Ziauddin Sardar est un écrivain, érudit et intellectuel londonien extrêmement prolifique. Dans un long article en anglais publié par nos partenaires de islam-science.net, et traduit par Mizane Info, il traite de la question du statut de la science dans la philosophie de la connaissance islamique. Enrichi par de nombreux exemples historiques replacés dans leur contexte, l’auteur plaide pour un mariage éclairé et intelligent entre foi et raison et rappelle, à l’inverse des postures de rupture contemporaine, que la condition de l’émergence massive de nombreux savants musulmans à l’âge d’or islamique reposait sur cette alliance synthétique, féconde et équilibrée.
Dans son approche de l’étude de la nature, l’Islam tente de synthétiser la raison et la révélation, la connaissance et les valeurs. Les connaissances acquises par des efforts humains rationnels et par le Coran sont considérées comme complémentaires : toutes deux sont des « signes de Dieu » qui permettent à l’humanité d’étudier et de comprendre la nature. Entre le IIe et le VIIIe siècle, lorsque la civilisation musulmane était à son zénith, la métaphysique, l’épistémologie et les études empiriques de la nature fusionnèrent pour produire une explosion d‘ « esprit scientifique ». Des savants comme Ibn al-Haytham, ar-Razi, Ibn Tufayl, Ibn Sina et al-Biruni ont associé les idées de Platon et d’Aristote sur la raison et l’objectivité avec leur foi musulmane, produisant ainsi une synthèse unique de religion et de philosophie. Ils ont également mis l’accent sur la méthodologie scientifique, donnant de l’importance à l’observation systématique, l’expérimentation et la construction de la théorie. Initialement, l’enquête scientifique était motivée par les besoins liés aux pratiques quotidiennes de l’Islam. Par exemple, les développements en astronomie ont été influencés par le fait que les temps de la prière musulmane étaient définis astronomiquement et que sa direction était définie géographiquement. À un stade ultérieur, la quête de la vérité pour elle-même est devenue la norme, entraînant de nombreuses nouvelles découvertes et innovations. Les scientifiques musulmans ne reconnaissaient pas les frontières disciplinaires entre les « deux cultures » de la science et des sciences humaines, et les chercheurs individuels avaient généralement tendance à être polymathes. Récemment, des érudits musulmans ont commencé à développer une philosophie islamique contemporaine de la science en combinant des concepts islamiques fondamentaux tels que « ilm » (connaissance), « khilafa » (vicariat sur le monde) et « istislah » (intérêt public) dans un cadre de politique scientifique intégrée.
La synthèse entre science et métaphysique
L’inspiration musulmane pour l’étude de la nature vient directement du Coran. Le Coran demande spécifiquement et à plusieurs reprises aux musulmans d’enquêter systématiquement sur les phénomènes naturels, non seulement comme un moyen de comprendre la nature, mais aussi comme un moyen de se rapprocher de Dieu. Dans la sourate 10, par exemple, nous lisons : « C’est lui qui a fait du soleil une [source de] lumière radiante et de la lune une lumière [réfléchie], et a déterminé pour elle des phases afin que vous sachiez calculer les années et mesurer [le temps] … dans l’alternance de la nuit et du jour, et dans tout ce que Dieu a créé dans les cieux et sur la terre, il y a des signes pour ceux qui sont conscients de Lui ». (Sourate 10: 5-6). Le Coran consacre aussi environ un tiers de ses versets à la description des vertus de la raison. L’investigation scientifique, fondée sur la raison, est ainsi vue dans l’Islam comme une forme de culte. La raison et la révélation sont des méthodes complémentaires et intégrées pour la poursuite de la vérité. La philosophie de la science dans l’Islam classique est un produit de la fusion de cette métaphysique avec la philosophie grecque. Nulle part cela n’est plus apparent que dans la théorie de la connaissance humaine d’Ibn Sina qui, après Al-Farabi, transfère le schéma coranique de la révélation à la philosophie grecque. Dans le Coran, le Créateur s’adresse à un homme – le Prophète – par l’intermédiaire de l’archange Gabriel ; dans le schéma néoplatonicien d’Ibn Sina, la parole divine est transmise à la raison et la compréhension à toute personne qui se soucie d’écouter.
