Jacques Derrida.
Seconde partie de l’article de Mouhib Jaroui consacré aux travaux d’Abdelwahab al-Messiri sur la déconstruction derridienne et la post-modernité. Dans cet opus, l’auteur met en exergue les différentes étapes conceptuelles qui ont conduit à l’édification d’un vaste complexe menant, à travers la déconstruction, vers la fin de l’Histoire et la fin de l’Homme. Un complexe impliquant la négation de la notion de vérité au nom d’une critique du logocentrisme de la métaphysique, rendu possible par l’introduction de concepts linguistiques éludant la force probante des textes. Sociologue et philosophe égyptien, Abdelwahab al-Messiri est un spécialiste de la sécularisation. Mouhib Jaroui est enseignant, traducteur et chroniqueur pour Mizane.info.
La post-modernité (ما بعد الحداثة) est un concept qu’on trouve dans de nombreux ouvrages d’Abdelwahab al-Messîrî et qui est parfois synonyme de déconstruction.
C’est un système philosophique qui nie radicalement la métaphysique, les absolus (المطلقات), ainsi que les dualités ou les couples binaires (الثنائيات) comme créateur/création, homme/femme, signifiant/signifié, bien/mal, absolu/relatif, moyen/fin, profane/sacré, éternel/temporel, forme/contenu.
Ne demeure que la matérialité changeante sans constituer un tout, sans transcendance cette fois-ci, sans orientation et sans signification.
Ce qui veut dire que ce système de pensée « insiste sur la relativité de la connaissance et de toute valeur morale, c’est-à-dire, l’absence de référentiel transcendant les individus (…) où chaque être humain détermine lui-même ses valeurs sans recourir aux absolus ou immuabilités humaines (comme le prétend la pensée postmoderniste) ».
Dénigrement de la parole et manipulation de l’écriture
Dans ce cadre, les grands récits ou narrations (القصص الكبرى) disparaissent et laissent place aux petites narrations (القصص الصغيرة) individuelles et singulières.
C’est-à-dire que l’homme ne serait plus capable de penser l’histoire qui englobe l’humanité, seuls sont possibles les récits partiels, relatifs à chaque individu pris dans sa singularité (القصص الجزئية أو الذاتية) (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7èmeéd. 2018, p. 237).
Pour illustrer cette pensée, al-Messîrî nous livre sa lecture de la philosophie de la déconstruction de Jacques Derrida avec qui il a brièvement débattu lorsqu’il était invité au Caire.
Derrida préfère l’écriture car « l’auteur de l’écrit est absent et loin, et n’interagit pas avec les récepteurs de façon direct (…) son texte peut donc être réutilisé d’une façon qui dépasse l’imagination de l’auteur ».
Il analyse de façon critique les concepts derridiens, comme la « présence », « logocentrisme », « phonocentrisme » (التمركز حول المنطوق), « écriture/parole », « trace », « dissémination », « déconstruction », « différance » (avec un a), etc.
Al-Messîrî écrit par exemple que le concept de « présence » (الحضور) est une catégorie première a priori qui précède l’interaction entre le sujet et l’objet, il renverrait donc à un monde intelligible, et c’est pourquoi « les chantres de la postmodernité refusent l’idée de présence car elle est polluée par la métaphysique ».
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Le dénigrement de la parole au profit de l’écriture chez Derrida s’explique par le fait que « la parole suggère la préexistence du sens par rapport au discours prononcé, celui-ci se distingue du système indicationnel, et de ce fait échappe au devenir illustré par la danse des signifiants » (رقص الدوال), écrit A. al-Messîrî.
La parole, poursuit-il, émerge d’un sujet-humain qui parle d’idées enracinées dans l’intellect, ce qui renvoie à l’idée de fondation (la présence et le logos), et « toute préférence de la parole à l’écriture – du point de vue de Derrida – est l’expression du logocentrisme (التمركز حول اللوجوس) », un logocentrisme encore en vigueur durant l’ancienne rationalité matérialiste.
Faire tomber la force probante des Textes
Derrida préfère l’écriture car « l’auteur de l’écrit est absent et loin, et n’interagit pas avec les récepteurs de façon direct (…) son texte peut donc être réutilisé d’une façon qui dépasse l’imagination de l’auteur ».
Derrida donne l’exemple d’une phrase de Nietzsche sujette à diverses interprétations : « J’ai oublié mon parapluie », ce qui laisse place à la danse du stylo et le jeu des signifiants, car l’auteur n’est plus présent pour nous dire le contexte de cette phrase, les signifiants sont alors séparés du signifié.
C’est de cette façon que « la déconstruction a réussi à faire tomber la force probante des textes (حجية النصوص), quels que soient ces textes », écrit-il.
En effet, le sens ou l’ensemble des significations s’éparpille, se disperse, s’émiette, s’évapore, se dissémine (تناثر المعنى) à travers le jeu de différance (الإخترجلاف = الإختلاف+الإرجاء), où les sens perdent leur stabilité, la signification ne se déduit plus de la relation entre signifiant et signifié, mais des relations entre les signifiants eux-mêmes, ne laissant vaguement que des « traces » (اثار) qui se renvoient l’une à l’autre dans un jeu de présence/absence.
« Avec l’arrivée de l’histoire à sa fin (…) apparaît un être humain unidimensionnel, disparaissent la subjectivité, la profondeur, la civilisation et donc l’homme (…). Le nouvel ordre mondial, en ce sens, est un ordre anti-humain et anti-histoire ».
