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L’imam Mahmud, René Guénon et les Frères musulmans : retour sur une méprise

Dans un article précédemment publié par la revue Oasis à propos des rapports entre l’organisation des Frères musulmans et l’université Al-Azhar, une mention a été faite d’une part sur les relations entre René Guénon et l’imam ‘Abd al-Halim Mahmud, et d’autre part sur celle de ce dernier avec les Frères musulmans. Membre de l’Institut des Hautes Etudes Islamiques et membre d’honneur de l’Organisation mondiale des Diplômés de l’Université Al-Azhar, Abd al-Wadoud Gouraud apporte une réponse détaillée sur les omissions et les suggestions erronées de cet article, sur Mizane.info.

L’imam ‘Abd al-Halim Mahmud et le shaykh ‘Abd al-Wahid Yahya (René Guénon)

La revue OASIS a publié le 30 octobre 2019 un dossier spécial intitulé : « Les Frères Musulmans et al-Azhar : une confrontation ouverte », signé par Dominique Avon, historien et directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.

L’introduction du dossier cite et présente trois documents traduits de l’arabe : une lettre des Frères Musulmans intitulée « consolation différée et récompense méritée », publiée le 23 février 2019 sur le site officiel de l’Organisation ; la « Réponse de l’Observatoire d’al-Azhar pour lutter contre l’extrémisme à la déclaration du groupe terroriste des Frères », publiée le 26 février 2019 sur le site officiel d’al-Azhar ; le projet de Constitution islamique égyptienne de 1978, rédigé par l’Académie de recherche islamique d’al-Azhar.

Toujours dans son introduction, l’auteur du dossier affirme que « quarante ans plus tôt, pourtant, savants d’al-Azhar et Frères Musulmans manifestaient un accord de fond sur ce que devait être un État islamique idéal ».

L’auteur donne comme exemple de cette convergence supposée le projet de Constitution islamique rédigé par les membres de l’Académie de recherche islamique d’al-Azhar, et « destiné à servir de modèle pour tous les États à référence musulmane ».

Dominique Avon rappelle que le projet avait été commissionné en 1977, à l’occasion d’un Congrès international organisé par la mosquée-université du Caire, par le grand-imam d’al-Azhar ‘Abd al-Halim Mahmud (1910-1978), et soutient que ce projet avait été approuvé par ce dernier peu de temps avant sa mort.

L’expression « accord de fond » utilisée par D. Avon, par son ambiguïté, semble suggérer qu’il aurait existé entre al-Azhar et l’idéologie des Frères Musulmans, à un moment donné de l’histoire contemporaine, non seulement une entente sur les principes islamiques de gouvernement temporel, mais aussi un programme politique commun.

Toutefois, nonobstant la thèse initiale et la référence historique qui est censée l’illustrer, nous n’avons réussi à trouver, dans le reste de l’introduction de D. Avon et les textes traduits, aucun élément permettant d’étayer son opinion.

De manière générale, dans la perspective d’un renouveau intellectuel de la civilisation islamique, on peut légitimement avoir des réserves quant à la tentative – ou la tentation – de codifier les grands principes de la Sharî‘a, la Loi sacrée de l’islam, sous la forme d’une Constitution élaborée sur le modèle des constitutions des Etats-nations modernes.

Du point de vue de l’ijtihâd, c’est-à-dire de l’effort d’interprétation des textes sacrés accompli par les savants en vue d’une application intelligente de la doctrine traditionnelle, en harmonie avec leur contexte, on ne peut qu’être étonné de la confusion qui est faite entre Sharî‘a et fiqh, réduisant la première aux seules normes jurisprudentielles des écoles traditionnelles, d’autant plus si la méthode adoptée consiste à suivre des interprétations et des applications liées à des contextes historiques particuliers, par exemple pour ce qui concerne les sanctions légales (hudûd).

Ce qui rapprochait ‘Abd al-Halim Mahmud et René Guénon, c’était essentiellement l’amour de la Vérité, la recherche spirituelle de la Connaissance, et aussi une affinité intellectuelle partagée dans la conscience de la crise du monde moderne, conscience qui impliquait pour eux un combat intellectuel face à l’individualisme, au rationalisme, au matérialisme, et aux contrefaçons de la religion.

Outre sa propension rationaliste, l’une des erreurs du légalisme est de vouloir proposer un système clos et rigide qui apporte des solutions toutes faites sous forme de mécanismes juridiques.

