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Morale et rationalité chez le philosophe Taha Abderrahmane

Fitra
Taha Abderrahmane. 

Dernière partie de la présentation de l’oeuvre du philosophe marocain Taha Abderrahmane. Mouhib Jaroui aborde la question de la dialectique entre cœur, raison et morale, en soulignant la spécificité de la conception islamique de la rationalité qui rompt avec l’unicité sémantique du logocentrisme européen. Pour Taha Abderrahmane, la philosophie ne se distingue pas d’une certaine pratique qui oriente toujours la théorie, et la morale ou le registre normatif est inséparable de son exercice.

Le sens de la « rationalité », communément admis, nous provient des Grecs et a été imposé aux musulmans.

Ne dit-on pas chez les Fuqaha que « ceci est valide du point de vue de la raison et de la législation », comme si la législation n’était pas rationnelle et que la raison n’avait aucun aspect législatif ? (T. Abderrahmane, La question de la moralité. Contribution à la critique morale de la modernité occidentale, 2000, pp. 149-152).

Dans la philosophie grecque, la raison est une substance contenue au sein de l’être humain. Or, la raison (al-‘aql), aux yeux de T. Abderrahmane, est une faculté de perception parmi d’autres comme l’ouïe, le goût, la vision et l’odorat qui ne sont pas des substances.

Et de la même manière que l’oreille est la source de l’ouïe, la source de la raison est le cœur comme le stipule le Coran : « afin d’avoir des cœurs (qulûbune) pour comprendre (ya’qilûna bihâ) » (Al-Hajj, 46). C’est donc avec le cœur que l’on raisonne. Le qalb, c’est-à-dire le cœur comme force agissante, raisonne à travers sa propre multiplicité.

Le propre du cœur est de se manifester sous plusieurs états, d’où la rationalité fondamentalement plurielle, ou ce que T. Abderrahmane appelle « At-Takawthur » qui conjugue le sensible au spirituel selon les états du cœur (T. Abderrahmane, La langue et la balance ou at-Takawthur de la raison, 1998).

Que fait précisément la raison ?

La rationalité islamique comme mise en relation entre les moyens et les valeurs

Selon T. Abderrahmane, la raison met en relation les objets, mais sans pouvoir englober le cosmos dans sa totalité comme le prétend la raison grecque.

Elle ne consiste pas non plus à mettre en relation les fins et leurs moyens appropriés, comme chez les modernes, mais plutôt à mettre en relation les moyens avec les valeurs, et les causes avec les principes, ce que d’aucuns appellent aujourd’hui les « maqâcid ».

C’est ainsi que les valeurs élèvent les moyens bien au-dessus de la matérialité ou de leur caractère purement instrumental ou calculatoire.

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Dans une perspective de rationalité croyante, qui se meut dans la foi, la raison cherche la certitude dans l’efficacité des moyens et dans le bénéfice des valeurs, quand la rationalité moderne se meut et se complaît dans l’incertitude. Mais comment parvient-on à ces valeurs certaines ? Peut-on y accéder de son propre chef ?

Pour T. Abderrahmane, on ne peut les atteindre que par la pratique religieuse puisque la Révélation divine est venue offrir au croyant cette certitude qui fait défaut à d’autres. C’est elle qui lui définit les finalités et les principes et la certitude de leur vertu, c’est elle qui définit aussi les causes et les moyens et la certitude de leur efficacité.

Taha Abderrahmane

Donc c’est à partir des Textes que nous tirons ces éléments premiers, et par extension, au gré des besoins de la vie, d’autres principes et moyens tout aussi bénéfiques et certains.

T. Abderrahmane est catégorique dans sa réponse, « l’être-humain ne peut par lui-même atteindre ces valeurs premières à partir de son réel extérieur, car la valeur est ce qui doit être, alors que le réel est ce qui est survenu, et on ne peut déduire la valeur de ce qui a eu lieu, autrement dit, on ne peut extraire ce qui doit être en tant qu’il s’agit de vérités symboliques non sensibles et infinies, d’un réel sensible et fini, car le saut du réel au principe est impossible d’un point de vue logique » (T. Abderrahmane, Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 45).

