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Charles-André Gilis : esprit et science sacrée

Sur Mizane.info, seconde partie du texte de Charles-André Gilis consacré à l’étude de la notion d’esprit dans le Coran et la tradition spirituelle de l’islam, à travers les enseignements d’Ibn ‘Arabi, l’émir Abd-al-Qadir et René Guénon. L’auteur y aborde la signification symbolique de l’Esprit universel et la distinction entre connaissance spéculative et connaissance métaphysique.

Dans le Livre des Haltes, l’émir Abd al-Qâdir l’Algérien donne une indication concordante. Commentant la parole par laquelle Khidr révèle à Moïse la raison d’être métaphysique de ses manières d’agir apparemment scandaleuses : « …et je ne l’ai pas fait de mon propre chef (‘an amrî) » (Cor., 18, 82), il précise que les actes de sayyidnâ al-Khidr procédaient de l’Ordre Universel (al-Amr al-Kullî) ; puis il ajoute, de manière un peu inattendue : « Au moment où j’écrivais ce Mawqif  , je vis que l’on m’avait fait don  d’un livre ; il me fut dit en même temps : « Ceci est le livre que le Cheikh Muhy-d-Dîn Ibn Arabî – qu’Allâh soit satisfait de lui ! – a composé au sujet de l’Esprit ». Je l’étudiai alors soigneusement ; et louange à Allâh le Seigneur des mondes ! » La mention de l’Ordre Universel et celle du Livre sur l’Esprit apparaissent l’une et l’autre comme des allusions directes à notre verset, tandis que l’ensemble de cette vision met en relief le caractère réservé de la science qui s’y rapporte.

Sur les raisons permettant de comprendre pourquoi le Verset sur l’Esprit a été, en quelque sorte, « déplacé », et la doctrine correspondante « occultée », l’émir se montre plus précis encore : « Ce qui concerne l’Esprit (amr ar-Rûh) ne peut être saisi que par le dévoilement initiatique (kashf), en aucun cas par l’intellect créé (‘aql). Tout ce que les philosophes et les théologiens rationalistes ont pu dire à ce propos est erroné… Ce qu’en disent les Gens de la Voie (al-Qawm) n’est que signe, allusion, indication subtile et suggestion : tout cela du fait qu’il (l’Esprit) est inaccessible »  ; et ailleurs  : « Du fait de l’impuissance de l’intellect créé à parvenir à la science de l’Esprit, les Livres sacrés  et les traditions prophétiques ne le décrivent qu’au moyen de symboles, d’indications subtiles, d’allusions et de métaphores. C’est là une miséricorde pour les serviteurs et une marque de prévenance pour leurs intelligences ; car, sauf dans le cas de ceux qui ont à charge la communication des Lois divines, celui auquel Allâh – qu’Il soit exalté ! – donnerait la vision des attributs de l’Esprit imaginerait que ce dernier est lui-même le Dieu que l’on adore. »

Ces indications contribuent à faire saisir pourquoi la science relative à l’Esprit conserve en Islam un certain caractère mystérieux : elle se rapporte, en effet, au Centre caché du Monde, situé en un « lieu » que les doctrines initiatiques et les symboles de toutes les traditions décrivent précisément comme « inaccessible » et « inviolable ». C’est là que réside, en sa réalité immuable, le Pôle universel qui n’est autre que l’Esprit du monde : « Son nom est « le Commandement d’Allâh » (Amr Allâh). De tous les êtres existenciés, c’est le plus noble, celui dont le degré est le plus élevé et la demeure la plus sublime… Allâh fait tourner autour de lui la roue des êtres existenciés et l’a établi comme pôle de la sphère des créatures ; en toute chose qu’Il a créée, Il possède, en effet, un Visage propre (wajh khâss) par lequel Il l’observe et la maintient dans le degré au sein duquel Il l’a existenciée… C’est à lui que fait allusion la Parole divine « …vient du Commandement de mon Seigneur » (Cor., 17, 85) : c’est-à-dire qu’il est une de Ses Faces » .