Une telle approche réductionniste ne saurait refléter l’ampleur, la richesse et la profondeur des enseignements de l’islam, et encore moins de ceux qui concernent l’exercice du pouvoir temporel et la Sharî‘a.

A cet égard, il est peut-être utile d’évoquer un fait, anecdotique mais significatif, qui reflète bien la position de l’imam ‘Abd al-Halim Mahmud au sujet de cette codification (taqnîn).

On sait que sur son initiative l’Académie de recherche islamique avait entrepris ce travail, mettant en place différentes commissions qui réunissaient experts en droit positif, érudits musulmans et jurisconsultes issus des quatre écoles de droit musulman.

Lorsque l’Académie de recherche islamique eut mené à bien la codification du droit civil, sur la base des différentes écoles de droit traditionnel, et s’apprêtait à codifier le droit pénal suivant la même méthode, ‘Abd al-Halim Mahmud lui-même, tout en reconnaissant qu’il s’était personnellement engagé pour favoriser le projet, déclara publiquement qu’un tel travail de codification n’avait plus de raison d’être.

Il expliqua que, dans la mesure où une quantité d’ouvrages relatifs à la législation musulmane en langue arabe, illustrant des casuistiques diverses en matière de droit, étaient encore accessibles, les juristes, les législateurs ou les juges pouvaient facilement s’y référer.

Il rappela, en conclusion, que « la religion a été révélée pour servir comme guide à la raison », une façon de dire que la tentative de codifier la Loi religieuse, sous la forme d’un corpus législatif ou d’une série de textes de lois, risquait de renverser l’ordre des choses.1

Cela dit, nous voudrions à présent nous interroger sur un autre rapprochement fait par Dominique Avon.

En effet, après avoir décrit succinctement le parcours de ‘Abd al-Halim Mahmud, « docteur de la Sorbonne, soufi, fondateur d’une association pour l’édition des sources mystiques, professeur de théologie », D. Avon rappelle que le grand-imam d’al-Azhar « avait fréquenté l’association des Amis de René Guénon fondée en 1953 et publié en arabe Le philosophe musulman : René Guénon ou Cheikh Abdel Wahed Yehia. »

Il ajoute ensuite que « c’est à ce moment qu’il décida de rejeter et de combattre les sciences humaines et sociales qu’il avait lui-même enseignées. »

Il est bon de préciser que le contenu de l’ouvrage évoqué par Dominique Avon fut par la suite enrichi et réadapté par ‘Abd al-Halim Mahmud, pour être inséré sous forme de chapitre dans une étude consacrée au courant spirituel de la confrérie Shâdhilite, Al-madrasa al-shâdhiliyya, parue au Caire en 1968.

Ici René Guénon n’est plus présenté comme un « philosophe musulman », mais comme un « connaissant Dieu » (‘ârif bi-Llâh), c’est-à-dire un saint musulman, parmi tant d’autres, au sein d’un ordre contemplatif du soufisme orthodoxe.

De cette dernière version, a été publiée en 2017 une traduction en français par nos soins sous le titre : Un soufi d’Occident : René Guénon, Shaykh Abd al-Wahid Yahya (éd. Albouraq).

Nous nous permettons de renvoyer à ce dernier ouvrage, et en particulier à notre introduction, les lecteurs qui souhaiteraient davantage d’approfondissements sur les liens entre René Guénon et ‘Abd al-Halim Mahmud, ce qui leur permettra d’évaluer dans quelle mesure et jusqu’à quel point l’œuvre du premier a pu influencer le second.

Nous nous limiterons ici à rappeler que le shaykh ‘Abd al-Wahid Yahya René Guénon et l’imam ‘Abd al-Halim Mahmud, à partir de leur rencontre au Caire en 1940, furent non seulement amis, mais surtout confrères au sein de l’école spirituelle de la Shâdhiliyya, branche du soufisme dans le cadre de l’islam sunnite orthodoxe.

C’est en partie grâce à ses contacts avec René Guénon que le grand-imam d’al-Azhar put contribuer à un renouveau de la compréhension du soufisme à l’époque contemporaine.

Fait remarquable, ‘Abd al-Halim Mahmud inscrivit l’étude des ouvrages de René Guénon aux programmes de cette université dans le domaine de la spiritualité islamique et de la philosophie.

Il traduisit en arabe, adapta et fit connaître un certain nombre de textes de René Guénon, notamment dans la longue introduction qu’il consacra au soufisme dans sa réédition, en 1952, du Munqidh min al-dalâl, « Le libérateur de l’erreur », du grand théologien et mystique musulman du XIIe siècle Muhammad Abu Hamid al-Ghazali.

