Inès Safi (au centre) intervenant à un colloque de l’Union pour la Méditerranée.
Inès Safi est polytechnicienne, chercheuse au CNRS en physique quantique, co-auteure du livre « Science et religion en islam : Des musulmans parlent de la science contemporaine » (Editions Albouraq) qui porte sur le dialogue entre sciences, philosophie et religion, et de l’ouvrage « Perspectives islamiques sur la science moderne, une introduction aux débats entre science et religion » (ISESCO). C’est aussi une passionnée de soufisme, d’histoire et une intellectuelle engagée dans le dialogue des religions et des civilisations. Mizane Info publie en exclusivité la première partie d’un de ses textes qui prône, sous la forme d’un vibrant plaidoyer éclairé, le rétablissement d’une mémoire collective de vérité.
La mémoire s’avère être, de nos jours, l’une des armes les plus redoutables de la « guerre des civilisations », quand on la transforme en fondation des crispations identitaires et des visions binaires, par lesquelles on glorifie ses propres ancêtres et on diabolise ceux de ses adversaires. Paul Valéry y voyait « le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellectuel ait élaboré », qui « enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines ».
La rencontre entre l’islam et les sciences naturelles
Afin de métamorphoser nos mémoires fermées et destructives en mémoires ouvertes et constructives, nous aurions besoin d’un antidote élaboré selon les lettres de noblesse qu’Ibn Khaldûn (m. 1406) a données à l’histoire. Celles d’une science qu’il fonde sur « l’examen et la vérification des faits, l’investigation attentive des causes qui les ont produits », et qui insère les événements singuliers dans un enchaînement structurel assurant leur cohérence et, par-là, leur authenticité. Une telle rigueur aurait besoin d’être appliquée à un volet essentiel : l’histoire intellectuelle de l’Islam et son interaction avec les champs religieux et politique. En particulier, les sciences de la nature en représentent un pilier, ainsi qu’un point d’articulation, entre philosophie, technologie et cosmologie. Il est crucial d’élucider sereinement les récits de leur essor, de leur développement, et de leur décadence. Je vais d’abord exposer brièvement quelques symptômes de nos mémoires souffrantes, puis certains antidotes de l’histoire des sciences, pour conclure avec leurs effets thérapeutiques.
Nous disposons d’un héritage commun colossal dont la mémoire se trouve piégée au fond de deux miroirs en abyme que je qualifierai d’euro-centriste et d’islamo-centriste
Les maux de nos mémoires : deux miroirs en abyme
Nous disposons d’un héritage commun colossal dont la mémoire est à la fois infailliblement absente et confusément présente. Et cela au fond de deux miroirs en abyme entre lesquels la mémoire se trouve piégée, et que je qualifierai d’euro-centriste et d’islamo-centriste. Il ne s’agit pas pour autant, par cette simplification, d’effacer l’inhomogénéité de leurs teintes plus au moins prononcées, telles qu’elles ont été adoptées par les représentants de chaque miroir d’une façon indépendante ou superposée. Ces deux miroirs et leurs multiples variations ont toutefois un dénominateur commun : une quête de glorification de soi et de dénigrement de « l’autre » selon un réductionnisme simplificateur et un manque de rigueur qui pourraient faire se retourner Ibn Khaldûn dans sa tombe. Observons d’abord le miroir euro-centriste. Il reflète les fantasmes orientalistes et les lacunes de leurs récits devenus « classiques », tant ils se sont insinués comme des vérités indiscutables et difficiles à détrôner, et ce même chez une partie des intellectuels et historiens issus de cultures musulmanes. Il est même frappant de voir encore se perpétuer le point de vue des orientalistes du XIXème siècle, —tel Ernest Renan, qui écrit : « L’islam est le dédain de la science, la suppression de la société civile ; c’est l’épouvantable simplicité de l’esprit sémitique, rétrécissant le cerveau humain, le fermant à toute idée délicate, à tout sentiment fin, à toute recherche rationnelle, pour le mettre en face d’une éternelle tautologie : Dieu est Dieu (…) »[1]. Ces récits « classiques » se trouvent manipulés par divers acteurs et décideurs qui visent à s’approprier en entier le gâteau de la gloire et du progrès, et à justifier ainsi leur domination et leur supériorité.
