« La Méduse » par Le Caravage.
Rachid Achachi est chercheur en sociologie et en anthropologie. Dans un article publié dans le cadre d’un dossier consacré à l’étude critique de la modernité par Ribat al Hikma, que nous reproduisons avec leur aimable autorisation, Rachid Achachi revient de manière synthétique sur les grandes étapes généalogiques de la modernité qui ont mené l’Europe occidentale d’un théisme chrétien à un athéisme nihiliste.
Définie tantôt comme une phase historique, tantôt comme un paradigme (نموذج فكري) ou une représentation du monde (تصوّر للعالم / Weltanschauung), ou encore comme étant le mouvement du progrès technique, voir comme une rupture ontologique (قطيعة وجودية),…, la « modernité / الحداثة» est tout cela à la fois tout en ne l’étant pas.
Elle est avant tout l’émergence d’un Sujet individuel (individualisme : الفردية، الفردانية) toujours fuyant, voir évanescent (متلاشي), né d’une décosmie (قطيعة مع الكون) dont il s’agira de définir les fondements et les contours. La modernité ou l’éternel retour du nouveau :
Étymologiquement (étymologie : علم أصول الكلمات), la modernité procède de « mode », du latin « modus », signifiant littéralement ce qui est « récent/nouveau : حديث، جديد» et opposé à « ancien/antique : قديم ».
Elle n’est par conséquent pas à confondre avec la « contemporanéité : المعاصرة », puisque les gens de l’antiquité ou du moyen-âge sont contemporains de leur antiquité ou de leur moyen-âge. Il n’en demeure pas moins vrai qu’ils ne sont aucunement modernes.
Car le « culte du nouveau : عبادة الجديد » de la modernité n’est pas le désir d’un événement unique (hapax : حدث فريد) en tant qu’il serait une rupture définitive, ni l’avènement d’une ère nouvelle (حقبة جديدة) et accomplie dans laquelle un nouveau monde sera bâti, mais il est la raison d’être de la modernité, son essence, et c’est en cela qu’elle est indéfiniment naissante.
La tradition nécessite un ancrage et un enracinement, permettant une transmission de sens (tradition, du latin « traditio », du verbe « tradere » : action de transmettre). Or la modernité ne produit pas de sens, elle est intrinsèquement une dérive du sens.
Une première définition de la modernité pourrait ainsi être : « le nouveau toujours recommencé : ». Un nouveau qui une fois engendré, cesse quasi-immédiatement de l’être, et ainsi de suite. Un éternel retour du changement. Elle est ainsi une dialectique négative.
Cependant, la modernité n’est pas réductible à la nouveauté (الحداثة لا تختصر في مستجدَّاتِها), cette dernière n’en étant que la convulsion chronique (تَشَنُّجات مُزمِنة). Ses multiples ruptures convulsives seraient comparables à des vagues que la modernité entretient et chevauche pour ne pas se noyer, dans une fuite en avant, le plus loin possible de la hantise du passé (فرارا من جَزَعِ الماضي).
Mais pas trop loin, le nouveau ayant besoin de l’ancien puisqu’il s’y oppose. Elle est ainsi une fonction négative dans son rapport au passé. Particulièrement au passé « immédiat » en tant qu’elle en est le dépassement permanent. La modernité est ainsi ce qui déborde les modernes qui en tant que contemporains, « ne cessent de courir après elle[1] ».
Citons l’exemple filmé (cliquez ici) du journaliste Daniel Schneidermann face au désormais célèbre personnage non binaire. Dans cet échange insolite, le seul « moderne » sur le plateau fut le « personnage non binaire » en tant qu’il incarnait à cet instant l’avant-garde
de la modernité en mouvement.
Tandis que Schneidermann, bien que se pensant « moderne », en s’étant accroché à la phase précédente (féminisme, homosexualité, …) et désormais en dépassement de la modernité, devient réactionnaire.
Dit plus simplement : La « modernité » est un désir et une dynamique permanente de dépassement du passé. Le plus lointain d’abord qu’elle juge comme archaïque ou rétrograde et qu’il s’agit de déconstruire pour s’en libérer.
