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Comment les Européens ont introduit la laïcité dans le monde musulman 2/2

Comment les Européens ont introduit la laïcité dans le monde musulman 2/2 Mizane.info

Seconde partie du texte du professeur Wu consacré aux origines et aux promoteurs de la laïcité dans le monde musulman. Dans cette seconde partie, focus sur la laïcité turque, sur la réception musulmane de la laïcité et sur le repli anti-islamiste de la laïcité arabe contemporaine. Bingbing Wu est professeur associé au département de langue et de culture arabe de l’Université de Pékin.

Dans le monde arabe, le travail de réflexion des musulmans sur la laïcité fut profondément influencé par les laïcs chrétiens. Al-Kawākibī fut le premier parmi les clercs musulmans à parler de laïcité. Dans son œuvre « Umm al-Qurā » publié en 1898, il préconisait la séparation entre la religion et l’État.

Même chose dans son livre « Tabā’i ‘al-Istibdād » où il soutint la séparation entre politique, religion et éducation, avec une distinction nette entre califat et sultanat. Si un calife était nécessaire, il ne devait être qu’une pure autorité spirituelle, tandis que le pouvoir politique, administratif et militaire devait être confié à un sultan. Les musulmans se doivent d’obéir au gouvernement tant qu’il est juste, sans référence à son appartenance religieuse. 13

Après al-Kawākibī, les principaux laïcs arabo-musulmans étaient Qāsim Amīn (1865-1908) et Ahmad Lutfī al-Sayyid (1872-1963), des hommes qui « avaient été influencés par les pionniers chrétiens de l’école de pensée laïque et avaient commencé à élaborer les principes d’une société laïque dans laquelle l’islam était honoré mais n’était plus l’arbitre du droit et de la politique. » 14

Théologien réformiste égyptien, docteur de l’université Al-Azhar, ‘Ali Abd al-Rāziq (1888-1966) avait concentré sa réflexion laïque sur le califat. L’abolition du califat par le gouvernement turc en 1924 avait déclenché des disputes véhémentes dans le monde islamique.

Dans son ouvrage célèbre, « al-Islām wa Usūl al-Hukm » en 1925, Abd al-Rāziq doutait de la nécessité d’un califat, et même de l’existence d’un système de pouvoir islamique.

Selon la tradition musulmane, le pouvoir des califes provenait de l’autorité d’Allah ou de la volonté de la Oummah, et donc obéir à un tel pouvoir était un devoir.

Mais il n’y avait pas de règles claires sur le califat ni dans le Saint Coran, ni dans la tradition prophétique, ni même de consensus sur une telle question. De plus, le califat n’était pas considéré comme une condition nécessaire de la croyance ou de l’intérêt public.

Le Prophète lui-même n’avait pas d’autre fonction que la fonction prophétique de répandre la Vérité. Le Prophète n’a pas été envoyé pour exercer un pouvoir politique, et n’a en fait jamais exercé un tel pouvoir. 15 La mission du prophète était donc purement spirituelle.

L’essence de ce leadership changea après la mort du prophète, en devenant une direction laïque et politique, mais toujours considérée comme religieuse et spirituelle par les musulmans. ‘Ali Abd al-Rāziq en tira la conclusion que le califat n’était pas un facteur nécessaire de l’islam et que la religion n’était liée à aucun système de gouvernement fixe.

L’Islam n’interdit pas pour autant aux musulmans d’établir de nouveaux systèmes politiques sur la base des nouvelles théories fournies par la rationalité humaine et tirés des expériences des diverses nations du monde. Chez Taha Hussein (1889-1974), l’islam est aussi une religion et non un système politique.

Tout en leur permettant de gérer les affaires du monde selon leur propre volonté, l’islam d’après Hussein ordonne seulement aux musulmans d’être justes et bienveillants.16 Les laïcs musulmans ont tenté de réconcilier la laïcité avec l’islam, et d’éclairer la place de l’islam dans le système de pensée laïque.

C’est en substance la grande différence avec les laïcs chrétiens qui n’eurent pas à faire face à un tel problème, ce qui les mena à adopter une position critique plus forte vis-à-vis de la religion.

Le processus de sécularisation et le défi de l’islamisme moderne

Comme l’a souligné John L. Esposito, la théorie de la modernisation et du développement avait, pendant des décennies, soutenu sans équivoque que « le développement des États et des sociétés modernes nécessitait une occidentalisation et une sécularisation. La religion se limiterait à la vie privée, et si certains parlaient de privatisation de la religion, d’autres prédisaient la marginalisation et la disparition ultime de la croyance traditionnelle. »17

Ce concept a impacté et influencé le développement politique et social du monde islamique et a amené de nombreux pays musulmans à adopter la sécularisation comme modèle de développement, qui s’est incarné dans la Turquie moderne et laïque fondée par Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938).

