Samir Amghar.
Chercheur à l’université catholique de Lyon, auteur de plusieurs ouvrages dont « L’islam militant en Europe », Samir Amghar est un des spécialistes de l’islamisme et des courants salafistes. Dans un entretien exclusif accordé à Mizane.info, le chercheur revient sur le rapport de l’Institut Montaigne consacré à l’islamisme qu’il a lui-même consulté. Il réfute le fait que l’islamisme progresse en France et critique la définition extensive de cette notion, proposée par l’institut Montaigne. Samir Amghar revient également sur l’influence de la tradition marxiste en France particulièrement dans la perception de ce qu’est la religion.
Mizane.info : que pensez-vous de la définition donnée de l’islamisme par le rapport de l’institut Montaigne ?
Samir Amghar : Un rapport émanant d’un think tank n’est jamais neutre. Il faut re-contextualiser la production de ce rapport : qui l’a financé et qui l’a produit ? C’est l’institut Montaigne qui l’a financé, autrement dit un institut libéral qui a sa propre vision et sa manière de voir l’islam. Les producteurs de ce rapport ont dans leur esprit leur vision d’un islam idéal. Parmi eux se trouve Hakim al Karoui qui est marqué politiquement. Il n’est pas forcément neutre dans la manière dont il rédige ce rapport. Sa vision de l’islam se rapproche de celle de l’institut Montaigne.
Cette vision repose sur l’espoir de voir l’islam se réformer un peu à la manière du christianisme et se libérer des carcans orthodoxes pour épouser un islam libéral proche de l’islam des Lumières. Ces auteurs sont donc dans un positionnement normatif. Il y a dans leur esprit un élément qui sous-tend leur lecture de la réalité islamique en France. A partir de cet élément se distingue un bon islam d’un mauvais islam.
Il faut donc tirer le mauvais islam vers ce qu’ils considèrent être le bon islam, celui qui serait le plus compatible avec les valeurs de la République, l’islam des Lumières. A partir de là, en utilisant l’expression d’islam politique ou d’islamisme il y a une volonté de disqualifier de manière implicite les formes d’islam qui ne correspondraient pas à l’islam des Lumières qui est leur conception idéale et idéelle de l’islam.
L’institut Montaigne se démarque des approches académiques de spécialistes tel que vous-mêmes et vos confrères en intégrant dans la catégorie d’islamisme des courants religieux ou des acteurs musulmans apolitiques. C’est ainsi que les salafistes quiétistes qui sont apolitiques sont néanmoins intégrés et amalgamés dans la catégorie d’islamisme.
Il y a un amalgame entre d’une part l’islam politique, c’est-à-dire un islam caractérisé par un engagement politique et un projet politique et sociétal précis, et d’autre part une foi religieuse de type orthodoxe. L’individu qui se laisse pousser une barbe fusse-t-elle symbolique, qui fréquente la mosquée, se distingue par une marque frontale qui est celle du prieur, qui considère que l’islam joue un rôle important dans sa vie et qui l’applique au sein de sa famille sera considéré comme islamiste dans cette approche.
Alors même qu’un tel individu se désintéresse le plus souvent de la question politique qui est le cadet de ses soucis. Il y a un mélange et une confusion importante entre trois choses : ce qui relève d’un islam politique ; ce qui relève d’un islam militant d’acteurs musulmans qui souhaitent s’engager en tant que citoyens dans la société civile sans nourrir de projet politique islamiste pour autant ; et enfin ce qui concerne le musulman pratiquant ou orthodoxe pour lequel l’engagement politique ou social n’a aucun intérêt.
Le problème est que le rapport a une vision extensive du politique. Pour ses auteurs, tout est politique. N’importe quelle manifestation de désapprobation ou d’approbation, n’importe quel lien social, professionnel ou autre peut devenir politique.
Dans ce rapport, ces trois catégories sont amalgamées dans l’islam politique. En France, l’islamisme ne progresse pas comme l’affirme le rapport. A titre d’exemple, il suffit de voir que la fréquentation d’événements comme le Rassemblement annuel du Bourget organisé par Musulmans de France (ex-UOIF) est en baisse et que ceux qui s’y rendent le font le plus souvent seulement pour le côté festif de l’événement.
Quelle est la ou les définitions de l’islamisme qui font autorité dans les milieux académiques ?
A l’époque des Frères musulmans, certains militants voulaient se distinguer des musulmans ordinaires par leur engagement religieux qui était à la fois social et politique. Ils se sont appelés « islamiyyoun » (islamistes) pour se démarquer des « muslimoun » (musulmans). Cette anecdote nous apporte un premier élément de réponse. Il est intéressant de revenir également à la définition de Patrick Haenni.
