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Charles-André Gilis : l’énigme du verset sur l’esprit

« Et ils t’interrogent sur l’Esprit. Dis : « L’Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur, et il ne vous a été donné, en fait de Science, que peu de chose ». Ce verset 85 de la sourate 17 « Le voyage nocturne » est enveloppé de mystère quant à sa signification. Charles-André Gilis qui a consacré un ouvrage à ce sujet aborde la question dans un texte qui en est extrait et que Mizane.info publie en deux parties.

La dix-huitième sourate du Coran, qui porte le nom de « Sourate de la Caverne », est une de celles auxquelles la tradition islamique attribue une importance et une efficacité particulières. Selon les hadiths : « Celui qui apprendra par coeur les dix premiers – ou, dans d’autres versions, les dix derniers – versets de la Sourate de la Caverne sera protégé de l’Antéchrist »; « Celui qui lit (la Sourate de) la Caverne de la manière dont elle a été révélée sera, au Jour de la Résurrection, en possession d’une lumière qui s’étendra depuis le lieu où il se trouve jusqu’à La Mekke ».

Sa lecture le Jour du Vendredi est recommandée : « Celui qui lit la Sourate de la Caverne le Jour du Vendredi, une lumière jettera son éclat pour lui tout le temps intermédiaire entre deux vendredis successifs ». Selon une autre version : « une lumière s’irradiera de dessous ses pieds jusqu’au plus haut du ciel ; elle brillera pour lui le Jour de la Résurrection et il lui sera pardonné ce (qu’il aura commis) entre deux vendredis successifs ».

Cette sourate présente aussi, à l’intérieur de la révélation coranique, quelques traits remarquables : elle se situe au milieu du texte sacré , et l’on dit même qu’elle renferme le mot qui en occupe exactement la place médiane. Elle contient en outre trois récits qui sont parmi les plus fameux de tous ceux que rapporte le Livre saint : celui sur les Compagnons de la Caverne (ahl al-Kahf) ; celui, en un lieu décrit comme « situé au confluent des deux mers », de la rencontre de Moïse avec le mystérieux personnage que la tradition islamique identifie à sayyidnâ al-Khidr ; enfin celui sur Dhû-l-Qarnayn, le « Posses-seur des deux Cornes », identifié à son tour, de manière habituelle, à Alexandre le Grand.

La présence de ces récits explique pour une part l’intérêt persistant que la Sourate de la Caverne a suscité chez les islamologues de langue française ; on se souviendra, en particulier, du parti que Massignon a tiré, dans son oeuvre, de la référence faite aux Sept Dormants. Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que la tradition islamique accorde une importance égale, et même supérieure, à d’autres sourates ou versets coraniques. On mentionnera notamment la Sourate Yâ Sîn, qui est, selon les hadîths, le « coeur du Coran » : sa récitation est comptée pour l’équivalent de dix lectures coraniques complètes ; la Sourate 99, « le Tremblement de terre », dont on dit qu’elle équivaut au quart du Coran ; la Sourate 112, l' »Epuration », dont on dit qu’elle équivaut au tiers. Le Verset de l’Escabeau est désigné, quant à lui, comme « le seigneur des versets du Coran » ; de ce fait la Sourate de la Génisse, où ce verset figure, est considérée comme « la bosse du chameau » du Livre saint, c’est-à-dire comme sa partie la plus élevée. La Sourate de la Caverne est donc loin d’être la seule à présenter un intérêt traditionnel ou une importance particulière. L’on constate cependant, à une époque plus récente, que c’est également sur cette sourate que M. Muhammad Arkoun s’est appuyé dans le texte publié sous le titre Lecture de la Sourate 18 pour exposer des considérations d’ordre tout à fait général sur le langage coranique , et que c’est elle aussi qui a été retenue par M. Bencheikh pour présenter une critique des principales traductions du Coran qui existent actuellement en français.

Notre propos n’est pas de rechercher les raisons du prestige dont ce texte jouit en Occident, mais plutôt de relever un point étrange qui, en dépit de l’intérêt qu’il présente dans une perspective traditionnelle, semble avoir échappé à l’attention des chercheurs universitaires. En effet, les données islamiques évoquées pour expliquer les circonstances dans lesquelles les trois récits mentionnés plus haut ont été révélés sont les suivantes : avant l’Hégire, les Quraychites, agacés et jaloux de la science avec laquelle le Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – parlait aux croyants qui le suivaient des communautés et des formes traditionnelles antérieures, décidèrent d’envoyer une délégation auprès des Juifs de Médine pour informer leurs prêtres et leurs savants de l’état et de la prétention de Muhammad. Les Juifs, consultés, suggérèrent de lui poser trois questions : la première « au sujet des jeunes gens qui disparurent dans le premier cycle temporel (fi-d-dahr al-awwal) : qu’est-il advenu d’eux ? » ; la seconde « au sujet d’un homme ayant circulé par toute la terre et atteint les confins de l’Orient et de l’Occident : quelle fut son histoire ? » ; la troisième , enfin, « au sujet de l’Esprit et de sa nature ».

