Dernière partie du texte de Mouhib Jaroui sur la pensée de Mohammed Baqir Sadr développée dans l’ouvrage « Les fondements logiques de l’induction ». L’auteur démontre l’usage de cette méthodologie appliquée cette fois-ci dans les sciences islamiques du kalam et de quelle manière il a permis à M. Sadr de se confronter aux épistémologies athées qui ont émergé à son époque. Retrouvez la 1ere partie et la 2e partie de l’article.
Le rôle du réel dans la compréhension du Coran et de la tradition prophétique
Un premier enseignement capital qu’on peut tirer de cet ouvrage est la réhabilitation du réel sensible dans la compréhension des Textes théologiques, à travers le principe d’induction et donc de causalité. Comme le dit si bien Yahya Mohammed dans son livre consacré entièrement à l’ouvrage, « la tentative innovante du penseur Sadr a voulu dresser un pont logique entre le monde visible (‘âlam ash-shahâda) et le monde invisible (‘âlam al-ghayb).
Elle a alors considéré l’induction capable de résoudre la question métaphysique représentée par la question du divin » (Yahya Mohammed, Al-Istiqrâ’ wa al-Mantiq at-Thâtî, p. 352).
En effet, le sous-titre de l’ouvrage de Sadr en première de couverture est bien « Nouvelle étude de la méthode inductive ayant pour but de découvrir le fondement logique commun aux sciences de la nature et à la foi en Dieu ».
Mieux que ceci, le véritable objectif de l’ouvrage de philosophie logique n’est dévoilé directement qu’en conclusion : « Cette étude prouve dans le même temps une vérité d’une extrême importance au niveau dogmatique (Aqîda), c’est le véritable objectif que nous avons voulu atteindre à travers cette étude.
Cette vérité est que les fondements logiques sur lesquels s’appuient les démonstrations scientifiques, en tant qu’observations et expérimentations, sont les mêmes fondements logiques sur lesquels repose la démonstration qui prouve l’existence du Créateur et Organisateur de ce monde (…), et cette démonstration – comme n’importe quelle autre démonstration scientifique – est de nature inductive (…).
L’homme est donc entre deux cas de figure : ou bien il rejette la démonstration scientifique dans son ensemble, ou bien il accepte la démonstration scientifique, en donnant à la démonstration inductive, qui prouve le Créateur, le même statut qu’il accorde à la démonstration scientifique.
Ainsi, nous prouvons que la science et la foi sont fondamentalement liées du point de vue de la méthode inductive, et on ne peut, de ce point de vue, les séparer » (Les fondements logiques de l’induction, p. 419-420).
Et, toujours en conclusion, Sadr montre que le Coran use de ce procédé inductif pour prouver l’existence du Créateur, et confirme par là que la foi peut être inférée de façon expérimentale et inductive : « Nous leur montrerons Nos signes dans l’univers et en eux-mêmes, jusqu’à ce qu’il leur devienne évident que c’est cela (le Coran), la Vérité. Ne suffit-il pas que ton Seigneur soit témoin de toute-chose ? » (Fussilat, 53).
« Celui qui a créé sept cieux superposés sans que tu voies de disproportion en la création du Tout Miséricordieux. Ramène [sur elle] le regard. Y vois-tu une brèche quelconque ? Puis, retourne ton regard à deux fois : le regard te reviendra humilié et frustré » Al Mulk, 3-4).
La co-appartenance intime du Coran et du réel
Ce lien entre le monde visible et le monde invisible est nettement perceptible dans ce que Mohammed Baqir Sadr appelle « l’exégèse thématique » du Coran (nous préférons au terme de « thématique », le terme d’objectivante).
Qu’est-ce à dire ? Il présente cette méthode exégétique en ces termes : « Ici, donc, le Coran et le réel sont en coappartenance intime, comme le Coran et la vie le sont aussi, car l’exégèse a pour point de départ le réel et achève son cheminement auprès du Coran, et non pas du Coran vers lui-même de sorte que cette opération s’isole du réel et se sépare de l’expérience de l’humanité, mais plutôt part du réel et finit par le Coran en tant que principe fondamental et en tant que source à la lumière de laquelle se déterminent les injonctions divines à l’égard de ce réel » (Mohammed Baqir Sadr, L’école coranique, p. 18).