La Turquie était en fait l’héritière d’une longue tradition de sécularisation depuis les temps modernes. À l’époque de l’Empire Ottoman, le processus de sécularisation se composait de trois phases : le règne du sultan Mahmūd II (règne de 1808 à 1839), la période des Tanzimat (1839-1876) et la période Jeune-Turc (1908-1918).

Le sultan Mahmūd II avait créé le ministère du Waqf, responsable de l’administration des domaines religieux, afin de limiter la force économique des clercs musulmans.

Dans le même temps, les fonctions éducatives et jurisprudentielles furent transférées respectivement au ministère de l’éducation et au ministère de la justice. Les oulémas ont été privés de leurs ressources fiscales et administratives, et leur pouvoir, leur autorité et leur statut ont été progressivement affaiblis.

Au cours de la période des Tanzimat, le sultan ‘Abd al-Majīd (1839 à 1861) et le sultan’ Abd al-Azīz (1861 à 1876) ont introduit des réformes laïques dans les domaines administratif, jurisprudentiel et éducatif.

En juin 1913, les Jeunes Turcs sont arrivés au pouvoir et ont mené des réformes laïques dans le but « d’éliminer toute opposition dualiste entre les pouvoirs mondains et religieux, et de réaliser l’unité dans la jurisprudence politique et l’éducation sur la base de la sécularisation. »18

En ce sens, la politique de Kemal était une continuation du développement séculier calqué sur l’Empire Ottoman.

Il abolit le sultanat en 1922, puis déclara la République turque en 1923, avant d’abolir le califat lui-même en 1924.

Mustafa Kemal.

Atatürk a mené le mouvement de laïcisation de la société turque jusqu’au bout dans les domaines politique, juridique, éducatif et social, et a fait de la laïcité un principe constitutionnel.

Le caractère radical des politiques de sécularisation menées par Atatürk a conduit Esposito à le classer dans la catégorie de ce qu’il nomme « fondamentalisme laïc militant ».

Pour des pays comme la Turquie, « la laïcité n’est pas simplement la séparation de la religion et de la politique mais, comme le démontre l’histoire passée et actuelle, une croyance antireligieuse et anticléricale. » 19

Bien que la Turquie ne soit pas un pays arabe, le modèle turc établi par Mustafa Kemal a exercé une profonde influence sur le monde arabe.

La plupart des pays arabes nouvellement indépendants ont adopté le modèle de la sécularisation, avec des positions différentes. La position radicale a été prise par l’Égypte, l’Irak, la Syrie, le Liban, le Yémen, l’Algérie, la Tunisie et l’Organisation de libération de la Palestine.

En Jordanie et au Maroc, le modèle de développement a été orienté vers la sécularisation tandis qu’une intégration des islamistes dans le système politique était encouragée. En Libye, une sécularisation subtile et prudente a été défendue par Qadhdhafi.20

Les pays du Conseil de coopération du Golfe sont les seuls du Monde arabe où les forces laïques sont restées faibles.

Le caractère politique hétéroclite des laïcs  

Dans son analyse des rapports entre l’islam et la création de l’État-nation, Esposito estime que les dirigeants des mouvements d’indépendance ont toujours utilisé l’islam comme symbole, slogan et force d’organisation pour asseoir leur légitimité et mobiliser les masses, tout en ayant adopté un modèle de développement influencé par le modèle laïc occidental. 21

Mustafa Kemal n’était pas un cas isolé, mais représentait une génération d’intellectuels musulmans et d’élites politiques. De 1880 à 1940, les intellectuels musulmans vécurent une sorte de choc culturel au cours de leurs études en Europe dont ils ne réussirent pas à se remettre, frappés par ce que Mohammed Arkoun a appelé un « état de conscience naïf ».

Le contraste entre le progrès de l’Occident et le retard de leurs pays les impressionnèrent au point que chaque découverte qu’il faisait en Europe les captivaient et nourrissait leur révolte personnelle contre leurs propres traditions.

« Tel est le contexte psychoculturel commun à toutes les actions politiques menée par chaque dirigeant musulman au moins jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale (…) Ces générations croyaient naïvement qu’il suffisait de prescrire le succès de la civilisation occidentale et de l’appliquer aux pays musulmans. La laïcité était perçue comme l’une de ces prescriptions efficaces à appliquer aux sociétés où la religion contrôlait tous les actes et gestes de la vie quotidienne. Ces générations d’intellectuels musulmans n’avaient pas une compréhension suffisante de l’histoire pour être en mesure de cerner la genèse idéologique, les fonctions sociopolitiques et les limites philosophiques de la laïcité en Occident. »22

Les forces d’occidentalisation du monde islamique se composaient de libéraux ainsi que de gauchistes et de nationalistes. Cette occidentalisation était souvent synonyme de laïcisation. Pour autant, les laïcs n’avaient pas de position politique unifiée.