Il considère que relève de l’islam politique tout mouvement social ou parti politique qui dispose d’un programme politique, qui nourrit des ambitions politiques et qui va user d’instruments politiques pour atteindre ses objectifs. Dans cette définition, le politique est au cœur même du concept d’islamisme. Pour lui, les mouvements missionnaires musulmans (tabligh, salafistes, etc.) ne doivent pas rentrer dans cette catégorie car ils n’ont pas d’ambitions politiques, pas de programme ou de projets politiques et n’usent pas d’instruments politiques.
Il considère même, et je partage parfaitement cette analyse, que les mouvements djihadistes, à l’exception notoire de Daesh, ne sont pas des mouvements de l’islam politique car ils ne nourrissent pas d’ambition politique, ne s’appuient sur aucun mouvement social, n’ont pas de parti, ni d’instruments politiques.
L’intérêt de cette définition stricte et restrictive est de faire le ménage, de distinguer les différentes formes d’islam militant sans faire de confusion entre eux.
En s’appuyant sur une analyse du chercheur Mohamed-Ali Adraoui, le rapport considère qu’il n’est plus possible de qualifier d’apolitique le courant des salafistes quiétistes au prétexte que certains de ses représentants se sont déjà mobilisés dans la communauté musulmane contre le vote aux élections, qu’ils considèrent comme la légitimation d’un régime politique (démocratie) païen. Que pensez-vous de cette analyse ?
C’est une position intéressante. Je la partage en partie. Mohamed-Ali Adraoui connait par ailleurs mes réserves partielles sur cette analyse. Le problème est que le rapport a une vision extensive du politique. Pour ses auteurs, tout est politique. N’importe quelle manifestation de désapprobation ou d’approbation, n’importe quel lien social, professionnel ou autre peut devenir politique. Dans l’exemple des salafistes quiétistes, on peut considérer en effet que leur positionnement est politique puisqu’ils refusent de voter. Mais si l’on s’appuie sur la définition d’un engagement politique institutionnel comme reposant sur des structures ou des mouvements ayant des ambitions affichées comme telles et s’appuyant sur un parti, un programme et des instruments politiques, les mêmes salafistes ne peuvent plus être considérés comme tels.
Les musulmans sont hyper-individualistes. Il faut cesser de les regarder comme une communauté solidaire et fraternelle. C’est davantage du chacun pour soi. Lorsqu’un musulman décide de se tourner vers l’islam ce n’est pas une logique communautaire qui l’y mène mais une logique d’accomplissement individuelle fondée sur le « Moi ». Le règne de l’individu.
Ceci étant dit, c’est nier les réalités de terrain que de s’appuyer sur ce seul exemple. On peut considérer grosso modo qu’il y a trois catégories de salafistes quiétistes. Ceux qui s’engagent contre le vote ; ceux qui s’engagent pour le vote, comme l’imam et écrivain Noureddine Aoussat ; et ceux qui sont complètement indifférents à ce sujet.
Autrement dit, ces salafistes quiétistes hostiles au vote n’ont pas une position politique mais une position théologique qui a des conséquences politiques…
Exactement. Ils partent d’une position religieuse qui a des conséquences politiques importantes. Dans le monde arabe, jusqu’au Printemps arabe, il y avait deux positionnements politiques importants chez les courants salafistes qu’on retrouvait concernant le régime de Moubarak en Egypte. Soit un loyalisme très fort à l’encontre de ce régime quand bien même il ne serait pas islamique.
Soit une indifférence totale : on est neutre, on ne se mouille pas ni d’un côté ni de l’autre. Ce dernier positionnement a lui aussi des conséquences politiques importantes. Cette neutralité constitue une forme de soutien indirect. Marx disait qu’une neutralité apparente masquait un soutien implicite à un système.
Vous parliez d’islam des Lumières. Diriez-vous qu’il existe une volonté, exprimée dans ce rapport, de pousser les musulmans pratiquants ou orthodoxes vers une forme de sécularisation de l’islam, autrement dit vers une sortie de la religion ou un abandon progressif de leurs croyances et de leurs pratiques, dans l’optique d’embrasser un paradigme moderniste de l’autonomie radicale de l’individu par rapport à Dieu ?
Je ne l’exprimerais pas de manière aussi brutale. C’est néanmoins le sentiment que l’on a. Toutes les élites politiques françaises, de droite comme de gauche, sont d’une certaine manière les héritiers lointains d’une lecture marxisante du religieux.
Nous avons hérité de cette conception selon laquelle le religieux est une forme d’archaïsme, un « opium du peuple », un « bonheur illusoire ». Ce seraient des forces conservatrices qui empêcheraient l’individu de s’émanciper et de connaître une forme de libération intellectuelle. Dans cette vision, si on coupe le religieux on va permettre à l’individu de s’autonomiser et de progresser.