On a pris l’habitude de croire que la philosophie est un exercice purement théorique qui n’implique aucune pratique. T. Abderrahmane récuse cette fausse croyance, « et il n’est pas étonnant de constater que lorsque le monde musulman a accueilli la philosophie, il l’a qualifiée de « sagesse », car la sagesse est conditionnée par la pratique (…) puisque c’est la pratique qui oriente la théorie et non l’inverse »

Ces valeurs ne proviennent pas de l’extérieur de l’homme, mais de l’intérieur, pour lui « éclairer » le chemin et la vie. De même, elles ne sont pas déduites par des efforts d’abstraction purement théorique, auquel cas des personnes ordinaires ne pourraient en bénéficier.

Donc, on comprend de T. Abderrahmane que ces valeurs familières à la nature humaine sont confirmées par la Révélation. Existe-t-il d’autres rationalités que celle-ci ?

Les trois degrés de rationalité

« A partir de ce lien entre le moyen et la valeur, se déterminent pour moi diverses rationalités » : « al-‘aqlâniyya al-mojarradah », qui n’est pas à confondre avec la rationalité abstraite en ce qu’elle serait détachée du sensible, mais qui s’abstrait de la pratique, qui se retire de la pratique religieuse ou la pratique légale.

Elle est dépourvue de certitude au niveau des fins visées ou des moyens utilisés. C’est la rationalité moderne.

Ensuite, « al-‘aqlâniyya al-mosaddadah » est celle qui obtient la certitude dans le bénéfice des valeurs adoptées à partir de la Révélation, mais sans obtenir celle de l’efficacité des moyens, car elle croit extraire les moyens de ces Textes révélés, superficiellement survolés, mais en réalité, l’essence des Textes échappe encore à cette rationalité.

Enfin, « al-‘aqlâniyya al-moayyadah » est celle qui saisit les finalités et les principes de la Législation, obtenant la certitude de leur bénéfice et de l’efficacité des moyens.

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« En résumé, il y a trois niveaux de rationalité : la rationalité dépourvue de certitude, ni dans le bénéfice des valeurs, ni dans l’efficacité des moyens ; la deuxième rationalité lui est supérieure car elle atteint la certitude du bénéfice des valeurs mais sans celle des moyens ; et il y a une troisième rationalité bien supérieure en certitude au niveau de la vertu des principes comme de l’efficacité des moyens » (T. Abderrahmane, Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 49).

Et la morale dans tout ça ?

De la raison théorique à la morale

On a pris l’habitude de croire que la philosophie est un exercice purement intellectuel, théorique et démonstratif qui n’implique au moins directement aucune pratique. T. Abderrahmane récuse cette fausse croyance, « et il n’est pas étonnant de constater que lorsque le monde musulman a accueilli la philosophie, il l’a qualifiée de « sagesse », car la sagesse est conditionnée par la pratique (…) puisque c’est la pratique qui oriente la théorie et non l’inverse ».

Mais qu’est-ce que la « pratique » ? Elle désigne « un ensemble de façons d’être susceptibles d’êtres qualifiées de bonnes ou mauvaises, et à partir de là elles s’inscrivent dans la morale.

De ce point de vue, il faut que les idées demeurent relatives à la morale afin que la philosophie soit « sagesse » comme la considérait la tradition musulmane » (Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 54-55).

Bien plus ! Il n’y a pas une seule pratique humaine qui n’entre pas dans le champ illimité de la morale, y compris l’exercice intellectuel théorique qui est en lui-même un acte qui tombe sous le jugement de la morale car in fine il vise soit à atteindre un état bénéfique ou repousser un préjudice, nous dit T. Abderrahmane, en ce sens il relève de la morale.

En fin de compte, ce qui constitue l’homme ce n’est pas la rationalité au sens où on l’entend aujourd’hui, mais la morale. Justement, le propre de la langue arabe est de donner la même racine à la morale et à la création sur le plan linguistique : « Dirige tout ton être vers la religion exclusivement [pour Allah], telle est la nature qu’Allah a originellement donnée aux hommes (fatara an-Nâss) – pas de changement à la création d’Allah (khalqi llah) » (Ar-Rûm, 30).

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Il définit la « fitra » comme « l’ensemble des sens moraux enracinées dans l’esprit de l’être humain ou qui constituent son esprit, c’est-à-dire qu’elle est à la fois une structure de la création et une structure de la morale (bunya khalqiyya wa bunya khuloqiyya) » (Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 100).

Le principe de solidarité sociale est un principe moral qui tire son origine de la religion. C’est un principe qui a été laïcisé ou rationalisé à partir du principe de bienfaisance chrétienne ou « at-Tarâhum » chez les musulmans. Ce processus de laïcisation est traduit par le terme de « ad-Dunyawiyya ou ad-Dunyâniyya » puisqu’il s’agit d’une focalisation bornée sur la vie-ici-bas et la disqualification de l’au-delà.