On voit bien que le rapport au Coran part du réel particulier et contingent et monte en généralité jusqu’à dégager des lois universelles. C’est là une tentative encore audacieuse d’inscrire le travail exégétique dans une démarche scientifique.
En résumé, par cette méthode exégétique, comme pour la nouvelle méthode inductive, Sadr veut sortir le divin, le sacré et les Textes révélés d’un périmètre étroit et déconnecté du réel vers des horizons beaucoup plus larges, en les rapprochant de la Création et de la vie dans son ensemble.
Cette étude philosophique a par ailleurs trouvé ses applications dans d’autres écrits de Sadr comme les ouvrages portant sur « Les fondements de la foi », « Recherche sur le Mahdi » et les fondements du droit musulman, comme elle a influencé les recherches théologiques, comme c’est le cas de Sayyid Kamâl Haydarî qui développe, à la lumière de l’ouvrage de Sadr, les implications en termes de foi en Dieu (Kamal Haydarî, Al-madhab at-Thâtî fî nadhariyyat al-ma’rifa, 2005, 2ème éd. pp 353-404), mais aussi en termes de prophétie, d’imama, des fondements du droit musulman, des sciences du hadith, etc.
Le renouvellement du discours religieux et de la science du Kalâm dans « Les fondements logiques de l’induction »
« Les fondements logiques de l’induction » s’inscrivent aussi dans un mouvement plus large qui est ce processus de renouvellement de la science du Kalam et du discours religieux, entamé depuis environ deux siècles.
Les premiers siècles de l’islam ont vu naitre la science du kalam, appelée aussi « Théologie », qui est une discipline consistant à discourir de principes théologiques par le biais de la dialectique.
Dès sa naissance, comme le confirmait déjà Al-Ghazâlî et Ibn Khaldoun, elle s’attachait d’une part à étayer le bien-fondé des croyances et prescriptions religieuses, de l’autre à lever les ambiguïtés et équivoques autour de questions fondamentalement dogmatiques (Aqîda), comme l’Essence de Dieu, la Parole de Dieu, le libre arbitre, l’Unicité, l’Imama, etc.
Ce qui distingue Sadr et les autres c’est qu’il a articulé le Kalam à l’épistémologie alors que les autres les ont séparés. Et c’est le contexte historique qui a imposé cette interpénétration des deux champs (…). Ainsi lorsque le mutakallim est entré au XXème siècle afin d’établir l’existence de Dieu par exemple, il s’est vu non plus devant des athées des siècles précédents, mais s’est trouvé face à un athéisme légitimé épistémologiquement.
Les deux écoles traditionnelles les plus connues de cette science sont le Mu’tazilisme et le Ach’arisme.
Or, l’œuvre de Mohammed Baqir Sadr s’inscrit dans cette dynamique de science du Kalam qui se déployait ouvertement sur les exigences spécifiques de son contexte propre, non pas pour s’adapter aux idéologies naissantes, mais pour les examiner avec courage et esprit critique.
Si l’ouvrage demeure méconnu, rares sont en revanche les études qui traitent du renouvellement de la science du Kalâm sans évoquer l’apport novateur de Sadr.
Par exemple, dans l’ouvrage collectif « ‘Ilm al-Kalâm al-jadîd. Madkhal lidirâssat allâhout al-jadîd wa jadal al-‘ilm wa eddîn », l’ouvrage de Sadr est mentionné dans plusieurs contributions.
Ainsi, dès l’introduction, l’intellectuel Abdeljabbâr ar-Rifâ’î évoque « Notre philosophie » le qualifiant de « plus proche de le la science du Kalam que de la philosophie » puisqu’il s’attache à démontrer l’existence de Dieu et critique les avis des philosophes empiristes et marxistes.