Ils dirent ensuite : « S’il vous donne la réponse, c’est un prophète ; sinon, c’est un imposteur ». Or, si l’on compare les trois questions ainsi posées aux trois récits de la Sourate de la Caverne dont on a coutume de dire qu’ils furent révélés au Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – en réponse à ces mêmes questions, on s’aperçoit d’emblée que la correspondance n’est pas rigoureuse : si les « jeunes gens disparus » sont effectivement ceux mentionnés dans cette sourate et si le voyageur qui « avait atteint les confins de l’Orient et de l’Occident » est bien Dhû-l-Qarnayn, en revanche il n’est nullement évident que le troisième récit, celui de la rencontre de Moïse et de Khidr, constitue la réponse à la question posée sur l’Esprit ; d’autant moins que cette question et la réponse qui lui fut faite figurent apparemment, l’une et l’autre, dans un autre passage coranique ; il s’agit du verset 85 de la Sourate « le Voyage Nocturne », qui s’énonce de la façon suivante : wa yas’alûna-ka ‘an ar-Rûhi. Qul : ar-Rûhu min Amri Rabbî wa mâ ûtitum min al-‘ilm illâ qalîlan, c’est-à-dire : « Et ils t’interrogent sur l’Esprit. Dis : « L’Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur, et il ne vous a été donné, en fait de Science, rien qu’un peu » » .

On se trouve ainsi confronté à une alternative : ou bien ce verset constitue la réponse à la troisième question posée par les Juifs de Médine et, en ce cas, pourquoi ne figure-t-il pas, comme les deux autres, dans la Sourate de la Caverne ? Ou bien, en dépit des apparences, c’est-à-dire du fait que la formulation de la question sur l’Esprit (yas’alûna-ka ‘an ar-Rûhi) est analogue à celle posée à propos de Dhû-l-Qarnayn (yas’a-lûna-ka ‘an Dhî-l-Qarnayn), le Verset sur l’Esprit ne fait pas référence à la troisième question des Juifs, mais bien à une interrogation identique formulée à un autre moment de la carrière du Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix !

Cette seconde hypothèse est suggérée par la version d’Ibn Masûd selon laquelle ce verset fût révélé à Médine un jour où le Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – avait été abordé par des Juifs et interrogé sur l’Esprit alors qu’il « marchait dans une plantation en s’appuyant sur une branche ». Ibn Kathîr, qui rapporte ce récit dans son commentaire coranique , hésite pourtant à conclure que le verset ainsi révélé est bien celui qui figure dans la Sourate du Voyage Nocturne, car il serait alors le seul à être d’origine « médinoise » dans une sourate entièrement « mekkoise » ; il va même jusqu’à supposer que le Verset sur l’Esprit fut révélé deux fois dans les mêmes termes, ou encore que le Très-Haut inspira à Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – de répondre à l’interrogation des Juifs de Médine au moyen d’un verset déjà révélé antérieurement !

La perplexité de ce commentaire montre que la révélation du Verset sur l’Esprit comporte une énigme, d’autant plus complexe que d’autres versions mettent en cause la nature particulière de la question posée. En effet, l’Imâm Râzî rapporte dans son commentaire coranique une variante du récit anecdotique mentionné plus haut selon laquelle les Juifs disent aux Quraychites : « Posez à Muhammad trois questions : s’il répond aux deux premières et s’abstient de répondre à la troisième, c’est qu’il est prophète ; interrogez-le sur les Compagnons de la Caverne, sur Dhû-l-Qarnayn et sur l’Esprit. » Dès lors, la preuve de la qualité prophétique de Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – découle, non plus du fait qu’il donne une réponse à la question sur l’Esprit, mais, au contraire, du fait qu’il n’y répond pas.

Cette abstention tendrait à confirmer le second terme de l’alternative que nous avons envisagée, du moins si l’on suppose que le silence du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! – implique que cette question lui aurait été posée une seconde fois dans un contexte qui ne présentait plus aucun rapport avec la preuve de sa qualité prophétique, ce qui est précisément le cas de la version d’Ibn Mas’ûd. Cependant, l’Imâm Râzî envisage plutôt une autre possibilité, à savoir que la formulation du Verset sur l’Esprit indiquerait une volonté de ne pas répondre (« il ne vous a été donné que peu de Science ») ou de rendre la réponse obscure et inintelligible (« l’Esprit relève de l’Ordre de mon Seigneur »). Selon cette hypothèse, ce verset devrait être considéré, non comme une révélation, mais bien comme une occultation de la doctrine de l’Esprit, ce qui expliquerait pourquoi, conformément au premier terme de l’alternative, il ne figure pas dans la Sourate de la Caverne : son « dépla-cement » à l’intérieur d’une autre sourate aurait été une manière de souligner que la réponse à la troisième question posée par les Juifs de Médine n’en était pas vraiment une, et, à titre subsidiaire, de contribuer à occulter sa signification.