Lui-même surnommé, dans les milieux académiques, le « Ghazali du XXe siècle », ‘Abd al-Halim Mahmud comparait le shaykh ‘Abd al-Wahid Yahya, dans la profondeur de sa recherche de la Vérité, à l’auteur du célèbre Ihyâ’ ‘ulûm al-dîn, « La revivification des sciences de la Religion ».

Qu’il s’agisse de l’œuvre critique et clarificatrice au niveau doctrinal, des enseignements relatifs à la voie initiatique, du renouveau intellectuel dans l’interprétation des sciences sacrées, mais aussi de l’effort spirituel et de la discipline religieuse, on peut dire que la fonction et le témoignage vivant des deux figures ‘Abd al-Halim Mahmud et ‘Abd al-Wahid Yahya se manifestèrent, comme en son temps pour al-Ghazali, au service d’une réelle « délivrance de l’erreur ».

A la lumière de ces éclaircissements, on s’aperçoit que le lien historique entre René Guénon et ‘Abd al-Halim Mahmud n’a aucun rapport avec ce qui est suggéré par l’article de D. Avon, qui s’ingénie à rechercher les développements du mouvement des Frères Musulmans en Egypte et ses affinités éventuelles avec al-Azhar et le même ‘Abd al-Halim Mahmud.

Nous n’entendons pas ici nous poser en défenseur de René Guénon ou de ‘Abd al-Halim Mahmud, ni même en inquisiteur de l’idéologie des Frères Musulmans.

Toutefois, nous sommes surpris de voir construire une relation, apparemment syllogistique, entre René Guénon, celui qui fut le grand-imam d’al-Azhar et les Frères Musulmans.

Si nous admettons que l’imam ‘Abd al-Halim Mahmud ait encouragé, sans plus, la constitution d’Etats musulmans sur la base d’une application rigoureuse des normes légales et jurisprudentielles du droit musulman classique, le fait de souligner l’origine de cette exigence politico-religieuse parallèlement à sa proximité avec René Guénon pourrait laisser entendre, de façon simpliste, que ce dernier aurait ouvert la porte aux Frères Musulmans !

La métaphysique traditionnelle, le soufisme, la Shâdhiliyya seraient-elles donc responsables ou complices d’une réalité aussi distincte et distante ?

Ce qui rapprochait ‘Abd al-Halim Mahmud et René Guénon, c’était essentiellement l’amour de la Vérité, la recherche spirituelle de la Connaissance, et aussi une affinité intellectuelle partagée dans la conscience de la crise du monde moderne, conscience qui impliquait pour eux un combat intellectuel face à l’individualisme, au rationalisme, au matérialisme, et aux contrefaçons de la religion.

Leur action de témoignage tire sa force d’un approfondissement doctrinal et d’un engagement spirituel dans le cadre de l’exotérisme et de l’ésotérisme traditionnels islamiques.

Il faut donc distinguer nettement entre l’intention, la méthode et les finalités propres à René Guénon et à ‘Abd al-Halim Mahmud et les critiques de l’Occident propres aux Frères Musulmans, y compris ce qu’ils prônent en guise de solutions – réforme sociopolitique, puritanisme, révolutions civiles et révolte contre les institutions – au nom d’une interprétation moraliste et formaliste du fiqh trahissant l’esprit et les finalités supérieures de la Sharî‘a.

‘Abd al-Halim Mahmud n’a donc pas « trahi » sa sensibilité au soufisme, ni même l’autorité religieuse qu’il représentait sur le plan de l’orthodoxie exotérique islamique. Il reste jusqu’à nos jours, en Egypte et dans le monde musulman, une référence intellectuelle et religieuse, aussi bien dans le domaine du soufisme que dans celui de la théologie et de la jurisprudence.

Le grand-imam d’al-Azhar, en tant qu’autorité religieuse, jouissait d’une certaine indépendance, au même rang qu’un ministre, avec la possibilité de prendre des positions sur le plan politique, et d’exprimer son désaccord concernant des dispositions législatives ou des décisions politiques qu’il aurait jugées non-conformes à l’esprit et à la lettre de l’islam.

Il le faisait sous la forme d’une consultation religieuse (fatwâ) et à travers des canaux institutionnels spécifiquement prévus à cet effet.