Puis le plus récent, sachant que ce « plus récent » est le produit même de la modernité. Mais comme elle va encore plus loin dans ses ruptures car c’est en cela sa nature, elle se met à considérer ce qu’elle a engendré par le passé comme étant un passé à déconstruire.
La modernité comme fonction négative du passé
Elle n’existe donc que « contre », en négatif de son antériorité même la plus récente. Il ne saurait donc y avoir comme le souligne Fabrice Hadjadj[2] de « tradition de la modernité », et c’est là sa fragilité intrinsèque (الحداثة تفتقر إلى أصالة. و هنا يكمن ضعفها و هشاشتها).
Ce que souligne Rosenberg dans son ouvrage « la tradition du nouveau » en ces termes : « Au XXème siècle, la seule tradition vitale dont la critique puisse se réclamer est celle du rejet de toute tradition »[3].
Car la tradition nécessite un ancrage (مرسى) et un enracinement (تَجَدُّر), permettant une transmission de sens (tradition, du latin « traditio », du verbe « tradere » : action de transmettre). Or la modernité ne produit pas de sens, elle est intrinsèquement une dérive du sens (انحراف معنوي و دلالي).
Autrement dit une « anomie[4] permanente لامعيارية و انحلال مستدام » et toujours renouvelée. Elle est par conséquent une dynamique anti-prédicative graduelle par chutes qualitatives (نَزْلَةٌ نوعية).
Son assomption (نشأتها و صعودها) se fait par régression graduelle (تراجع تدريجي) à travers des ersatz (بدائل زائفة) de son antériorité. Autrement dit, à chaque fois que la modernité déconstruit un prédicat ou un sens, elle propose par la suite une alternative sémantique (بديل معنوي و دلالي) qualitativement inférieure, pour la reprendre à nouveau et en déconstruire un autre prédicat, et ainsi de suite, …
L’Occident chrétien est ainsi passé en quelques siècles d’une conception « théiste » de Dieu (ألوهية و ربوبية) en tant que créateur de toute chose et interférant dans les affaires humaines (révélations, miracles, grâce, théophanies,…) à un athéisme absolue (إلحاد مطلق). Cela ne s’est pas fait d’un coup.
L’émergence dans un premier temps d’une conception « déiste » de Dieu (ربوبية مع إنكار صفة الألوهية) (un Dieu architecte du monde mais qui n’interfère pas dans les affaires humaines : le Dieu des philosophes.) dans le contexte d’une modernité non encore accomplie, a permis de qualifier le rapport religieux au Divin de superstitions (خرافات) à combattre.
De même, par la suite voir en parallèle, l’émergence d’une conception panthéiste de Dieu (Dieu est la nature, la nature est Dieu : immanence absolue « Spinoza »)( الواحدية / وحدة الوجود / الله هو الكَون), vient finir de déconstruire l’idée d’un Dieu personnel, moral et créateur du monde.
La proclamation nietzschéenne de l’athéisme
Le XXème siècle sera celui de l’athéisme, de la négation absolue de l’existence de Dieu. Il sera également le siècle de la crise du monde moderne, de la crise du « sens » :
« Dieu est mort ! Dieu demeure mort ! Et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, assassins entre les assassins ? Ce que le monde possédait jusqu’alors de plus saint et de plus puissant, nos couteaux l’ont vidé de son sang — qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles cérémonies expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour apparaître seulement dignes de lui ? » Nietzsche. Le gai savoir.
On pourrait a priori parler d’une « baisse tendancielle de la teneur sémantique » avec pour « terminus » : le nihilisme post-moderne. Ne pouvant produire un contenu positif, la modernité se déploie « en se tordant sur elle-même, selon une série de postures et d’impostures, de pantomimes et de mimiques indéfiniment proposées ».
Les quatre phases de dégradation sémantique par chute qualitative de l’idée de « Dieu » :
Tradition : Conception théiste de Dieu.
Modernité (phase I) : Conception déiste de Dieu.
