Docteur en linguistique, imam et écrivain, Mohamed Bajrafil dévoile, dans cette troisième partie du dossier d’entretiens de Mizane.info sur l’institutionnalisation du culte musulman en France, sa position. Que ce soit sur le rôle de l’Etat, les conditions d’une réforme du CFCM ou la nécessité, pour la jeunesse musulmane, de ne pas céder à une tentation de la rupture politique avec l’Etat, l’auteur de « Réveillons-nous, lettre à un jeune musulman français » plaide en faveur d’un activisme responsable. Explications.
« Il est normal que l’Etat essaie d’aider à mettre de l’ordre dans la manière dont la question de l’islam s’organise en France, mais sans s’immiscer dans la pratique du culte. Souvent, les acteurs du culte se réunissent à la préfecture au sujet d’une question sur laquelle ils ne se sont pas vus et ne se sont pas entendus auparavant. Ces acteurs vivent les uns à côté des autres, et parfois les uns contre les autres. Le rôle de l’Etat est d’aider à cette organisation sans déroger au principe de laïcité et sans céder, dans son modèle, à un christiano-centrisme. Il faut éviter les erreurs du passé.
De toutes façons, le CFCM n’a plus le choix. Soit il se réforme, soit il disparaîtra
Le CFCM a un manque de crédibilité, malgré la bonne foi des uns et des autres, parce que dès le départ certains groupes ou courants ont été écartés au profit de fédérations liées aux pays d’origine des musulmans issus de l’immigration. Si l’on pense au cas de l’Eglise catholique française par exemple, il ne faut pas oublier que cela fait très peu de temps que cette Eglise a pris son autonomie par rapport à Rome. Le fait que l’étranger exerce une influence sur un culte français n’est donc pas nécessairement mauvais en soi. En Allemagne, les musulmans turco-allemands n’ont pas les mêmes problèmes que nous car la Turquie exerce un monopole dans sa gestion. La situation est différente en France et ce qui nous mine aujourd’hui est la guerre entre Algériens et Marocains, ou la politique turque, qui parasitent par leur ingérence conflictuelle la manière de vivre l’islam en France. Ces fédérations sont tenues par les pays d’origine, d’une manière ou d’une autre. Dès lors, le type de relation établie ne peut pas être de nature à aller dans le même sens que celui d’un islam vécu en France.
Le rôle de l’Etat : faciliter, sans imposer
Exclure le CFCM est cependant une mauvaise idée. Il faut voir comment le remodeler et revoir sa réorganisation pour sortir d’un modèle où les décideurs, du haut de leur tour d’ivoire, décident sans tenir compte de la base. Il y a eu d’ailleurs récemment une surenchère des initiatives de consultation. Le CFCM peut être critiqué à bien des égards. Cela dit, on peut s’interroger : avait-il les moyens de faire autrement ?
Son absence de budget et sa dépendance aux pays d’origine, qui se manifeste aussi dans le soutien ou l’absence de soutien des candidats qui ont pris la tête de l’institution, expliquent cette faiblesse. Il y a, à mon sens, deux manières d’imaginer une réforme. La première est que l’Etat se saisisse radicalement du dossier pour avoir laissé pourrir cette situation. La seconde option, préférable, est que le CFCM se réforme lui-même. De toutes façons, il n’a plus le choix. Soit il se réforme, soit il disparaîtra. La présidence tournante est un facteur de blocage. Quelle que soit l’option qui s’imposera, nous pouvons attendre de l’Etat qu’il aide et accompagne les musulmans dans ce processus d’institutionnalisation de l’islam en France. Mais la restructuration institutionnelle doit être accomplie par les musulmans eux-mêmes. Personne d’autre ne pourra le faire à leur place. Par contre, l’Etat peut jouer un rôle de facilitateur.
Le fait de considérer, pour un Français musulman, que son propre Etat travaille contre lui est désastreuse. C’est pourtant l’idée ambiante. Nous ne nous rendons pas compte de la portée des mots que nous utilisons. Ce type de discours est dangereux
En phase d’immobilisme, il peut même mettre la pression pour que nous nous organisions. Mais il faudra tenir compte de toutes les sensibilités, sans en exclure aucune, tout en les poussant vers deux choses. Le respect des institutions de l’Etat. Personne ne doit en France, qu’il soit musulman ou pas, prôner un discours qui menace le fonctionnement des institutions qui nous permettent de vivre ensemble. Et l’émergence d’un véritable islam de France.
Ne pas céder à la tentation de la rupture
Le problème est que certains n’ont pas encore rompu avec l’idée qu’un jour ils partiront d’ici alors que ce pays est le leur. Et que par conséquent, l’islam ne serait pas français, car les Français seraient mécréants, mais qu’il serait la propriété des pays d’origine au sein desquels la oumma pourrait seulement se vivre et s’accomplir. Lorsqu’un Français converti tient ce propos, on nage dans l’absurde ! Certains musulmans acceptent davantage l’ingérence de l’Algérie ou d’un autre pays sur l’islam que celle de l’Etat français. Notre manière de concevoir nos rapports avec l’Etat français est réellement problématique. L’Etat est présenté comme un ennemi. Même si le rôle de l’Etat n’a pas toujours été à la hauteur, le fait de considérer pour un Français musulman que son propre Etat travaille contre lui est désastreuse. C’est pourtant l’idée ambiante. Nous ne nous rendons pas compte de la portée des mots que nous utilisons. Ce type de discours est dangereux. En ce sens, les consultations actuelles ne serviront pas à grand-chose tant que ce genre d’idée sera dominante. Comment s’asseoir avec quelqu’un qui veut votre disparition ? Or, c’est ce qu’on a mis dans la tête des gens. »
Mohamed Bajrafil
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