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Inès Safi : réhabilitons une mémoire collective de l’histoire des sciences 3/3

Dans la troisième et dernière partie de ce plaidoyer d’Inès Safi en faveur d’une mémoire des sciences commune et libérée des manipulations idéologiques, la chercheuse en physique théorique aborde la contribution de la spiritualité islamique et de la vision coranique du Cosmos à l’élaboration des sciences. Elle conclut son texte par une analyse des causes de la décadence civilisationnelle du monde musulman et les moyens d’en sortir. Inès Safi est polytechnicienne, chercheuse au CNRS en physique quantique et co-auteure du livre « Science et religion en islam : Des musulmans parlent de la science contemporaine » (Editions Albouraq). 

En même temps, alors que l’astronomie grecque était davantage portée sur l’astrologie, nous pourrions dire que l’islam l’a modernisée à travers sa critique de l’astrologie, et a poussé les astronomes à décrire et comprendre l’univers. C’est ainsi qu’ont émergé aussi de nouvelles disciplines d’astronomie, telles al-hay’a, « ‘ilm al-fuçûl » ou « al-mîqât » (la cosmologie, la science des saisons, et celle de la détermination des horaires). Et c’est parce que les religieux, en particulier Al-Ghazâlî, ont critiqué d’une façon encore plus élaborée la philosophie grecque, que cette modernisation a vu son apogée dans le véritable âge d’or post-Al-Ghazâlî. En effet, pour ne citer que l’astronomie, cette critique permettait de se libérer du joug du modèle de Ptolémée et d’Aristote et de ses aberrations. La véritable destruction du modèle de Ptolémée a été effectuée par le grand astronome Nâsir al-Dîn al-Tûsî (m. 1274), avec, en particulier un théorème crucial que l’on retrouve dans son intégralité, y compris avec les lettres de son dessin, chez Copernic. Notons aussi la liberté des théologiens pour critiquer très tôt le modèle de Ptolémée, en proposant, par exemple, une vision héliocentrique, ainsi que la multiplicité insaisissable des mondes et des soleils, comme ce fut le cas chez Fakhr al-Dîn Al-Râzî (XIIe siècle), commentateur du Coran et philosophe. Ces cosmologies, établies dans un cadre spirituel, et fondées à la fois sur les textes scripturaires, le raisonnement et l’intuition, ont certes influencé et inspiré la discipline de « al-hay’a », sans toutefois avoir pu s’y imposer.

C’est parce que la présence divine irrigue tout ce qui est que rien n’est profane, et que la spiritualité irrigue toutes les activités humaines, y compris politiques, artistiques et scientifiques

Le Livre déployé et le Livre révélé

Bayt al Hikma, la Maison de la Sagesse, à Bagdad, en Irak.

Un autre niveau de la motivation d’ordre spirituel provient de la vision du cosmos comme un livre ouvert où se déploient en permanence les noms divins. C’est « le Grand Livre (al-muçhaf al-kabîr) que Dieu (al-Haqq) récite sur nous d’une récitation extérieure, de même que le Coran est pour nous la récitation d’une parole. Le monde est composé de lettres écrites et alignées sur le parchemin déployé de l’existence, sur lequel l’écriture perpétuelle ne cesse et ne s’arrête jamais », écrit le théologien et grand maître de la spiritualité Ibn ‘Arabî (m. 1240).[1] Les appels à la contemplation réflexive sont multiples dans le Coran. Le cosmos est un lieu de manifestation divine, et sa beauté reflète la beauté divine. Le lieutenant de Dieu qui construit la Cité vertueuse agit, par ailleurs, à l’image du Créateur du cosmos, car « Dieu est Beau et aime la beauté ». C’est parce que la présence divine irrigue tout ce qui est que rien n’est profane, et que la spiritualité irrigue toutes les activités humaines, y compris politiques, artistiques et scientifiques. Afin d’illustrer cette articulation, notons que les scientifiques les plus brillants furent alors en grande majorité des hommes de religion. Contentons-nous de mentionner le premier physicien, Ibn Al-Haytham, l’un des pères de la méthode expérimentale, dont le livre d’optique était la bible de Newton et de sa génération, et qui écrivit aussi des livres de théologie. Le grand astronome Al-Tûsî, qui avait par ailleurs fondé l’observatoire de Maragha, était d’abord un grand théologien.