En l’occurrence, ‘Abd al-Halim Mahmud n’a jamais prôné le recours à la violence ni le renversement du pouvoir en place, ni encore moins la réduction juridico-formaliste de la doctrine islamique.

Au cours de l’histoire, les savants et maîtres spirituels musulmans, y compris les grands soufis, se tenaient loin des intrigues des palais et des attraits du pouvoir en ce monde, mais ils étaient souvent appelés à intervenir pour témoigner de la vérité et défendre la priorité de la justice, rappelant les détenteurs de l’autorité temporelle à leurs responsabilités, agissant avec courtoisie, et donnant conseils sages et exhortations spirituelles.

‘Abd al-Halim Mahmud et René Guénon, nonobstant leurs qualités et leurs fonctions, étaient nécessairement tributaires de l’imperfection humaine.

Cela étant dit, l’honnêteté intellectuelle exige précisément de savoir discerner entre les fonctions et les individus.

Pour mieux faire comprendre cette distinction, qu’il nous soit permis de faire une comparaison, toute proportion gardée, avec le modèle parfait et infaillible du Prophète Muhammad (que la paix et la grâce divines soient sur lui) qui réunissait en soi plusieurs fonctions.

Sans vouloir être exhaustif, mais pour indiquer quelques éléments pouvant donner matière à réflexion, Muhammad est tout à la fois prophète, maître spirituel et pôle initiatique des turuq2, gouverneur de Médine, mais il est aussi, par exemple, époux, père de famille, grand-père.

Ces différentes fonctions forment ensemble un prisme à travers lequel se manifestent les multiples degrés de l’Homme Universel ou Parfait (al-insân al-kâmil).

L’on ne peut donc ni les séparer, ni les confondre, ni encore moins prendre certains éléments d’une fonction pour remettre en cause une autre.

Les musulmans reconnaissent et croient à Muhammad en tant que prophète, mais aussi en tant que pôle spirituel, en tant que chef d’Etat, en tant que grand-père, etc.

Tous ces aspects constituent, ensemble, la Sunna Muhammadiyya, le modèle et la méthode du Prophète Muhammad, dans leur double dimension intérieure et extérieure, selon des degrés hiérarchiques distincts et tous nécessaires.

Abd-al Wadoud Gouraud.

En conclusion, pour revenir aux fonctions extérieures de René Guénon et de ‘Abd al-Halim Mahmud, respectivement écrivain et grand-imam, il est évident que celles-ci n’exprimaient pas directement un maqâm, une station spirituelle, mais étaient nécessairement liées à un contexte spatio-temporel déterminé.

Bien que ces fonctions extérieures ne soient pas comparables à celles du Prophète Muhammad, ce fut néanmoins grâce à ces même fonctions d’écrivain, d’interprète des doctrines traditionnelles et d’initié au soufisme authentique que l’imam ‘Abd al-Halim Mahmud reconnut le shaykh ‘Abd al-Wahid Yahya comme un ‘ârif bi-Llâh, comme reflet de l’homme universel, éteint dans la Science divine.

On pourrait dire, en termes de taqlîd, c’est-à-dire de conformité à la tradition, que les fonctions d’écrivain et de grand-imam ne sont que des possibilités, en soi relatives, et que, comme telles, elles ne sauraient être absolutisées en extrapolant leur qualité spécifique et hiérarchique, avec l’intention subtile d’en critiquer une pour discréditer l’homme dans son unité.

‘Abd al-Halim Mahmud n’a donc pas « trahi » sa sensibilité au soufisme, ni même l’autorité religieuse qu’il représentait sur le plan de l’orthodoxie exotérique islamique.

Il reste jusqu’à nos jours, en Egypte et dans le monde musulman, une référence intellectuelle et religieuse, aussi bien dans le domaine du soufisme que dans celui de la théologie et de la jurisprudence.

Dans le numéro d’août 1978 de la Revue d’al-Azhar, le grand-imam écrivait, en arabe, que « les individualités ne comptent pas au regard des principes », faisant ainsi écho à une expression souvent répétée par René Guénon dans ses œuvres.

Tous deux ont essayé d’être des interprètes transparents des principes traditionnels, et de réaliser, dans leur vie même, l’effacement prophétique face à Dieu, comme serviteurs fidèles de Celui qui est al-Wâhid, al-Halîm, l’Unique, l’Indulgent.

Abd al-Wadoud Gouraud
Institut des Hautes Etudes Islamiques
Membre d’honneur de l’Organisation mondiale des Diplômés de l’Université Al-Azhar

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