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Les mythes du jihadisme européen : une évaluation critique des débats sur la radicalisation

jihadiste

Docteur en histoire contemporaine de l’Université de Fribourg et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Olivier Moos a publié une remarquable contribution critique sur la perception du jihadisme en Europe. En partenariat avec Religioscope, Mizane.info republie un long extrait de cette analyse. On y apprend notamment qu’il n’existe pas de profil type du jihadiste et que la coloration locale de ce phénomène de violence politique y joue un rôle clé. 

« Malgré le fort degré d’incertitude qui entoure les causes des mobilisations jihadistes en Europe, nous pouvons prudemment circonscrire le cœur du phénomène autour de la recherche de statut, d’identité et de rédemption », conclut Olivier Moos après une vigoureuse et décapante analyse critique (publiée le 13 octobre 2017) des débats sur la radicalisation, en contextualisant celle-ci et en s’intéressant aussi à la nature des liens entre jihadisme contemporain et islam.

Introduction

Olivier Moos.

Depuis trois ans, l’Europe et les États-Unis ont été touchés par une vague d’attaques terroristes perpétrées par des individus motivés par l’idéologie jihadiste. En 2016, 135 personnes ont été tuées par des attaques inspirées par l’idéologie de l’État Islamique (EI) en Europe et 718 individus suspectés de terrorisme jihadiste arrêtés[1]. Un ensemble de données suggèrent depuis 2016 une tendance à la hausse des risques d’attentats en Europe, perpétrés par les partisans d’un califat paradoxalement à l’agonie.

En avril de cette même année, il était estimé qu’environ 30% des jihadistes européens qui avaient rejoint la Syrie étaient rentrés dans leurs pays de résidence, soit approximativement 1200 individus. Actuellement, le total de jihadistes provenant de l’Union Européenne est d’environ 4000 individus, en majorité (2838) originaires de quatre pays : la Belgique (la proportion par habitant la plus haute du continent), la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni[2]. Entre 2014 et 2017, 73% des attaques terroristes commanditées ou inspirées par l’EI en Europe ont été commises par des musulmans citoyens du pays visé (dont 17% de convertis), 14% étaient des résidents ou visiteurs (en toute légalité) de pays voisins[3].

Les convertis forment une catégorie proportionnellement surreprésentée – avec de fortes variations entre les pays – parmi les jihadistes européens impliqués dans des attaques sur le continent et plus encore parmi ceux qui ont émigré vers la Syrie (ou d’autres zones de conflit)[4]. Le califat est en morceau et en retraite sur tous les fronts. Un nombre considérable de ses membres ont été tués et les défections accentuent l’hémorragie. Sa propagande fleuve s’est réduite à un ruisseau.

L’agonie militaire de l’État Islamique ne sonne pas le glas du jihadisme transnational. Les formes que prendra cette organisation dépendront largement de l’évolution des conditions locales et régionales qui ont permis son développement. Sa dangerosité demeure élevée et le retour potentiel de près de 2000 (ex-)jihadistes pose un très sérieux problème de sécurité pour les gouvernements européens. Le pouvoir d’attraction de l’EI, intimement lié à ses succès militaires et son utopie millénariste, s’est pour le moment épuisé. Personne n’aime s’identifier à un perdant. En revanche, l’idéologie salafiste-jihadiste, les environnements conducteurs et les causes qui ont alimenté cette vague de mobilisation n’ont pas disparu.

De janvier 2012 à juillet 2015, les chiffres indiquent un clair rapport entre criminalité et radicalisation violente (…) 80 % des individus ayant commis des attaques terroristes en Europe avaient un passé criminel et 60 % avaient fait de la prison

Depuis 2013, une multitude de publications, essais et débats s’efforcent d’expliquer le phénomène de la violence inspirée par l’utopie jihadiste et son pouvoir de séduction sur des milliers de jeunes musulmans occidentaux. Ce jihadisme A.O.C. est au cœur d’une course à la patente, dans laquelle se sont précipités divers entrepreneurs d’expertise. Cette compétition a provoqué chicanes académiques et pugilats médiatiques pour le contrôle du discours et la captation des mannes gouvernementales.

Cette cacophonie est largement inaudible pour le non-initié et le public est bien en peine d’éviter les chausse-trapes généreusement posées aussi bien par des chefs d’orchestre que de petits maestros au service d’impératifs moraux, idéologiques ou tout simplement professionnels. L’objet de cet article est de fournir au lecteur un compas critique pour naviguer la multiplicité des discours. Il se divise en trois chapitres : une brève présentation des raisons pour lesquelles notre compréhension de ce phénomène est encore incomplète.

Une esquisse de ce qui est consensuellement entendu par radicalisation parmi les spécialistes, consensus qui nous servira d’étalon de mesure pour distinguer les hypothèses solides des interprétations mercenaires. Une lecture critique des deux modèles d’explication les plus couramment invoqués et les objections que l’on peut y apporter.