« Et ce dernier concept [trace] est l’un des plus importants concepts de la liquéfaction1 (السيولة) chez Derrida ». (A. al-Messîrî, La laïcité, la modernité et la mondialisation, interview réalisée par Suzanne Harfî, 2009, 7ème éd. 2018, p. 244).
La séparation à jamais entre signifiant et signifié entraîne la séparation entre raison et réel, entre homme et nature, et in fine, entre Créateur et création. Après tout, « il n’y a rien hors du texte » (A. al-Messîrî et Fathî Atturîkî, La modernité et la postmodernité, 2003, p.90).
La déconstruction et les prophéties de la fin de l’histoire et de l’homme
Selon A. al-Messîrî, le nouveau référentiel matérialiste, sous son versant structuraliste notamment, n’a pas manqué de reconnaître que le paradigme déconstructiviste implique aussi « la fin de l’histoire » et « la mort de l’homme ».
Il note justement que « ce concept [fin de l’histoire] appartient à toute une famille d’autres concepts (…) mais le plus important de ces concepts est celui de déconstruction » (A. al-Messîrî, La laïcité, la modernité et la mondialisation, interview réalisée par Suzanne Harfî, 2009, 7èmeéd. 2018, p.171).
Al-Messîrî fait remonter l’idée de « fin de l’histoire » à la renaissance occidentale systématisée ensuite dans la pensée hégélienne qui n’appréhende le réel que du point de vue de la fin de l’histoire (الفكرالهيجلي لا ينظر إلى الواقع إلا من منظور نهاية التاريخ).
Cette idée signifie que l’histoire, avec ce qu’elle contient de complexité et de simplicité, de devenir et de permanence, d’espoir et de désespoir, de noblesse et de bassesse, arrivera à un moment donné à sa fin et deviendra immobile, où l’homme maîtrisera tout son environnement et trouvera une solution finale et décisive à tous ses problèmes dans ce « paradis terrestre » (الفردوس الأرضي).
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Mais cette conception va de pair avec la fin de l’homme en tant qu’homme comme l’affirme A. al-Messîrî lorsqu’il a débattu avec l’auteur de cette thèse, F. Fukuyama.
« La postmodernité (…) est, elle aussi, la déclaration de la fin de l’histoire et la fin de l’homme en tant qu’être complexe, social, et capable de libres choix moraux, remplacé par un homme unidimensionnel (إنسان ذو بعد واحد) qui se meut dans le cadre référentiel de l’immanence (المرجعية الكامنة) (…) Et cet homme n’a pas de mémoire, il vit l’instant dans sa petite narration ».
Qui produit l’histoire si ce n’est l’homme en tant que sujet complexe ? L’histoire n’est-elle pas la manifestation de la liberté de l’homme et de ses œuvres dans le temps et dans l’espace ?
En effet, « avec l’arrivée de l’histoire à sa fin (…) apparaît un être humain unidimensionnel, disparaissent la subjectivité, la profondeur, la civilisation et donc l’homme ; et apparaît le monde de la mort de l’homme après avoir déclaré la mort de Dieu (موت الإله) (…). Le nouvel ordre mondial, en ce sens, est un ordre anti-humain et anti-histoire ».
C’est ainsi que le référentiel matérialiste rejette tout phénomène complexe doté de sacralité ou d’énigmes (قداسة أو أسرار), pour que « l’homme fonde dans la nature/matière et disparaisse en tant qu’être complexe et indépendant (كيان مركب مستقل) » (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7èmeéd. 2018, p. 176).
La dissolution de l’Homme post-moderne
La philosophie déconstructiviste (الفلسفة التفكيكية) ne s’en cache pas. Michel Foucault reconnait ainsi dans son ouvrage (Les mots et les choses) que « l’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine ».
Cet homme, écrit-il, serait probablement appelé à s’effacer, « comme à la limite de la mer un visage de sable ».
A. al-Messîrî, fin connaisseur de cette philosophie, l’a très bien compris en disant à propos des « structuralistes » qu’ils « déclarent (eux aussi) la mort de l’homme à leur façon quand ils affirment que c’est la structure qui parle à travers l’homme et non l’inverse ! » (A. al-Messîrî, La laïcité, la modernité et la mondialisation, interview réalisée par Suzanne Harfî, 2009, 7èmeéd. 2018, p .243).
Finalement, « la postmodernité (…) est, elle aussi, la déclaration de la fin de l’histoire et la fin de l’homme en tant qu’être complexe, social, et capable de libres choix moraux, remplacé par un homme unidimensionnel (إنسان ذو بعد واحد) qui se meut dans le cadre référentiel de l’immanence (المرجعية الكامنة) (…).
Et cet homme n’a pas de mémoire, il vit l’instant dans sa petite narration (…). Si Fukuyama a découvert la fin de l’histoire, la postmodernité la tue » (A. al-Messîrî, La philosophie matérialiste et la déconstruction de l’homme, 2002, 7èmeéd. 2018, p.168-169).
Mouhib Jaroui
Notes :
1-Cette idée de « liquéfaction », qui revient souvent dans les écrits de A. al-Messîrî, est empruntée au sociologue et penseur de la postmodernité, Zygmunt Bauman dont les ouvrages « L’amour liquide », « La vie liquide » et « Le présent liquide » rendent compte.
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