Bien que, pour la raison de prudence évoquée ci-dessus, l’auteur de ce texte affirme qu’il concerne uniquement « l’Ange qui a été appelé Esprit », il s’agit véritablement ici de l’Esprit Universel envisagé dans sa fonction polaire. Selon René Guénon, il est « autre chose et plus qu’un ange »  ; de même, dans l’enseignement d’Ibn Arabî, l’Esprit qui procède du Commandement divin  « ne s’identifie pas à l’ange (al-malak), il s’identifie au Roi (al-Mâlik) ; comprends donc ! Les anges ignorent ce qui est comparable à cet Esprit, car ils ne sont pas de la même espèce que lui ; il s’agit d’un Esprit « non porté »  et non lumineux, alors que l’ange est un Esprit de lumière . »

Il convient de souligner que le Pôle Universel, décrit par le Cheikh al-Akbar comme la Forme divine « dont Dieu est l’Esprit » , est le dépositaire de la Science divine concernant le monde : « Je sus alors que la Science par Allâh, dans sa modalité produite (muhdath) qui est selon la forme de la Science éternelle, ne peut appartenir, dans le monde, qu’à celui qui est lui-même selon la Forme divine, c’est-à-dire l’Homme Universel (al-insân al-kâmil) ; c’est pour cela qu’il a été nommé « parfait »  ; c’est lui qui est l’Esprit du monde. »

La fonction polaire est symbolisée de manière évidente par le nombre 111, qui apparaît ainsi comme l’emblème du Verset sur l’Esprit lorsqu’on envisage celui-ci comme le « verset caché » de la Sourate de la Caverne. Ce nombre est à la fois celui du terme Qutb (pôle) et celui du nom de la lettre alif dont la signification symbolique est principielle et axiale. Selon René Guénon, le nombre 111 représente « l’unité exprimée dans les trois mondes ». A ce point de vue, l’Homme Universel apparaît lui-même comme le « Maître des trois mondes » : spirituel, psychique ou intermédiaire, et corporel.

Rappelons encore que, selon Michel Vâlsan, la signification de la lettre alif est liée à « la manifestation du Commandement Seigneurial (al-Amr ar-Rabbânî), qui descend du Ciel en Terre, réordonne le monde et remonte vers Allâh » ; il ajoutait : « Cela se fait « pendant un jour dont la mesure est de mille ans du comput ordinaire » (Cor., 32, 5), ce qui évoque encore la signification de la racine dont dérive le terme alif. »  La référence faite ici à la trente-deuxième sourate, dite « de la Prosternation », mérite de retenir l’attention, car il s’agit d’un passage qui permet d’éclairer et de compléter les remarques qui ont été formulées au chapitre précédent à propos de la Sourate de la Caverne et de sa récitation le Jour du Vendredi.

En effet, Qâchânî considère que l’ensemble de ce passage se rapporte à une période cyclique de dévoilement de l’Identité et de la Vérité suprêmes dont le début coïncide avec la manifestation terrestre du Prophète – sur lui la Grâce et la Paix ! De façon significative, il appelle cette période le « Vendredi des Jours », ces derniers représentant « le cycle de l’occultation depuis Adam jusqu’à Muhammad ». Le début de cette période correspond au « lever du matin de l’Heure », indication que notre auteur rapproche du fait que la récitation de la Sourate de la Prosternation est recommandée le vendredi au cours de la première rakate de la Prière de l’Aube. Le milieu de ladite période comporte un sens eschatologique plus précis encore, car il coïncide avec l’apparition du Mahdî, ce qui permet d’entrevoir le motif véritable pour lequel la récitation de la Sourate de la Caverne le Jour du Vendredi s’accompagne d’une protection spéciale contre l’Antéchrist.