Pour al-Biruni, les universaux sont sortis d’un travail pratique et expérimental ; les théories sont formulées après les découvertes. La critique était la clé pour progresser vers la vérité
Le résultat est un amalgame de rationalisme et d’éthique. Pour les savants musulmans, les valeurs sont objectives et le bien et le mal sont des caractéristiques descriptives de la réalité qui ne sont pas moins présentes dans les choses que leurs autres qualités, telles que la forme et la taille. Dans ce cadre, toute connaissance, y compris la connaissance de Dieu, peut être acquise par la raison seule. L’humanité a le pouvoir de savoir et d’agir et est ainsi responsable de ses actions justes et injustes. Ce que cette philosophie impliquait à la fois en termes d’étude de la nature et de façonnement du comportement humain a été illustrée par Ibn Tufayl dans son roman intellectuel, Hayy ibn Yaqzan.
Hayy est un humain spontanément généré qui est isolé sur une île. Grâce à son pouvoir d’observation et à l’utilisation de son intellect, Hayy découvre des faits généraux et particuliers sur la structure de l’univers matériel et spirituel, déduit l’existence de Dieu et parvient à un système théologique et politique. Tandis que les savants mu’tazilites avaient de sérieuses différences philosophiques avec leurs principaux adversaires, les théologiens ash’arites, les deux écoles s’accordaient sur l’étude rationnelle de la nature. Dans son al-Tamhid, Abu Bakr al-Baqillani définit la science comme « la connaissance de l’objet tel qu’il est réellement ». Tout en réagissant aux violations des mu’tazilites dans les domaines de la foi, les ash’arites ont reconnu la nécessité d’une étude objective et systématique de la nature. En effet, certains des plus grands scientifiques de l’Islam, comme Ibn al-Haytham (mort en 1039), qui a découvert les lois fondamentales de l’optique, et al-Biruni (mort en 1048), qui mesuraient la circonférence de la terre et discutaient de la rotation de la terre sur son axe, étaient des partisans de la théologie ash’arite.
La vérité, rien que la vérité
La préoccupation générale des scientifiques musulmans était la délimitation de la vérité. Comme Ibn al-Haytham l’a déclaré, «la vérité est recherchée pour elle-même », et al-Biruni a confirmé dans l’introduction à son al-Qanun al-mas’udi : « Je ne fuis pas la vérité de quelque source qu’elle vienne ». Cependant, il y avait des disputes au sujet du meilleur chemin pour atteindre la vérité rationnelle. Pour Ibn Sina, les questions générales et universelles sont venues en premier et ont conduit au travail expérimental. Il commence son al-Qanun fi’l-tibb (Canon de médecine), qui était un texte standard en Occident jusqu’au XVIIIe siècle, avec une discussion générale sur la théorie de la drogue. Pour al-Biruni, cependant, les universaux sont sortis d’un travail pratique et expérimental ; les théories sont formulées après les découvertes.
La critique était la clé pour progresser vers la vérité. Comme l’a écrit Ibn al-Haytham, « il est naturel pour tout le monde de considérer favorablement les scientifiques …. Dieu, cependant, n’a pas préservé le scientifique de l’erreur et n’a pas protégé la science contre les défauts » (voir Sabra 1972). C’est pourquoi les scientifiques sont souvent en désaccord entre eux. Ceux qui s’intéressent à la science et à la vérité, poursuit Ibn al-Haytham, « devraient se transformer en critiques hostiles » et devraient critiquer « à tous les points de vue et sous tous les aspects ». En particulier, les défauts dans le travail des prédécesseurs devraient être impitoyablement exposés. Les idées d’Ibn al-Haytham, d’al-Biruni et d’Ibn Sina, ainsi que de nombreux autres scientifiques musulmans, ont jeté les bases de « l’esprit scientifique » tel que nous le connaissons.