En outre, certains conservateurs sur le plan politique ont aussi contribué à cette laïcisation, à la fois dans l’Égypte pré-révolutionnaire et dans l’Iran sous la dynastie des Pahlavi. Pour ces conservateurs, l’objectif principal était de garder le pouvoir sous le contrôle du monarque ou de sa famille.

La modernisation, l’occidentalisation et la sécularisation s’accomplissaient à la lumière de ce principe. D’une manière générale, les forces laïques sont diversifiées, constituées des libéraux comme leur aile droite, les nationalistes et les gauchistes comme leur aile gauche, c’est-à-dire les conservateurs.

Quelle que fut la position politique adoptée par ces laïcs (libéraux, nationalistes, gauchistes, conservateurs), ils se forgèrent une culture d’élite occidentalisée, tout à fait différente de la culture traditionnelle profondément enracinée dans les classes moyennes ou inférieures.

La différence entre la culture d’élite de la classe supérieure et la culture de masse traditionnelle des classes moyennes et inférieures a créé la base d’une dichotomie entre la société et la culture. Ce type de culture de masse traditionnelle est le sol qui a nourri l’islamisme moderne.

Dès que les forces politique favorables à une occidentalisation sont arrivées au pouvoir, enchaînant les crises politiques et économique, les islamistes consolidèrent leur influence. À la fin des années 60 et au début des années 70, le nationalisme arabe a subi de grands revers, tandis que l’islamisme moderne a fait d’énormes progrès.

Au milieu des années 1970, la modernisation à grande vitesse menée par le Shah Pahlavi, la sécularisation radicale et le despotisme politique ont commencé à faire face aux pressions de l’Iran tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et le règne du Shah fut bientôt renversé par la révolution islamique de l’ayatollah Khomeiny. Le succès islamiste en Iran a été un exemple pour les islamistes du monde arabe.

Comme la Turquie avait offert un exemple pour les États arabes qui se sécularisèrent au début du 20e siècle, l’Iran, à travers sa révolution islamique, a donné une impulsion aux mouvements islamistes dans le monde arabe à la fin du 20e siècle. De nombreux régimes laïques arabes ont été défiés par l’islamisme moderne, notamment l’Égypte, l’Algérie, la Syrie et l’Irak, et le Soudan est même devenue une République islamique.

La laïcité arabe contemporaine vue par Fouad Zakariyya

Shākir al-Nāblūsī, un universitaire jordanien, a souligné que depuis les années 1980, les études concernant la laïcité dans la pensée arabe « avaient considérablement augmenté, dépassant toute période particulière de l’histoire arabe. » 23

Fouad Zakariyya a pour sa part systématiquement réfuté dans son œuvre les critiques contre la laïcité dans le monde arabe. Zakariyya soutient que les islamistes tentent intentionnellement de confondre le sens fondamental de la « laïcité ». Leurs critiques de la laïcité pourraient être divisées en deux catégories : les critiques rhétoriques et les critiques scientifiques.24

Bien que les critiques rhétoriques se propagent plus largement, il s’est davantage penché sur les critiques scientifiques, car la réfutation de telles critiques peut décider du sort de la laïcité. Selon ces critiques, l’émergence de la laïcité en Europe reflétait le besoin spécifique de l’Europe dans un contexte qui lui était propre.

La laïcité pourrait donc être considérée comme un phénomène européen unique, et ce serait une erreur de la transplanter de l’Europe vers les autres régions du monde. La logique qui sous-tend ce point de vue est que l’Europe est très différente du monde musulman contemporain. A cette question, Zakariyya apporte trois réponses.

Premièrement, il examine si l’autorité religieuse de l’Islam est différente de celle de l’Europe.

Bien qu’une organisation similaire à l’Église catholique en Europe n’ait pas pu être trouvée dans le monde de l’islam, une forte autorité religieuse existe néanmoins dans chaque pays musulman, représentée par des clercs religieux comme ceux d’al-Azhar dans le monde sunnite, ou des ayatollahs et hojjatolislams dans le monde chiite, et cette autorité religieuse est en étroite relation avec le politique.

On pourrait en conclure que le christianisme médiéval et l’islam avaient en commun une « orientation générale vers l’exhaustivité ».