Les convergences ainsi relevées entre les deux sourates prennent toute leur signification à la lumière du terme Rûhi-Hi, qui figure au verset 9 de la Sourate de la Prosternation. En effet, toujours selon Qâchânî, ce terme désigne l’Esprit de l’Homme Universel, manifestation directe de la « Beauté de l’Essence » (Jamâl adh-Dhât) ; en revanche, la manifestation des attributs concerne l’ensemble des créatures. Au point de vue cyclique, la Beauté de l’Essence correspond au Vendredi des Jours, par contraste avec la période antérieure où l’occultation de la Vérité suprême résultait de la présence des « voiles de la Majesté divine (Jalâl) ».

La perspective doctrinale dégagée ainsi montre que l’Esprit divin, dont la nature est transcendante et universelle, comprend le cycle humain dans sa totalité : il se manifeste, de manière indirecte, dans « l’occultation résultant de la Majesté divine » et, de manière directe, dans la beauté du Vendredi des Jours. Cette beauté apparaîtra dans toute sa plénitude à l’époque du Mahdî, qui verra l’avènement de l' »Esprit Universel de l’Islam » dont il sera question plus spécialement à la fin de cette étude : c’est alors que s’opèrera « la manifestation totale de la Vérité cachée » symbolisée, dans le commentaire de Qâchânî, par la « manifestation complète du soleil sur la méridienne ».

Esprit et science sacrée

Après le rappel liminaire de la question posée : « Et ils t’interrogent sur l’Esprit », notre verset peut être envisagé comme comprenant deux parties : « l’Esprit fait partie du Commandement de mon Seigneur » et « il ne vous a été donné, en fait de Science, rien qu’un peu », qui sont elles-mêmes en relation étroite ; toute science « donnée », c’est-à-dire inspirée, procède en effet de l’Esprit Universel. En outre, l’Esprit et la Science sont considérés, dans l’enseignement ésotérique de l’Islam, comme analogues : « La science vivifie les cœurs de même que les esprits vivifient l’ensemble des corps particuliers ; c’est pourquoi la science a été appelée « esprit ». Les anges descendent avec lui sur les cœurs de certains serviteurs d’Allâh ; d’autres le reçoivent et sont inspirés par lui sans intermédiaire, conformément à la Parole divine : « Il projette l’Esprit provenant de Son ordre sur celui qu’Il veut d’entre Ses serviteurs » (Cor., 40, 15) et à cette autre : « Et de cette manière Nous t’avons inspiré un esprit procédant de Notre ordre » (Cor., 42, 52).

En revanche, la descente des anges (avec l’Esprit) sur les cœurs correspond à la Parole : « Il fait descendre les anges avec l’Esprit procédant de Son ordre sur celui qu’Il veut d’entre Ses serviteurs » (Cor., 16, 2) ; ceux-là , ce sont les Maîtres qui enseignent ce qui est caché : ceux sur qui ils descendent peuvent les contempler ouvertement. Quand l’Esprit descend sur le cœur du serviteur, soit par la descente de l’Ange, soit par « projection » directe et inspiration d’Allâh, ce cœur est vivifié par lui. Le serviteur est alors doué de vue (shuhûd) et de réalité (wujûd) véritables  : la faculté réflexive, l’hésitation et la science imparfaite disparaissent. Un tel être passe du degré de la séparation à l' »état de regard » (hâl an-nazar). Dans certains cas, le serviteur élu et savant s’élève en une ascension et il voit ; dans d’autres, il y a descente sur lui à l’endroit où il se trouve. »

L’analogie entre l’Esprit et la Science sacrée souligne la fonction et la valeur initiatiques de cette dernière. Le lien qu’elle présente avec la réalisation métaphysique a été clairement indiqué par Michel Vâlsan. A propos des limites de l’intellect créé (‘aql) dans les traditions sémitiques, il précisait en effet que « l’Intellect divin des théologies occidentales chrétiennes ou pré-chrétiennes » correspond, d’une part, à la Science (al-‘ilm) parmi les Attributs d’Allâh et, d’autre part, à « l’Esprit divin insufflé en Adam » (ar-Rûh al-ilâhî) au point de vue plus spécial de la réalisation. Le Maître disparu rappelait également que cet Intellect divin « s’identifie au Verbe ou Logos ».

