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AbdelKader : le Livre des Haltes

Tableau de Jean-Baptiste Huysmans représentant l’émir Abdelkader, protégeant les chrétiens à Damas en 1860, lors des massacres commis par les Druzes.

A l’occasion de la sortie du tome VI du Livre des Haltes (Kitab al Mawaqif) de l’émir AbdelKader, traduit par Max Giraud (édit. Albouraq), Mizane.info publie en intégralité le poème numéro 3 du tome I.

1 Nous avons écarté le voile et s’est effacée la ténèbre de l’altérité,1
“Moi”, “toi”, “lui”, se dissipèrent ; il n’y a plus d’ambiguïté. 2

2 Nul autre que nous ne subsista. Il n’y eut jamais autre que nous.
Je suis l’échanson, l’abreuvé, le vin et la coupe.

3 Les contraires se sont unis en moi et, en vérité, je suis
L’unique et le multiple, le genre et l’espèce.

4 Ne te voile pas par ce que tu perçois multiple ;
Ce n’est rien d’autre que notre personne transcendante et sainte. 3

5 Tant que tu vois par nous, tu nous vois,
Sinon tu es un aveugle à cause de qui tout disparaît.

6 C’est la religion, la réalisation de mon unité. Qu’aucun autre ne
s’imagine surtout
Qu’il me rend unique ; l’ “autre”, c’est l’association, la souillure.

7 Tant que tu restes “autre” que nous, tu es notre associé. 4
Mais, y a-t-il là réellement altérité, ô être stupide halluciné ?

8 Tant que tu “existes”, ton associationnisme est patent ;
Si tu n’existes pas, alors peut-être le malheur s’en ira-t-il.

9 Romps avec l’existence de ton âme, tu obtiendras ton désir.
Laisse l’égarement de la raison ; c’est elle qui te retient prisonnier. 5

10 Ma profession de l’unité qui est agréée n’est pas une parole, mais
Elle implique réalisation effective. Que ne t’illusionne ni jinn, ni
homme. 6

11 Il ne s’agit que de t’éteindre finalement,
Et de perdre conscience, de telle sorte qu’il n’y ait plus ni esprit, ni
sens. 7

12 Tu contemples alors les états de la Résurrection ouvertement.
Sont préparés pour toi les linceuls, le lavage, la tombe.

13 Là, tu sais avec certitude et réalises l’Unité.
Tu sais ce que sont la fin et l’origine. 8

14 S’éteint ce qui était déjà éteint, 9
Et subsiste ce qui n’a jamais cessé d’être : le Principe.

15 Si tu es cela, tu es ce roi pour lequel
S’abaissent les faces dont les voix sont murmures. 1011

L’émir AbdelKader

Notes : 

-Il y a ambiguïté voulue, dans tout ce poème, et de nombreuses fois dans les autres, sur l’identité du sujet parlant : s’agit-il d’Allâh Lui-même ou s’agit-il de l’initié “éteint” en Allâh, qui est à distinguer de celui qui, après être passé par l’extinction (fanâ), est dans la permanence (baqâ’) par Allâh ? Selon les situations, certaines choses, au point de vue du taçawwuf, peuvent être dites et faites, ou non.
Vers 1.
– “Moi”, “toi”, “lui”, se dissipèrent : c’est-à-dire que toute forme de relation et de relativité symbolisées par ces pronoms a disparu.
Vers 4.
– La réalisation métaphysique n’anéantit pas les choses, mais la vision duelle que nous en avons et qui produit l’illusion de leur indépendance et de leur séparativité vis-à-vis du Principe.
Vers 6.
– la réalisation de mon unité : tawhîdî, ou : « la doctrine de mon unité », « ma doctrine de l’unité », « mon tawhîd » ; il s’agit ici de l’attestation métaphysique de l’Identité suprême pleinement réalisée initiatiquement, affirmée de nouveau dans le vers 10. Dans cette acception, le Tawhîd « enseigne que le principe du Tout est une Réalité essentielle unique, al- Haqîqatu-l-Ahadiyya, ou encore al-Haqîqa tout court, la Réalité au sens absolu, et que par conséquent la réalisation suprême est la prise de conscience, ou la connaissance, ou encore la contemplation de ce qui
est immuablement de toute éternité, sans aucune altération quant à l’essentiel, et non pas une “unification”, ou une “union” conçue comme se réalisant entre deux réalités ou essences distinctes » (Michel Vâlsan, “Introduction” à sa trad. du Livre de l’Extinction dans la Contemplation d’Ibn ‘Arabî, p. 11, Éd. de l’Œuvre, Paris, 1984).
– l’“autre”, c’est l’association : dans le chapitre 172 des Futûhât al-Makkiyyah, le Shaykh al-Akbar dit ceci : « Les Hommes d’Allâh ont considéré que si le Tawhîd est affirmé comme acte d’unification, cela constitue un pur shirk (“association” ou “polythéisme”), car celui qui est de Soi-Même Unique n’est pas unique par ton acte à Son sujet (bi-ithbâtika iyyâ-Hu). Ce n’est pas toi qui Le rends tel, mais Il est ainsi de Soi-Même ; tu as seulement compris qu’Il est Unique, sans que tu L’aies rendu Unique » (trad. de Michel Vâlsan, Science sacrée n° 7, p. 55). Michel Vâlsan ajoute en note : « Initiatiquement et métaphysiquement, ce que dit le Cheikh alAkbar revient quand même à ceci : le Soi unique et universel que l’être découvre, en soi-même et partout, par le dévoilement et l’illumination suprêmes, est par Lui-même et en Lui-même dans une permanente actualité. La Science obtenue à Son sujet n’est que la prise de conscience de Soi-même (cf. le hadîth : “Celui qui se connaît soi-même connaît son Seigneur”). »
Vers 9.
– la raison : ou l’intellect, al-‘aql.
Vers 10.
– réalisation effective : ou acte, fi‘l.
Vers 11.
– perdre conscience : tus‘ aqu, allusions à l’évanouissement général des créatures lorsqu’il sera soufflé dans le Cor au Jour de la Résurrection (cf. Cor. 39, 68) et au foudroiement de Moïse dont il a été question au poème précédent.

Vers 13.
– la fin : adh-dhanâb. Puisqu’il vient d’être fait mention de la Résurrection, on remarquera que c’est à partir du ‘ajb adh-dhanab (ce dernier mot est de la même racine que dhanâb) que s’effectuera la Résurrection des corps (cf. René Guénon, Le Roi du Monde, ch.VII ; Maurice Gloton, Ibn ‘Arabî, De la Mort à la Résurrection, n. 116, pp. 179-180, Éd. Albouraq, Beyrouth, 2009).
Vers 14.
– S’éteint ce qui était déjà éteint : cf. Cheikh al-‘Alawî, Sagesse céleste, p. 326 (trad. de M. Chabry et J. Gonzalez, Éd. La Caravane, 2007). Le Chapitre 14 de cet ouvrage est consacré aux thèmes abordés dans ce poème.
Vers 15.
– S’abaissent les faces : allusion à Cor. 20, 111 : « Et les faces s’abaisseront pour le Vivant Subsistant par Soi alors que quiconque portera injustice (ou ténèbre) perdra ses illusions. »
– les voix sont murmures : cf. Cor. 20, 108 : « En ce jour, ils suivront le Convocateur en qui il n’y a nulle tortuosité et les voix s’abaisseront pour le Tout-Miséricordieux de sorte que tu n’entendras qu’un murmure. »

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