Ousmane Kane est professeur titulaire de la Chaire Islam et sociétés musulmanes contemporaines à Harvard. Il est l’auteur du livre « Au-delà de Tombouctou. Erudition islamique et histoire intellectuelle en Afrique occidentale» paru également en anglais sous le titre ‘Beyond Timbuktu. An Intellectual History of Muslim West Africa ». Mizane Info vous propose la traduction de son entretien avec la Gazette d’Harvard dans laquelle il aborde la place de l’islam en Afrique, ses origines et sa contribution à la civilisation islamique.
Quelle est l’idée fausse la plus répandue en Occident à propos des musulmans africains ?
L’Afrique noire a été représentée aussi bien dans le discours académique que dans les représentations populaires comme un continent de tribus en guerre. Il suffit de suivre la couverture médiatique de l’Afrique dans la plupart des chaînes de télévision pour s’en rendre compte. C’est la plupart du temps des conflits tribaux. En outre, le discours occidental du siècle dernier tendait à représenter l’Afrique noire essentiellement comme un continent d’oralité niant de ce fait sa tradition littéraire.
Cette tradition a été occultée par le discours hégémonique occidental du siècle dernier. En inventant l’Afrique comme continent d’oralité, ce discours passe sous silence sa tradition littéraire
En réalité, de nombreux peuples ouest-africains se sentant liés par une communauté de destin, ont su dans le passé comme dans le présent, transcender leurs particularités pour réaliser des objectifs communs. La très ancienne tradition intellectuelle islamique à laquelle des Africains de races et ethnicités diverses ont contribué, constitue une illustration achevée de cette réalité. Cette tradition, toutefois, a été occultée par le discours hégémonique occidental du siècle dernier. En inventant l’Afrique comme continent d’oralité, ce discours passe sous silence sa tradition littéraire.
Comment l’islam s’est-il propagé de la péninsule arabique au reste de l’Afrique ?
L’islam a une très longue histoire en Afrique. En fait, il a été introduit sur le continent africain avant même qu’il ne s’étende en Arabie, sans parler des pays voisins de la péninsule arabique. Le Prophète Muhammad PSL avait envoyé des dizaines de ses compagnons en Éthiopie avant le début de l’Hégire. Au cours du premier siècle hégirien, l’islam s’est propagé de l’Egypte au reste de l’Afrique du Nord et de l’Afrique du Nord Est au sud de la Côte Swahiliie. C’est à partir de l’Afrique du Nord que la religion musulmane s’est propagée en Afrique de l’Ouest à travers le Sahara.
Le prophète Muhammad a envoyé des dizaines de ses compagnons en Éthiopie avant le début de l’Hégire (…) Tombouctou n’était pas unique. Ce n’était qu’un des nombreux lieux d’érudition qui ont prospéré en Afrique de l’Ouest au cours des derniers siècles
Quelle est la signification de Tombouctou, l’ancienne ville du Mali, dans l’histoire de l’islam ?
La ville de Tombouctou est célèbre pour avoir été un grand centre de négoce et d’érudition islamique depuis des siècles. Elle est réputée par ses nombreuses mosquées et collèges anciens et ses collections de manuscrits arabes rares. Pendant des siècles, elle a attiré des érudits musulmans et des marchands, mais Tombouctou n’était pas unique. Ce n’était qu’un des nombreux centres savants qui ont prospéré en Afrique de l’Ouest au cours des derniers siècles.
Quels autres endroits en Afrique de l’Ouest ont eu la même importance que Tombouctou ? Où vit la majorité des musulmans en Afrique ?
Parmi les autres centres importants d’érudition islamique d’Afrique de l’Ouest, on compte Agadez [Niger], Walata et Shinqit [Mauritanie], Djenné [Mali], Kaolack, Pire, Koki [Sénégal] et Kano, Katsina et Borno [Nigéria], pour n’en citer que quelques-uns. Le nombre de musulmans en Afrique est estimé entre 450 et 500 millions. C’est près d’un tiers de la population mondiale musulmane.
Les Africains ont influencé l’érudition dans le monde islamique pendant plus d’un millénaire. Avec la diffusion de la langue arabe et l’usage du caractère arabe pour transcrire les langues africaines, les lettrés africains ont développé une riche tradition de débat sur l’orthodoxie et le sens en islam
La majorité écrasante des musulmans africains vit dans la moitié nord du continent au-dessus de l’équateur. Dans les pays d’Afrique du Nord comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye, l’Egypte et les pays d’Afrique de l’Ouest comme le Sénégal, le Mali, la Mauritanie et le Niger, plus de 90 % de la population est musulmane. Avec plus de 90 millions de musulmans, le Nigeria a la sixième plus grande population musulmane au monde après l’Indonésie, le Pakistan, l’Inde, le Bangladesh et l’Egypte.
Quelles sont les contributions de l’Afrique de l’Ouest au développement de l’islam ?
Les Africains ont influencé l’érudition dans le monde musulman pendant plus d’un millénaire. Ceci a été bien documenté par des recherches récentes sur l’érudition islamique en Afrique de l’Ouest, et en particulier le patrimoine manuscrit. Par le biais de la langue arabe et de l’usage du caractère arabe pour transcrire les langues africains, les lettrés africains ont développé une riche tradition de débat sur l’orthodoxie et le sens en islam.
Le développement d’une telle tradition n’était pas déconnectée des centres d’érudition islamique ailleurs dans le monde musulman. À Tombouctou, au Caire, à la Mecque et à Bagdad, les chercheurs africains ont joué un rôle important dans le développement de pratiquement tous les domaines des sciences islamiques. Une analyse des écrits et du curriculum suivi par les musulmans ouest-africains montre qu’ils citent des œuvres de tout le monde musulman. Ceci est la preuve qu’ils participent à un réseau mondial d’échanges intellectuel.
Pourquoi est-il important d’écrire un livre sur les musulmans en Afrique de l’Ouest et dAfrique noire en général ?
J’espère que mon livre corrigera les idées fausses en Occident comme dans le Monde arabe que l’Afrique de l’Ouest se situe à la périphérie du monde musulman et que la contribution des lettrés africains à l’érudition islamique est négligeable. J’espère aussi que le public se rendra compte que les musulmans africains en général n’ont jamais été isolés. La mer Rouge et le Sahara n’ont jamais été un obstacle insurmontable à la communication. Au contraire, ils étaient des ponts qui permettaient aux Arabes aux Berbères et aux Africains noirs d’entretenir des relations étroites par le biais du commerce, de la diplomatie et des échanges intellectuels et spirituels.
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