Modernité (phase I) : Conception panthéiste de Dieu.
Modernité (Phase II) : Dieu n’existe pas.
Nous passons ainsi graduellement d’un Dieu omniscient et omnipotent à un Dieu qui n’existe pas. Entre les deux, à chaque étape, à chaque chute qualitative, le concept est progressivement vidé de sa substance sémantique (محتواه المعنوي) jusqu’à la négation.
Il en va de même pour une multitude de concepts comme celui de l’ « Etat », qui est passé d’une conception monarchique traditionnelle incarnée par un Roi « Pontifex » adoubé par Dieu, à l’Etat-nation désacralisé, pour finir à son tour par être dilué progressivement dans le marché par la médiation du concept moderne de « gouvernance ».
Tradition : Monarchie traditionnelle et sacrée.
Modernité (phase I) : Etat moderne sécularisé.
Modernité (phase II) : Gouvernance et dilution de l’Etat.
Modernité (phase III) : tyrannie du marché / l’Etat n’existe plus.
La modernité comme baisse tendancielle de la teneur sémantique
Autrement dit, la modernité se nourri et vampirise son antériorité en terme de sens, de concepts et d’idées. Elle la vide graduellement de sa substance en représentant ce qui en résulte de manière recomposée et dans une forme diminuée (ersatz) comme étant une nouveauté.
C’est son « Conatus »[5], son mouvement le plus profond. C’est en cela qu’elle est une dérive du sens à travers un processus où la teneur sémantique (المضمون و المحتوى المعنوي و الدلالي) marginale est toujours décroissante.
On pourrait a priori parler d’une « baisse tendancielle de la teneur sémantique » (الميل إلى الانخفاض للبعد المعنوي و الدلالي للمفاهيم) avec pour « terminus » : le nihilisme (العدمية) post-moderne. Ne pouvant produire un contenu positif, la modernité se déploie « en se tordant sur elle-même, selon une série de postures et d’impostures, de pantomimes et de mimiques indéfiniment proposées »[6].
Néanmoins, dans sa phase extensive (في مرحلتها التوسعية), la modernité s’inscrit dans un élan en apparence émancipateur (دفعة تحريرية في الظاهر) avec un vitalisme qu’il serait absurde de nier. Son ontogénèse (نشأتها) prend historiquement la forme de ruptures révolutionnaires se voulant émancipatoires avec une tradition en putréfaction (في تعفن) (révolution scientifique : copernic, Galillée / Politique : 1789, …/ artistique : le quattrocento / religieux : la réforme, l’anti-cléricalisme,…).
La gloire du surgissement premier de la modernité procède en réalité du prestige de l’objet dépassé : de la tradition, même mourante.
Mais plus la modernité s’éloigne de ce passé prestigieux, plus le dépassement proposé perd de sa teneur révolutionnaire, et paraît de plus en plus fade, dénué d’intérêt majeur.
Cela explique en partie l’apathie (اللامبالاة) et l’asthénie (الوهن) de la modernité terminale où prédomine sa phase intensive, où après avoir liquidé tous les résidus de son antériorité (ما قبلها), la modernité entame une phase d’autophagie (الالتهام الذاتي) épistémologique et sémantique: déconstruction de l’Etat moderne (الدولة المعاصرة) par le concept de gouvernance (الحكامة) , de la science par l’épistémologie (Karl Popper,…), de l’idéologie par le marché, du sujet individuel par le sujet rhizomique, de la nation par les minorités (sexuelles, raciales, culturelles,…), du réel par le virtuel, …
Rachid Achachi
Notes
- [1] Henri Meschonnic, « Modernité Modernité ».
- [2] F. Hadjadj, « Puisque tout est en voie de destruction ».
- [3] Rosenberg « la tradition du nouveau ».
- [4] Emile Durkheim
- [5] Dans « L’éthique » de Spinoza, le « Conatus » est défini comme « la tendance/effort » que déploie un « mode / un étant » en vue de persévérer dans son être.
- [6] Henri Meschonnic
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