Décrypter les fausses thèses : le cas Al Ghazali
Parmi les teintes indélébiles de ce miroir, figure la thèse qui consiste à nier à l’Islam tout rôle moteur dans un essor civilisationnel que seul le contact avec des grandes civilisations aurait rendu possible. Ensuite, les sciences arabo-islamiques n’auraient fait que traduire, reproduire et répandre le legs de ces grandes civilisations. Des sciences qui seraient toutefois bien en–dessous de la science moderne, à laquelle Galilée aurait donné incontestablement le coup d’envoi. Le rapport entre science et religion est aussi lu selon la grille conflictuelle propre au christianisme, au sein duquel la complexité de ce rapport est elle-même balayée. L’essor des sciences serait alors le résultat d’une libération du joug de « l’islam orthodoxe », sur lequel la « rationalité » aurait triomphé. Cette rationalité serait la lumière provenant de la source grecque, des philosophes se situant dans leur lignée (la falsafa), ou par les quelques théologiens musulmans « rationalistes » (les mu’tazilites). La décadence est enfin expliquée d’une façon symétrique, comme une conséquence de la revanche de l’orthodoxie religieuse sur le rationalisme éclairé. Particulièrement, une thèse répandue attribue la palme d’or de cette victoire de l’obscurantisme à Abû-Hâmid Al-Ghazâlî (m. 1111), qui aurait donné le coup d’épée fatal, à la fois à la philosophie et aux sciences, par sa critique virulente des philosophes musulmans (les « falâsifa »). Une autre thèse s’ensuit : celle de la brève durée de l’âge d’or, que certains historiens réduisent à une peau de chagrin.
On use des sciences comme si elles étaient les juges suprêmes de la véracité et de la modernité du texte coranique, afin de le défendre contre les attaques des « modernistes »
D’un miroir à l’autre : l’islamo-centrisme
D’autre part, en réaction à cette version de l’histoire des « dominants », le miroir « islamo-centriste » prend plusieurs teintes, dont celles de la victimisation et du ressentiment, de la réduction au « tout religieux », et de la motivation apologétique. Au lieu de s’attaquer aux racines de ces maux, on fournit plutôt des calmants, comme ceux vendus sur les étalages du concordisme. Celui-ci traduit, certes, une confiance encore vive dans les sciences, mais avec une ampleur démesurée : on use des sciences comme si elles étaient les juges suprêmes de la véracité et de la modernité du texte coranique, afin de le défendre contre sa dévalorisation par les occidentaux, ou contre les attaques des « modernistes ». A ces teintes se superpose un manque d’exigence académique, souvent dû à la pauvreté des moyens ou à la faiblesse de la volonté politique (ou aux deux simultanément). En défaut de légitimité, cette tentative de rattrapage de l’écriture de l’histoire ne trouve pas d’écho en Occident. Ce qui ne fait qu’attiser la frustration de ces peuples à la recherche de leur histoire « perdue ». Ils ont alors recours à plus de calmants, pour finir par s’enfermer dans un cercle vicieux défavorable au dialogue apaisé et éclairé avec l’Occident.
*Article rédigé par l’auteur(e) le 23 août 2016.
[1]Discours au Collège de France De la part des peuples sémitiques dans l’Histoire de la civilisation, 1862.
Retrouver les deux autres parties de l’article :
Inès Safi : réhabilitons une mémoire collective de l’histoire des sciences 2/3
Inès Safi : réhabilitons une mémoire collective de l’histoire des sciences 3/3