L’intellectuel évoque aussi « Les fondements logiques de l’induction » qui « permit à Sadr d’effectuer sa recherche en science du Kalam dans son ouvrage « Abrégé dans les fondements de la foi » » (Abdeljabbar ar-Rifâ’î, Introduction à l’étude de la nouvelle science du Kalam, in La nouvelle science Kalam.
Introduction à la nouvelle théologie et à la dialectique entre science et religion. Sous la direction de Abdeljabbâr Ar-Rifâ’î, 2016, p. 52-53).
Dans le même ouvrage collectif, le penseur Hassan Hanafi qualifie « Les fondement logiques de l’induction » à lui seul de « courant de science du Kalam qui étudie la méthode » (Hassan Hanafi, Les nouvelles orientations de la science du Kalam, in La nouvelle science du Kalam, 2016, p. 501).
Dans son ouvrage « Ilm al-Kalâm al-Mo’açir », Cheikh Haydar Hobbollah consacre un chapitre entier à Mohammed Baqir Sadr en tant que « mutakallim » (pratiquant la science du kalam).
Il considère que le fait le plus important dans le Kalam de Sadr est qu’« il a conjugué la science du kalam à l’épistémologie (…). Sadr est un mutakallim dans « Notre philosophie » et dans les « Fondements logiques » à un degré très important et pas seulement en tant que philosophe (…).
« Un penseur doit parler le langage de ses interlocuteurs, de façon structurée et démonstrative »
Ce qui distingue Sadr et les autres c’est qu’il a articulé le Kalam à l’épistémologie alors que les autres les ont séparés. Et c’est le contexte historique qui a imposé cette interpénétration des deux champs (…).
Ainsi lorsque le mutakallim est entré au XXème siècle afin d’établir l’existence de Dieu par exemple, il s’est vu non plus devant des athées des siècles précédents, mais s’est trouvé face à un athéisme légitimé épistémologiquement » (Haydar Hobbollah, La science du Kalam contemporaine, chapitre 3 : L’expérience du Kalam chez Sadr »).
Avant de clore cette étude, soulignons le renouvellement du discours religieux chez Sadr (tajdîd al-khitâb addînî). Cette figure théologique réformiste a eu cette conscience responsable de l’existence de lutte idéologique contre la légitimité de la religion elle-même.
Le sous-titre de « Notre philosophie » est justement « Etude objective sur la lutte idéologique (mu’tarak as-Sirâ’ al-fikrî) en vigueur entre les différents courants philosophiques, et plus spécifiquement la philosophie islamique et le matérialisme dialectique marxiste ».
Cette figure réformatrice a eu une compréhension et un usage dynamiques de la science du Kalam, dans la mesure où elle a traité de questions philosophiques et épistémologiques qui se sont présentés à elle sous une forme tout à fait nouvelle.
On retient aussi de cette figure, comme ce fut le cas chez J. Afghânî et M. Iqbâl, qu’un penseur doit parler le langage de ses interlocuteurs, de façon structurée et démonstrative, et en clarifiant l’usage des concepts et méthodologies de ceux à qui l’on s’adresse.
Enfin, Mohammed Baqir Sadr est l’archétype de ce que devrait être un Faqîh. Nous avons ici une définition beaucoup plus large de ce qu’est un savant. C’est-à-dire ouvert sur son contexte et capable de produire des réponses claires et adéquates aux problématiques du moment.
Ainsi, à propos des « Fondements logiques de l’induction », le célèbre penseur Abdelkarîm Sorouche affirme qu’« on peut dire avec audace : ce livre est le premier livre dans l’histoire de la culture islamique écrit par un Faqîh musulman, contenant l’une des plus importantes problématiques de la « philosophie de la science et l’épistémologie », et ce avec clarté, clairvoyance et exhaustivité, ce faisant avec présentation critique des théories des philosophes d’occident et d’orient » (Abdelkarim Sorouche, in Les fondements logiques de l’induction à la lumière de l’étude du Docteur Abdelkarim Sorouche, de Sayyid ‘Ammâr Abou Raghîf, p. 15).
Mouhib Jaroui
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