Chapitre I

Une compréhension limitée

Annonçons d’emblée une frustrante réalité : malgré les progrès en termes qualitatifs et quantitatifs d’une recherche encore jeune sur le sujet, nous ne comprenons pas exhaustivement le phénomène jihadiste dans les pays occidentaux. Il existe quatre raisons principales à cela :

  1. Le phénomène de l’extrémisme violent est complexe, fluide et évolutif

Si la majorité des observateurs s’accorde pour décrire le phénomène comme résultant de l’alignement d’un ensemble de facteurs externes et internes interagissant à différentes échelles et selon des dynamiques variant selon les espaces (locaux, nationaux, voire linguistiques), le défi consiste à évaluer si et dans quelles conditions ces alignements se renforcent réciproquement, et dans quelle mesure ils influent (ou non) sur les processus individuels de radicalisation (cognitive et/ou comportementale).

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Des « chevaliers du jihad » ? Image extraite du N° 14 de Dabiq, magazine de l’EI.

Similairement, les raisons expliquant pourquoi un individu se démobilise d’un groupe violent et/ou abandonne ses idées radicales demeurent sous-étudiées et passablement spéculatives. Il en va de même pour l’évaluation, encore embryonnaire, des différents programmes dits de « déradicalisation » ou « désengagement »[5].

  1. Il n’existe pas de formule chimique de l’extrémisme

C’est un aspect évident et pourtant souvent négligé : l’extrémisme, les textes religieux ou l’idéologie jihadiste ne « font » ni ne « disent » rien ; les seuls agents sont les individus. Leur relation avec les idées extrémistes n’est pas linéaire et nécessaire, mais interactive et contingente. L’indétermination inhérente à l’humain rend le phénomène irréductible à une formule universelle et prédictive.

Non seulement l’extrémisme est un qualificatif culturellement relatif – les normes sociales et morales qui le circonscrivent ne sont pas les mêmes en Suède ou en Arabie Saoudite –, mais aussi les causes de l’extrémisme violent ne sont « mesurables » que dans des espaces particuliers

Il n’existe à ce jour aucun modèle unique pour analyser le processus par lequel une personne embrasse une idéologie radicale ou devient membre d’un groupe extrémiste violent. Les chercheurs Chuck Crossett et Jason Spitaletta identifiaient déjà en 2010 seize théories des causes fondamentales de radicalisation [6]. Nul doute que ce chiffre peut être revu à la hausse en 2017.

  1. Il n’existe pas de profil du jihadiste

Les données recueillies démontrent clairement l’absence d’un profil unique du jihadiste européen : nous observons dans le contingent jihadiste européen une large diversité ethnique, éducationnelle et sociale. Ils sont issus de familles musulmanes ou convertis de souche, pratiquants et non pratiquants, résident en ville ou à la campagne, représentants de la classe moyenne salariée ou petits délinquants des banlieues, hommes et femmes, romantiques et voyous. Il existe néanmoins des tendances qui mettent en évidence différents profils types.

Par exemple, si nous observons la période allant de janvier 2012 à juillet 2015, les chiffres indiquent un clair rapport entre criminalité et radicalisation violente, relation qui n’est pas nouvelle dans le terrorisme, mais qui a connu une hausse notable avec les jihadistes européens : 80 % des individus ayant commis des attaques terroristes en Europe avaient un passé criminel et 60 % avaient fait de la prison [7]. En d’autres termes, une majorité des récents jihadistes occidentaux ayant participé à des attaques terroristes sont familiers avec un milieu et des pratiques impliquant violence et usage des armes. Criminels et jihadistes recrutent dans le même milieu.

  1. L’extrémisme violent est d’abord une affaire locale

Nous tendons intuitivement à penser l’extrémisme violent sous la forme d’un modèle universel : un extrémisme objectif, indépendant de l’espace et du temps dans lesquels il se déploie. Or non seulement l’extrémisme est un qualificatif culturellement relatif – les normes sociales et morales qui le circonscrivent ne sont pas les mêmes en Suède ou en Arabie Saoudite –, mais aussi les causes de l’extrémisme violent ne sont « mesurables » que dans des espaces particuliers créés par le jeu d’interactions entre un certain nombre de facteurs.

Ceux-ci s’étagent sous trois dimensions : micro, à avoir au niveau de la psychologie de l’individu et son milieu immédiat ; meso-scopique, c’est-à-dire relatif à son milieu social et son environnement ; macroscopique, désignant la situation conjoncturelle, le régime politique ou la situation régionale. Ces variations locales ou nationales du phénomène peuvent amener à des diagnostics des causes variant non seulement entre les pays, mais aussi entre les régions au sein même de ces derniers [8].

Par exemple, la recherche sur les radicalisations violentes dans les pays nordiques a mis en évidence une corrélation entre engagement jihadiste et individu en crise, socialement et psychologiquement mal ajusté, souvent avec un passé de petite délinquance. Cette variable est transposable, à des degrés divers, à d’autres terrains européens.

En revanche, dans d’autres pays, par exemple le Canada, les enquêtes suggèrent que la majorité des individus qui se radicalisent suivant le script jihadiste ne semblent pas présenter d’inadéquation sociale particulière et sont souvent issus de familles stables et de la classe moyenne, avec un travail ou un diplôme, et sans casier judiciaire ou expérience préalable dans la petite criminalité. Les jihadistes reflètent à bien des égards les sociétés dont ils sont issus. Les révoltés du Calife ne sont pas des produits importés ; ils sont occidentaux, souvent jusque dans leur ignorance de la tradition islamique.

Olivier Moos

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« Fascination du djihad », Gabriel Martinez-Gros

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