Une question demeure toutefois. Peut-on penser la morale en dehors de la religion ?

La morale est inséparable de la religion

Disons-le d’emblée, pour T. Abderrahmane, pas de morale sans religion. Comme le disait le Prophète (PBDSL), « Je n’ai été envoyé que pour parfaire les nobles moralités ».

La fonction de la Révélation est de nous informer sur l’existence des nobles valeurs en notre état de nature (al-fitra) et comment se comporter en conformité avec ces valeurs.

Ainsi, la fonction de la Révélation n’est pas de nous informer sur ce que T. Abderrahmane appelle « al-mulkiyyât » ou « al-nathar al-mulkî », les phénomènes du cosmos, mais des « malâkûtiyyât » ou « al-nathar al-malakûti » c’est-à-dire des « âyât » qui correspondent à ces valeurs symboliques déposées dans notre état de nature par la grâce divine (T. Abderrahmane, Le droit des musulmans à une pensée propre, 3ème éd. 2014).

Mais alors, comment expliquer que ces valeurs existent parfois chez les non musulmans et absentes chez les musulmans ?

Taha Abderrahmane
Emmanuel Kant.

L’adoption de ces valeurs par les non musulmans ne signifie pas qu’elles n’ont pas été déduites de la religion, mais elles ont été progressivement « laïcisées » ou « rationalisées » ou « historicisées » et réduites ensuite au champ privé de l’individu.

T. Abderrahmane récuse cette privatisation de la morale en rappelant que même le droit qui régit les affaires publiques n’est que le résultat de la légifération de la morale.

C’est dans cette perspective que notre philosophe s’oppose à la conception kantienne de la morale.

Le philosophe allemand n’a, selon T. Abderrrahmane, fait que laïciser la morale lorsqu’il l’a séparée de la religion et rationalisée dans une certaine mesure à l’instar de Descartes et Spinoza.

A l’aide de la rationalité théorique (al-‘aqlâniyya al-mojarradah), Kant a séparé la question morale de ses fondements religieux, au nom des slogans de la modernité et des Lumières : « Ose penser par toi-même ! ».

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Aujourd’hui, par exemple, le principe de solidarité sociale est un principe moral qui tire son origine de la religion. C’est un principe qui a été laïcisé ou rationalisé à partir du principe de bienfaisance chrétienne ou « at-Tarâhum » chez les musulmans. Idem pour le principe de citoyenneté qui correspond à la fraternité, et ainsi de suite.

Ce processus de laïcisation qui caractérise la modernité occidentale, illustré par la philosophie de Kant, est traduit par le terme de « ad-Dunyawiyya ou ad-Dunyâniyya » puisqu’il s’agit, aux yeux de T. Abderrahmane, d’une focalisation bornée sur la vie-ici-bas et la disqualification de l’au-delà (T. Abderrahmane, La question de la moralité, 2000, p.40).

La religion musulmane est-elle épargnée par ce dévoiement de la question morale ?

Plaidoyer pour une redéfinition de la morale dans les sciences islamiques

Il n’est pas possible de distinguer l’aspect moral de l’aspect juridique dans le Coran et la Sunna, pense T. Abderrahmane, car les prescriptions juridiques visent justement à atteindre une haute moralité : « En vérité la Ṣalāt préserve de la turpitude et du blâmable » (Al-‘Ankabout, 45), « Prélève de leurs biens une Ṣadaqa par laquelle tu les purifies et les bénis » (At-Tawba, 103).

Or, les sciences islamiques n’ont pas été épargnées non plus par cette mauvaise conception de la morale citée plus haut. C’est ce que T. Abderrahmane constate à travers les fondements du droit musulman (T. Abderrahmane, Renouvellement de la méthode dans l’appréciation de la tradition, 1994).

La spécificité est le corps de l’universalité. Pour plus de clarté, les valeurs universelles ne peuvent être véhiculées et transmises qu’en revêtant des habits spécifiques (…) l’universalité est un ensemble de valeurs qui revêtent le vêtement des différentes particularités

Qu’est-ce à dire ?