Cette identification est analogue à celle de l’Esprit et de la Science divine de telle sorte qu’elle évoque, elle aussi, les deux parties de notre verset. On peut voir par là que la science dont il s’agit concerne avant tout ceux qui ont atteint les degrés les plus élevés de la réalisation, c’est-à-dire les prophètes, les envoyés, ou encore certains saints qui, à l’intérieur de l’Islam historique, ont « hérité » de la qualité prophétique par l’effet d’une élection divine.

Ce dernier point est particulièrement délicat, car la possibilité d’accéder à une telle science alors que la prophétie légiférante a été scellée par Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! – est contestée par les exotéristes, qui considèrent la foi dans les données révélées comme le seul moyen qui puisse légitimement fonder et féconder les diverses formes de la Connaissance et du progrès spirituel. Ceci explique que les développements relatifs à cette question comportent souvent, chez les représentants du Tasawwuf, un aspect justificatif, sensible notamment chez Ibn Arabî.

Dans ces conditions, il peut être utile de rappeler qu’en tout état de cause et en toutes circonstances le langage de la Révélation demeure le support, le moyen et le mode d’expression normal et providentiel de la Connaissance initiatique, au point que l’opposition entre « Science » et « Foi » apparaît, en définitive, comme sans objet : « Lorsque le cœur se libère de la réflexion spéculative, conformément aux exigences de la Loi sacrée et de l’intellect, il devient « illettré »  et prêt à recevoir « l’ouverture » (fath) divine de la manière la plus parfaite qui soit : rapide et immédiate .

Il recoit alors la Science « de Notre part » (al-ladunnî) au sujet de toute chose (kulli shay’in) dans une mesure que seul peut connaître un prophète ou un saint qui en a la connaissance directe (dhawq) : c’est par elle que le développement et le degré de la Foi sont rendus parfaits »[1] ; et encore : « La Foi est un dévoilement de lumière (kashf nûrî) qui ne comporte aucune incertitude. Celui qui possède uniquement des preuves rationnelles n’est jamais à l’abri d’objections qui s’y introduisent et le ramènent à une position purement spéculative ; dès lors, nous disons qu’il n’a pas la Foi.

Celle-ci ne cesse jamais, car elle est une lumière divine alors que la lumière du soleil et des astres qui se lèvent et se couchent fait place aux ténèbres du doute. Celui qui a la connaissance de ce que nous disons connaît aussi la différence entre la science « sous l’aspect de la Foi » et la science qui découle des preuves rationnelles. »[2] La Foi est opposée ici à la science spéculative pour souligner qu’elle est un mode de connaissance d’origine suprahumaine. Si, d’un point de vue extérieur, elle se définit comme l’acceptation totale des données révélées et est inséparable de la science traditionnelle au sens le plus général, elle peut aussi, dans un ordre plus profond, désigner la Connaissance métaphysique elle-même ; elle apparaît alors comme le moyen par excellence de la réalisation métaphysique[3] et s’identifie à la Science suprême qui comporte universalité, permanence et certitude.[4]

Charles-André Gilis

Notes :

1-Futûhât, 289.

2- chap. 351.

3-C’est pourquoi Michel Vâlsan a qualifié la Foi de « force transformante à l’égard des symboles, et opérative à l’égard des idées métaphysiques » ; cf. L’Islam et la fonction de René Guénon, 22.

4-Dans certains passages, elle est même mise plus spécialement en relation avec la réalisation descendante : « La science véritable est celle avec laquelle la Foi subsiste : il incombe au Connaissant de montrer la voie de la félicité et de représenter Allâh parmi Ses créatures, tout comme la lune représente le soleil pour la communication de la lumière. » (Futûhât. 292).

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