par interprétation. Ibn al-Qayyim
Beaucoup de faux récits ont circulé, ou des récits mal compris ou décontextualisés, et beaucoup de juristes se sont parfois trop appuyés sur les mœurs culturelles de leur temps ou sur les avis juridiques provenant des autres communautés religieuses, pour justifier leurs propres avis religieux, alors même que leur avis contredit un principe éthique fondamental (et général) de la religion.
Si donc un avis juridique ancien acceptait certaines mœurs culturelles qui ne faisaient pas parties des obligations religieuses ou de l’éthique islamique, dans les sociétés ayant une culture différente, ce genre d’avis, surtout s’ils sont mal vus et peuvent donner cours à des abus, ne sont pas à mettre en pratique.
Et ce n’est pas que « se conformer » à l’idéologie dominante ou viser à ressembler (volontairement) de manière spécifique à un groupe de non-musulmans, que de chercher à écarter ce qui peut nuire clairement à une personne, et à s’imprégner de la noble éthique qûranique incarnée par le Prophète dans sa Sunnah authentique. Par ailleurs, il est aussi notoire que certains juristes musulmans ont adopté ou tenu les mêmes avis que certains groupes non-musulmans, et ici, dans ce qu’il y avait de pire sur le plan moral. Vont-ils appliquer sur eux-mêmes le même raisonnement ?
La finalité de la shari’a vue par Ibn al-Qayyim
Au final on en revient toujours à la même question, le musulman doit se rapprocher de la piété, de la sagesse et du bon comportement, éviter ce qui est douteux, rejeter l’injustice et la nuisance, et consulter l’avis des savants connus pour leur sagesse, leur piété, leur intelligence et leur érudition, car c’est ce que nous enjoignent de faire le Qur’ân et la Sunnah.
Le suivisme aveugle qui implique la bassesse morale, le mauvais comportement ou l’injustice, ne peut pas faire partie de la religion ou de ses finalités, comme l’ont rappelé de nombreux savants.
Même si Ibn al-Qayyim lui-même a tenu parfois des avis contraires à la justice et à la sagesse (parfois en se basant sur des ahadiths faibles ou inventés), il explique ici clairement les principes véridiques et généraux de la religion, dans son célèbre ouvrage « I’lam al-muwaqqi’in » (3/14-15) :
« Il s’agit d’un chapitre extrêmement bénéfique dont l’ignorance a provoqué une énorme confusion au sujet de la législation, ce qui a impliqué la gêne, la difficulté et l’imposition de ce qui est insupportable et que la formidable législation – qui se situe au plus haut degré des intérêts – ne pourrait apporté.
Car, en effet, la législation est établie et fondée sur la prise en compte des finalités et des intérêts, dans ce bas-monde et dans l’au-delà. Elle est dans sa totalité justice, miséricorde, intérêts et sagesse …
Ainsi toute question qui dévie de la justice vers l’injustice, de la miséricorde vers son opposé, de l’intérêt vers le préjudice, de la sagesse vers la frivolité, ne fait pas partie de la législation [la loi islamique] même si on l’y insère par interprétation ».
Le nécessaire équilibre des approches
Enfin, prenons garde aux dérives de chaque catégorie de personnes dans ce domaine.
Soit certains réformistes modernistes manquent de science, de sincérité, de piété et d’humilité, soit ils manquent d’au moins un des éléments mentionnés ici.
Soit certains juristes traditionnistes manquent de compassion et d’éthique dans leurs analyses.
Soit certains ignorants sont dénués de science et de sagesse malgré une certaine sincérité dans leur démarche, car ils souhaitent bien faire et ne comprennent pas certaines choses qui leurs échappent.
Mais peu importe dans quelle catégorie s’inscrit le musulman, les débats et divergences existeront toujours, mais dans tous les cas, le musulman doit faire preuve d’indulgence, de sagesse, d’humilité, de piété, de bon comportement et de courtoisie dans les échanges, car ce qui vaut pour les non-musulmans (respect et courtoisie dans les échanges) vaut aussi pour les musulmans qui divergent entre eux.
Concluons en ajoutant que même si l’on pouvait reprocher à Ibn Taymiyya et à Ibn al-Qayyim leurs erreurs sur des questions relatives à la doctrine, au droit musulman, à l’éthique, à la science du hadîth et dans d’autres domaines, il faut saluer leur courage et leur audace (au sens positif du terme), de réexaminer sans crainte, des questions déjà traitées auparavant mais qui ont fait l’objet de divergences.
Ce qui doit leur être reproché cependant, c’est leur précipitation et le fait de ne pas avoir maitrisé suffisamment la science du hadîth, le tasawwûf et l’histoire, ou d’avoir, comme d’autres savants, privilégier des ahadiths faibles sur les ahadiths authentiques, ou des ahadiths au contenu étrange ou spécifique sur la portée générale des versets du Qur’ân.
Dawud Salman
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