Méthodologie, modèles et constructions théoriques
La « méthode scientifique », telle qu’elle est comprise aujourd’hui, a d’abord été développée par les scientifiques musulmans. Les partisans du mu’tazilisme et de l’ash’arisme accordaient beaucoup d’importance à l’observation systématique et à l’expérimentation. L’insistance sur l’observation précise est amplement démontrée dans le zij, la littérature des manuels et des tables astronomiques. Ceux-ci ont été constamment mis à jour, avec des scientifiques vérifiant et corrigeant le travail des chercheurs précédents. En médecine, les observations cliniques détaillées et très précises d’Abou Bakr Muhammad al-Razi, au début du IIIe siècle de l’Hégire, nous fournissent un modèle universel. Al-Razi a été le premier à observer avec précision les symptômes de la variole et a décrit de nombreux « nouveaux » syndromes. Cependant, ce n’était pas seulement une observation précise qui était importante ; la clarté et la précision avec lesquelles les observations sont décrites sont également significatives, comme l’a montré Ibn Sina dans ses écrits. L’accent sur la construction de modèles et la construction de la théorie peut être vu dans la catégorie de la littérature astronomique islamique connue sous le nom d’ilm al-haya ou science de la structure de l’univers, qui consiste en une exposition générale des principes sous-jacents à la théorie astronomique. C’est sur la base de l’observation précise et de la construction de modèles que l’astronomie islamique a lancé une attaque rigoureuse sur ce qui était perçu comme un ensemble d’imperfections dans l’astronomie de Ptolémée. Ibn al-Haytham fut le premier à déclarer catégoriquement que les arrangements proposés pour les mouvements planétaires dans l’Almagest étaient « faux ». Ibn Shatir (mort en 1375) et les astronomes du célèbre observatoire de Maragha, Adharbayjan, construit au XIIIe siècle par Nasir al-Din al-Tusi, développèrent le couple Tusi et un théorème pour la transformation des modèles excentriques en modèles épicycliques. C’est ce modèle mathématique que Copernic a utilisé pour développer sa notion d’héliocentrisme, qui a joué un rôle important dans la « révolution scientifique » européenne.
Les conditions de l’essor scientifique du monde musulman
En dehors des sciences exactes, le domaine le plus approprié et intéressant dans lequel le travail théorique jouait un rôle essentiel était la médecine. Les médecins musulmans ont tenté d’améliorer la qualité de la pratique médicale et leurs utilisations thérapeutiques par un développement théorique continu. L’accent a également été mis sur l’élaboration d’une terminologie précise et la garantie de la pureté des médicaments, une préoccupation qui a conduit à un certain nombre de procédures chimiques et physiques précoces. Les auteurs musulmans étant d’excellents organisateurs de la connaissance, leurs textes purement pharmacologiques étaient eux-mêmes une source de développement des théories. L’évolution des théories et la découverte de nouveaux médicaments ont lié la croissance de la médecine islamique à la chimie, à la botanique, à la zoologie, à la géologie et au droit, et ont conduit à de nombreuses élaborations de classifications grecques.
Dans sa philosophie et sa méthodologie, l’Islam a cherché une synthèse complète de la science et de la religion. Des polymathes tels que al-Biruni, al-Jahiz, al-Kindi, Abu Bakr Muhammad al-Razi, Ibn Sina, al-Idrisi, Ibn Bajja, Omar Khayyam, Ibn Zuhr, Ibn Tufayl, Ibn Rushd, as-Suyuti et des milliers d’autres savants n’ont pas été une exception mais la règle générale dans la civilisation musulmane
Les connaissances pharmacologiques devinrent ainsi plus diversifiées et produisirent de nouveaux types de littérature pharmacologique. Comme cette littérature abordait son sujet à partir d’un certain nombre de perspectives disciplinaires différentes et d’une grande variété de nouvelles directions, de nouvelles façons d’envisager la pharmacologie se sont développées ; de nouvelles zones ont été ouvertes pour une exploration plus poussée et une investigation plus détaillée. La fabrication du papier rend la publication plus complète et moins coûteuse que l’utilisation du parchemin et du papyrus, ce qui a rendu les connaissances scientifiques beaucoup plus accessibles aux étudiants. Alors que les scientifiques musulmans accordaient une confiance considérable à la méthode scientifique, ils étaient également conscients de ses limites.