Les formes orthodoxes de l’islam sont considérées pareillement comme des formes archaïques qui n’ont plus rien avoir avec le monde moderne. Il faut donc couper ces formes pour permettre au musulman français de s’émanciper et sortir de la tutelle du religieux. Or, on constate que le religieux sous sa forme islamique et la modernité vont par moment de pairs y compris pour l’islamisme.
Il y a une accointance et une appétence marquées entre islam politique et capitalisme., « l’islam de marché » pour paraphraser Patrick Haenni. C’est une forme de modernité. D’un autre côté, les musulmans sont hyper-individualistes. Il faut cesser de les regarder comme une communauté solidaire et fraternelle. C’est davantage du chacun pour soi.
Lorsqu’un musulman décide de se tourner vers l’islam ce n’est pas une logique communautaire qui l’y mène mais une logique d’accomplissement individuelle fondée sur le « Moi ». Le règne de l’individu.
Ils semblent effectivement incapables de reconnaître une forme d’autonomie du religieux. Ils ont systématiquement besoin de raccrocher le religieux à des problématiques sociétales. Finalement, ils considèrent que des individus deviennent musulmans parce qu’ils se sentiraient mal dans leur peau ou seraient au chômage et donc se tourneraient vers l’islam comme béquille mentale.
On voit que cette logique prédomine sur les questions matrimoniales y compris chez les plus orthodoxes. Il y a un taux de divorce important dans la communauté musulmane et lorsqu’on discute avec certains religieux, ils vous disent : « Pour moi, ça n’allait pas. Je ne me sentais pas heureux ! ». Cette approche est hyper-moderne. Les musulmans de France sont les produits de la société française.
Dans le contexte actuel post-attentat et dans le climat de tension social autour de l’islam, les Français musulmans doivent-ils craindre une exploitation par les élites politiques et médiatiques de ce rapport qui amalgame musulmans et islamistes ?
Non car ce rapport ne fait que reprendre les mêmes éléments répétés depuis des années. Ces éléments amalgamants, nous les connaissions déjà. Le rapport ne fait que remettre une nouvelle couche sur cette confusion. Le voile ou le halal comme marqueurs islamistes, ce n’est pas Hakim al Karoui qui l’a inventé. On entend ce discours depuis des années chez les journalistes et certains chercheurs.
D’une certaine manière, l’Institut Montaigne, avec d’autres, ne reconnaît aucune autonomie au religieux puisque toute instrumentalisation de ses pratiques par des islamistes vaudrait par contagion ou capillarité à rendre islamiste tout musulman pratiquant !
Ils semblent effectivement incapables de reconnaître une forme d’autonomie du religieux. Ils ont systématiquement besoin de raccrocher le religieux à des problématiques sociétales. Finalement, ils considèrent que des individus deviennent musulmans parce qu’ils se sentiraient mal dans leur peau ou seraient au chômage et donc se tourneraient vers l’islam comme béquille mentale.
Ou bien ils rattachent ce choix religieux à des phénomènes socio-politiques. Ils se tourneraient vers l’islam car ils nourriraient un projet politique. Ces cas existent.
Mais il existe une autre catégorie d’individus qui se tournent vers l’islam juste pour l’islam, par acte de foi et de conviction personnelle. La France est l’un des pays les plus sécularisés. On n’y comprend plus ce qu’est la foi et la conviction. Cette foi relève pour beaucoup d’un acte de folie. Comment peut-on être religieux dans un monde moderne ?
Le fait de ne pas boire de l’alcool ou de ne pas verser dans une forme d’hédonisme sexuel pour des raisons religieuses est mal compris par ceux qui estiment que la vie est courte et qu’il faudrait en profiter. Ceci est propre à la France. Aux Etats-Unis, les gens le comprennent. En Angleterre, on comprend. Aux Pays-Bas et en Belgique, on comprend également. En Allemagne aussi. Dans tous ces pays, l’histoire du religieux n’a pas été la même qu’en France. C’est une exception française et il faut cesser de considérer que la France est le centre du monde.
J’ai entendu parfois dire que la France était un village qui se prend encore pour un empire. Aux Etats-Unis, une enquête d’opinion montrait récemment que pour la majorité des Américains, les deux catégories de la population les plus dangereuses pour la Nation étaient les homosexuels, ce qui montrent l’importance du conservatisme religieux dans ce pays, et ceux qui n’ont pas de croyances. En France, la même enquête dirait sans doute autre chose et pointerait peut-être plus le doigt du côté des musulmans.
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