On distingue traditionnellement dans la théorie des Maqâcid, c’est-à-dire les finalités supérieures de l’islam, trois catégories d’intérêt défendus par la Législation, du plus au moins important : Ad-Darûriyyât, sans quoi les affaires temporelles ne se dérouleraient pas, Al-Hâjjiyât, nécessaires mais moins obligatoires que les précédentes, At-Tahssîniyyât, des finalités relativement « accessoires » qui comprennent parfois « makârim al-akhlâq », des finalités « d’embellissement ».

Cette hiérarchie est vivement critiquée par T. Abderrahmane. En effet, comment peut-on mettre les nobles moralités en troisième position seulement alors que la Législation est venue « pour parfaire les hautes moralités » comme le stipule le Prophète (PBDSL) ?

Dans cette perspective, T. Abderrahmane propose audacieusement de mettre les « intérêts spirituels » (al-maçâlih arrûhiyya) dans la première catégorie, les « intérêts rationnels » dans la deuxième, et les « intérêts matériels » dans la troisième catégorie, At-Tahssîniyyât (T. Abderrahmane, La question de la moralité, 2000, p. 51).

Si la philosophie grecque a une part de responsabilité dans cette mauvaise compréhension de la morale chez les savants de l’islam, T. Abderrahmane ne s’arrête pas à ce constat.

Il va jusqu’à interroger la pertinence des catégories aristotéliciennes établies dans l’Organon et les renvoyer chacune à leurs conditions culturelles et linguistiques… spécifiques à la civilisation grecque d’alors, non sans les comparer aux catégories arabes et musulmanes (T. Abderrahmane, Question de méthode. Dans les horizons de la fondation d’un nouveau paradigme, 2015).

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C’est ainsi que se définit la philosophie morale au sein de la tradition musulmane. Mais encore une fois, une question demeure.

Si T. Abderrahmane croit au caractère de prime abord local et culturel de la philosophie, morale en l’occurrence, peut-on dire pour autant qu’il ne croit pas à la possibilité de son caractère universel ?

La philosophie propre n’est pas incompatible avec la philosophie universelle

Que l’on soit bien claire. La philosophie propre, c’est-à-dire spécifique, ne s’oppose pas à la philosophie universelle, car « la philosophie spécifique est le berceau de la philosophie universelle, et la preuve en est que le philosophe produit une pensée philosophique qu’il tire d’une tradition spécifique (majâl tadâwulî khâç), avec des valeurs bien déterminées et des visées particulières, mais ce philosophe s’élève à un degré qui fait en sorte que ces valeurs ou finalités ou cadre traditionnel, à partir desquels il prend son point de départ, s’ouvrent sur les autres valeurs et autres cadres traditionnels.

La spécificité est le corps de l’universalité. Pour plus de clarté, les valeurs universelles ne peuvent être véhiculées et transmises qu’en revêtant des habits spécifiques (…) l’universalité est un ensemble de valeurs qui revêtent le vêtement des différentes particularités » (Le débat comme horizon de la pensée, 2013, p. 117-118).

Cette question est traitée en ces mêmes termes dans un autre ouvrage majeur. « Comment concilier la spécificité musulmane et l’universalité ? », s’interroge T. Abderrahmane. « La particularité représente pour une communauté ce que représente le corps pour l’esprit » (Le droit des musulmans à une pensée propre, 3ème éd. 2014, p. 26-27).

En distinguant « mabda’ al-kawniyya », le principe de l’universalité, et « wâqi’ al-kawnîyya », le réel de l’universalité, telle qu’elle se présente, positive, à un moment donné, T. Abderrahmane pense que la réponse de la communauté musulmane aux questions de son temps présente deux caractéristiques : « la première est la « spécificité de la foi » qui s’appuie sur « al-nathar al-malakûtî » et médite sur les différentes « âyât » de l’univers, donnant au musulman la foi la plus globale ; la deuxième est la « spécificité morale » qui s’appuie sur le principe de l’entre-connaissance, qui interagit avec des individus et communautés différents, donnant au musulman la morale la plus parfaite ».

Ainsi, l’universalité réside dans le fait que, d’une part, le musulman médite toutes les âyât que tout un chacun peut méditer, de l’autre il interagit avec toutes les communautés et tous les individus (Le droit des musulmans à une pensée propre, 3ème éd. 2014, p. 42).

Le véritable problème est de ne laisser aucun « wâqi’ al-kawniyya », occidental notamment, s’imposer aux autres communautés, les empêchant de définir leur « wâqi’ al-kawniyya » à travers une « violence intellectuelle » ou une « universalité violente », selon les termes de notre philosophe.

Mouhib Jaroui

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