Galilée cherchait déjà à « vendre » ses découvertes. Ainsi, le profit commençait à orienter l’activité scientifique, ainsi que son appropriation cupide, chose étrangère à l’éthique islamique

Causes de la décadence du monde musulman

Le terme décadence lui-même aurait d’abord besoin d’une définition. Nous adoptons celle-ci : il y a décadence quand nous devenons des consommateurs, et non des producteurs. Al-Ghazâlî, d’après nos remarques précédentes, est non seulement lavé de son crime de l’avoir induite, mais il semble être l’acteur du véritable âge d’or qui lui avait succédé. George Saliba nous offre un scénario intéressant pour éclairer cette décadence progressive, dont il situe les premiers signes bien plus tard : à la fin du XVIe siècle. Selon lui, c’est la découverte du nouveau monde en Europe qui a créé un séisme planétaire. Les routes commerciales ont été monopolisées et dominées par l’Europe, aux dépens du monde arabo-islamique. Celui-ci en fut progressivement appauvri, alors que les colonies et l’esclavage fournissaient des richesses nouvelles permettant de fonder les premières académies royales scientifiques en Europe. Un autre élément crucial s’y ajoute : Galilée cherchait déjà à « vendre » ses découvertes. Ainsi, le profit commençait à orienter et dynamiser l’activité scientifique, ainsi que son appropriation en vue d’intérêts personnels et cupides, chose étrangère aux système de valeurs de l’éthique islamique. Un fonctionnement de la science intimement relié à un capitalisme alors en herbe ne pouvait plus s’accorder à ce système de valeurs. Bien entendu, la dépendance vis-à-vis de la science occidentale devint de plus en plus accentuée. La faiblesse politico-économique graduelle des trois empires nés au XVe siècle (ottoman, safavide, moghol) avait aussi appauvri l’activité philosophique et spirituelle.

Les illusions du miracle grec

Cet affaiblissement s’est nettement aggravé avec la colonisation : d’abord en Inde et en Afrique subsaharienne dès le XVe siècle, puis en Egypte lors de son invasion opérée par Napoléon (fin du XVIIIe siècle), enfin au cours du partage colonial ayant démarré dès le XIXe siècle.

La compréhension de cette histoire méconnue permettrait d’explorer des voies de réappropriation des sciences adaptées à des dynamiques et valeurs propres à l’islam, et d’identifier les obstacles qui se situent sur ces voies

Les impasses politiques et la domination de doctrines peu propices à la critique et à l’éthique ont poursuivi le mouvement de décadence. Au lieu de bureaucrates hautement qualifiés concourant à sélectionner les meilleurs ouvrages et chercheurs, c’est la compétition en termes de médiocrité et de cupidité qui l’emporte. Même si les conditions du passé ne sont pas celles du présent, et que les frontières géographiques ne sont pas nettes, nous pouvons distinguer trois plans sur lesquels cette relecture de l’histoire des sciences serait profitable à tous. Un premier intérêt est interne au monde musulman. En effet, la compréhension de cette histoire méconnue permettrait, à la fois, d’explorer des voies de réappropriation des sciences adaptées à des dynamiques et valeurs propres à l’islam, et d’identifier les obstacles qui se situent sur ces voies. Ensuite, d’une façon interne au monde occidental, cette relecture permettrait de remédier à la théorie des « miracles », une théorie bien déroutante qui insère des sauts temporels vertigineux, propres de surcroît à l’Occident, au sein de l’histoire et de l’épistémologie. On évoque ainsi le « miracle grec », alors que celui-ci se situe dans la continuité de ses sources d’inspiration égyptienne et perse. D’une façon similaire, la révolution scientifique aurait émergé sous un coup de baguette magique, alors que Copernic ou Léonard de Vinci représentent les derniers maillons d’une épopée arabo-islamique.

L’histoire des sciences : une cure thérapeutique !

Le troisième plan est celui du dialogue et de la réconciliation entre les « civilisations ». Restaurer cette continuité dans un imaginaire collectif marqué par les ruptures serait thérapeutique à plus d’un titre. Rappelons-nous cependant que la continuité se situe actuellement, entre autres, chez les scientifiques de haut niveau que fournit le monde arabo-musulman à la recherche scientifique en Occident. Malheureusement, même si ces chercheurs construisent des ponts, une telle fuite de cerveaux ne fait que renforcer le cercle vicieux de la décadence. En même temps, ces chercheurs sont mus par un amour de la connaissance et une curiosité intellectuelle qui ont résisté aux épreuves. Saurons-nous généraliser cet amour et cette curiosité ? Envisager une pratique des sciences épargnée, de part et d’autre, par la quête d’accumulation de richesses et la compétition entre égos ? Et développer une recherche qui soit dirigée par une éthique où la nature et la vie seraient de nouveau sacralisées ?

Retrouver les deux autres parties de l’article :

Inès Safi : réhabilitons une mémoire collective de l’histoire des sciences 1/3

Inès Safi : réhabilitons une mémoire collective de l’histoire des sciences 2/3

De la même auteur(e), lire :

[1] Futûhât al-Makkiyya, Ch. 5.

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