A l’appui de cette interprétation, on relève un autre point étrange dans le commentaire de l’Imâm. Il affirme, en effet, en tête de la Sourate de la Caverne, que celle-ci comporte cent onze versets ; mais ensuite, dans le commentaire détaillé qu’il en donne verset par verset, il n’en dénombre et n’en commente que cent dix, sans rien ajouter et sans donner aucune explication de cette anomalie. Cette constatation est d’autant plus extraordinaire que, dans la sourate précédente qui est celle du Voyage Nocturne où figure le Verset sur l’Esprit, il donne une indication inverse et complémentaire, puisqu’il affirme, en tête de cette sourate, qu’elle comporte cent dix versets, et qu’ensuite, dans le commentaire détaillé du texte, il en dénombre et en commente cent onze sans fournir, ici encore, la moindre explication dans les développements et les exégèses proposés. Tout se passe donc comme si l’Imâm Râzi cherchait, au moyen de cette présentation insolite, à attirer discrètement l’attention sur le statut particulier du verset qui nous occupe, ce qui serait en parfaite harmonie avec les autres indications présentes dans son commentaire. Selon cette interprétation, la solution de l’énigme fait apparaître le Verset sur l’Esprit comme étant, en quelque sorte, le « cent onzième » verset de la Sourate de la Caverne  ; et ceci évoque déjà, d’une manière assez précise, la signification ésotérique des données dont nous venons de faire état.

Signification ésotérique de l’énigme

Avant de passer à l’étude des aspects doctrinaux liés au Verset sur l’Esprit, il nous faut dégager la portée véritable des considérations qui précèdent. Leur apparence quelque peu « documentaire » ne doit pas faire oublier qu’il ne s’agit nullement ici d’érudition ou de critique de textes. Le motif pour lequel ce verset ne figure pas dans l’ensemble dont il aurait dû normalement faire partie par référence aux trois questions posées par les Quraychites est d’ordre purement traditionnel et ne peut se comprendre que si l’on prend en compte la signification ésotérique du verset : l’énigme qu’il comporte exprime, sur un plan relativement extérieur et contingent, le mystère inhérent à la nature essentielle et à la fonction de l’Esprit, et constitue, par conséquent, une introduction tout à fait adéquate à l’étude du verset lui-même.

Adaptation télée consacrée à la vie de Ibn ‘Arabi.

On notera tout d’abord avec un intérêt particulier, compte tenu de l’autorité doctrinale qui est la sienne, qu’Ibn Arabî confirme la version selon laquelle la preuve de la qualité prophétique de Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – découle, non pas du fait qu’il répond à la question posée au sujet de l’Esprit, mais au fait qu’il n’y répond pas. En effet, le Cheikh al-Akbar évoque à propos de ce verset  : « la science de celui qui est interrogé sur ce qu’il sait et répond qu’il ne sait pas, de telle manière que celui qui interroge sait par là même que celui auquel il s’est adressé a effectivement la science de ce qu’il lui a demandé ; en revanche, s’il avait répondu au moyen de sa science (éventualité qui correspond pourtant à la situation véritable) on aurait su par là même qu’en réalité il ignorait cette science ».

Cette version suggère, sinon une incompatibilité, tout au moins une divergence apparente entre les impératifs de la fonction prophétique, entendue ici comme se rapportant plus spécialement à la « prophétie légiférante », et ceux, d’un ordre plus secret et intérieur, qui tiennent à l’essence de l’Esprit Universel et accompagnent sa manifestation en ce monde. Or, justement, cette divergence est représentée comme telle dans le récit coranique de la rencontre de Moïse et de Khidr. Ce récit, qui ne peut être considéré comme une réponse directe à la troisième question posée à Muhammad, semble avoir été, en quelque sorte, substitué à cette réponse. Ceci revient à dire que la raison véritable de l’énigme posée par le Verset sur l’Esprit ne peut se comprendre pleinement que par référence au récit sur Moïse et Khidr tout comme, de manière inverse, certaines significations et particularités de ce récit ne peuvent être expliquées qu’à la lumière de la doctrine initiatique dont ce verset constitue le support.

Le lien étroit qui existe entre le récit et le verset est attesté et confirmé par les passages coraniques correspondants qui énoncent de manière quasi explicite le sujet de la présente étude, à savoir le « don de science » qui procède de l’Esprit ; il s’agit de la Science divine en tant qu’elle se manifeste en des êtres particuliers de telle sorte qu’elle apparaît comme leur ayant été « donnée par Dieu ». Le premier de ces passages n’est autre que la partie finale de notre verset : « et il ne vous a été donné, en fait de Science, rien qu’un peu » ; dans le second, il est dit de même, à propos du mystérieux interlocuteur de Moïse : « Et ils trouvèrent l’un de Nos serviteurs. Nous lui avons donné une miséricorde venant de Nous et enseigné de Notre part une science » (Cor., 18, 65). A propos du Nom divin al-‘Alîm, (Celui qui sait), et de la distinction entre « science donnée » et « science acquise », sur laquelle nous aurons à revenir, le Cheikh al-Akbar précise  : « Ce qui s’acquiert au moyen de quelque mode d’activité que ce soit fait partie des sciences acquises, alors que la science donnée est celle qui n’est pas le fruit d’une activité mentale ou d’un gain acquis, comme la science des Afrâd qui est celle de Khidr. »

Charles-André Gilis

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