En conséquence, « les facteurs conduisant à l’émergence de la laïcité en Europe se retrouvent également dans le monde musulman moderne. » 25

Deuxièmement, les opposants à la laïcité considèrent que la religion s’est positionnée contre la science en Europe, tandis que la civilisation islamique n’a jamais persécuté la science grâce à l’existence d’une attitude de tolérance et de compréhension mutuelle spécifique à l’Islam.

Zakariyya dénonce cette opinion, se référant à l’exemple des procès intentés contre le mu’tazilisme, ou contre Ibn Rushd, Suhrawardī (1154-1191) et al-Hallāj (858-922), ou encore l’interdiction des livres de Charles Darwin, Sigmund Freud et Karl Marx.

Troisièmement, Zakariyya n’est pas d’accord avec le fait que la laïcité n’est liée qu’aux conditions sociales particulières de la fin du Moyen Âge, conditions qui n’auraient pas d’équivalents dans l’histoire islamique.

Il soutient que « le Moyen Âge » est un mode de pensée plutôt qu’une période historique, et « en tant que mode de pensée, le Moyen Âge pourrait se reproduire n’importe où et a de nombreux équivalents à l’heure actuelle.

Les gens qui mènent leur vie sur la base de la possession de la vérité absolue, qui ne sont pas ouverts au débat ou qui continuent de citer les textes sacrés possèdent une mentalité médiévale même s’ils vivent à l’aube du XXIe siècle. »26

L’Islam a donc besoin de la laïcité telle qu’elle est apparue en Europe à la fin du Moyen Âge.

En outre, Zakariyya considère la laïcité comme une continuation de la tradition islamique, car la laïcité ne fait que prôner le rationalisme, la critique, la logique et l’indépendance intellectuelle, des éléments qui font entièrement partie de l’héritage de l’islam et se trouvent dans le mu’tazilisme, et dans l’œuvre d’al-Fārābī (870-950), Ibn Rushd et Ibn al-Haytham (965-1039).

« Les divers problèmes entourant le concept de laïcité dans la société arabe contemporaine reflètent clairement le déclin de la pensée arabe au cours des deux dernières décennies. Une caractéristique de ce déclin est le fait qu’un grand nombre de personnes, y compris les islamistes, embrassent aveuglément de fausses idées sans s’engager d’abord dans une profonde réflexion. »27

Les positions de Zakariya démontrent que la laïcité dans le monde arabe contemporain est définie essentiellement comme une réfutation contre les critiques portés par l’islamisme.

Ce type de laïcité pourrait être appelé laïcité défensive, et se distingue de la problématique de la laïcité historique, du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, qui visait à rechercher un modèle de développement global pour le monde arabe.

Néanmoins, une relation historique est perceptible dans ces deux phases.

De nombreux pays arabes ont mené différents projets de société laïques associés à une occidentalisation et à une modernisation de leurs institutions, ce qui a conduit à une dichotomie culturelle et sociale.

En tant que courant politique opposé à la sécularisation et à l’occidentalisation, l’islamisme moderne a tiré ses forces de cette dichotomie.

C’est donc dans une résolution méthodique de cette dichotomie que la laïcité pourrait trouver une nouvelle voie face aux positions défendues par l’islamisme contemporain.

Bingbing Wu

Notes:

13-Nazik Saba Yared, ibid, p.26.

14-Azzam Tamimi, ibid, p.24.

15-Albert Hourani, ibid, p.194.

16-Nazik Saba Yared, ibid, p.39.

17-John L. Esposito, Islam and Secularism in the Twenty-First Century, in Azzam Tamimi and John L. Esposito, ed., Islam and Secularism in the Middle East, p.1.

18-Zhenyu Sun, Legacy and Reality: Islam and Muslims in Turkey (Beijing: Minzu Publishing House, 2001), p.12.

19-John L. Esposito, ibid, p.9.

20-Mahmood Monshipouri, ibid, pp. 13-14.

21-John L. Esposito, ibid, p.2.

22-Mohammed Arkoun, Rethinking Islam: Common Questions, Uncommon Answers, translated and edited by Robert D. Lee (Boulder: Westview Press, 1994), p. 25.

23-Shākir al-Nāblūsī, al-Fikr al-`Arabī f ī al-Qarn al-`Ishrīn (1950-2000) (Beirut: al-Mu’assash al-`Arabiyyah li al-Dirāsāt wa al-Nashr, First Edition, 2001), Vol.1, p.186.

24-Fouad Zakariyya, ibid, p. 23.

25-Fouad Zakariyya, ibid, p. 35.

26-Fouad Zakariyya, ibid, p. 38.

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