Même un adepte du réalisme mathématique, comme al-Biruni, a soutenu que la méthode d’enquête dépendait de la nature de l’investigation : différentes méthodes, toutes également valables, étaient nécessaires pour répondre à différents types de questions. Al-Biruni lui-même a eu recours à un certain nombre de méthodes. Dans son traité sur la minéralogie, Kitab al-jamahir (Livre des pierres précieuses), il est le plus exact des scientifiques expérimentaux. Cependant, dans l’introduction de son étude novatrice sur l’Inde, il déclare que « pour exécuter notre projet, il n’a pas été possible de suivre la méthode géométrique » ; il recourt donc à la sociologie comparative.
Une inflation de savants polymathes
Le travail d’un érudit du calibre et de la prolificité d’al-Biruni défie inévitablement la simple classification. Il a écrit sur la minéralogie, la géographie, la médecine, l’astrologie et toute une gamme de sujets qui traitaient de la datation des festivals islamiques. Al-Biruni est un produit spécifique d’une philosophie de la science qui intègre la métaphysique à la physique, n’attribue ni à une position supérieure ni à une position inférieure, et insiste sur le fait que les deux sont dignes d’être étudiés et tout aussi valables. En outre, les méthodes d’étude de la vaste création de Dieu – du mouvement des étoiles et des planètes à la nature des maladies, l’aiguillon d’une fourmi, le caractère de la folie, la beauté de la justice, le désir spirituel de l’humanité, l’extase d’un mystique – sont tous également valables et façonnent la compréhension dans leurs domaines respectifs d’enquête. Dans sa philosophie et sa méthodologie, l’Islam a cherché une synthèse complète de la science et de la religion. Des polymathes tels que al-Biruni, al-Jahiz, al-Kindi, Abu Bakr Muhammad al-Razi, Ibn Sina, al-Idrisi, Ibn Bajja, Omar Khayyam, Ibn Zuhr, Ibn Tufayl, Ibn Rushd, as-Suyuti et des millirs d’autres savants n’ont pas été une exception mais la règle générale dans la civilisation musulmane. La civilisation islamique de la période classique était remarquable par le nombre de polymathes qu’elle produisait. Ceci est considéré comme un témoignage de l’homogénéité de la philosophie islamique de la science et de l’accent mis sur la synthèse, les recherches interdisciplinaires et la multiplicité des méthodes.
Les tentatives de renaissance scientifique
À la fin du XXe siècle, des érudits, des scientifiques et des philosophes du monde musulman tentent de formuler une version contemporaine de la philosophie de la science islamique. Deux mouvements dominants ont émergé. Le premier s’inspire du mysticisme soufi et soutient que les notions de « tradition » et de « sacré » devraient constituer le noyau de l’approche islamique de la science. La seconde affirme que les questions de science et de valeurs dans l’Islam doivent être traitées dans le cadre de concepts qui façonnent les objectifs d’une société musulmane. Dix concepts islamiques fondamentaux ont été identifiés comme constituant le cadre dans lequel la recherche scientifique devrait être menée, quatre autonome et trois paires opposées : tawhid (unité), khilafa (vicariat), ‘ibada (adoration),’ ilm (connaissance), halal (licite) et haram (illicite), ‘adl (justice) et zulm (tyrannie), istislah (intérêt public) et dhiya (souillure). On fait valoir que, lorsqu’il est traduit en valeurs, ce système de concepts islamiques embrasse la nature de la recherche scientifique dans sa totalité ; elle intègre les faits et les valeurs et institutionnalise un système de savoir fondé sur la responsabilité sociale. Il est trop tôt pour dire si l’un ou l’autre de ces mouvements portera de vrais fruits.
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