Le philosophe Levinas a théorisé la notion de visage comme ordre moral et altérité absolue mais l’a, de ce fait limité, au champ humain. Dans un texte dense et synthétique, Mohammed Hamdouni nous propose, sur Mizane.info, une relecture de cette idée de visage à la lumière cette fois de la notion coranique de Waj’h divin, en lui donnant une autre amplitude ontologique.
Le rapport avec autrui est un sujet qui n’a pas laissé la psychanalyse et la phénoménologie du siècle dernier indifférentes. On parlait souvent du grand autre sans lequel notre intériorité n’aurait pas pu exister, on s’insurgeait contre la tyrannie de l’autre religieux, social et politique. Désormais notre existence est une série de combats contre la domination.
Cette idée vient dans un contexte où les formes de domination ont causé le changement irréversible des systèmes de vie en société. Mais une question se pose : est-ce que la relation avec l’altérité est vouée justement à la confrontation moderne ?
Le visage chez Levinas
La notion de l’altérité comprend en elle la notion du « même différent ». Cet oxymore nous en dit long sur l’aspect complexe de l’espace dangereux et moins évident de l’altérité. Dans cet article nous essaierons de voir comment la notion de l’altérité peut être repensée dans un contexte arabo-musulman en la confrontant avec une thèse philosophique exceptionnelle, celle du philosophe Emmanuel Levinas.
[[Le visage]] est pour Levinas ce qui incarne l’ordre moral et incarne [[l’altérité absolue]]
« Ce que nous appelons visage est précisément cette exceptionnelle présentation de soi par soi, sans commune mesure avec la présentation de réalités simplement données, toujours suspectes de quelques supercheries. »
Le visage de Levinas se présente comme une entité transcendante qui dépasse l’humain, il est un grand Autre dans sa totalité car « [[Le visage]] est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens il ne saurait être compris, c’est-à-dire englobé ».
De ce fait, le visage comme appel, a un caractère intrusif et totalitaire. Il est en quelque sorte ce qu’on ne peut pas ignorer. Le visage ne doit pas être compris dans sa forme physique mais comme le rapport de la totalité avec l’altérité qui en quelque sorte dicte l’action morale.
Levinas s’est inspiré de la culture mystique juive pour donner à son idée l’aspect de l’absolue, en essayant dans une logique fondamentaliste de réduire tout le rapport à l’autre et au monde à la totalité phénoménologique de la réalité existentielle.
Le Waj’h coranique, une autre perspective
Ceci laisse à penser que cette tentative tente de donner une aura absolue à ce qui ne l’est pas. De ce fait, nous pensons que la réduction du visage à la dimension interpersonnelle et aussi existentielle peut limiter cette notion qui peut ouvrir des clairières dans notre compréhension de la nature de l’altérité. La contribution de cet article est d’entamer un début d’investigation sur le concept du « Waj’h » ou « Tawajoh » comme concept parallèle à la notion du visage dans un contexte sémiotico-conceptuelle arabo-musulman.
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En traduisant le mot Visage en arabe, qui est « Al Waj’h » dont l’origine provient de و.ج.ه , on trouve l’idée de direction. Toute direction est un chemin, ce chemin est aussi une sorte de guidance car elle délimite l’espace de mobilité. Cette direction « Wijh’a » doit avoir une finalité et aussi un élément déclencheur.
De ce fait, la direction est une action qui est déclenchée par un élément d’appel. Du moment où la direction a une finalité, celui qui entreprend le chemin « Tawajo’h » doit avoir une finalité et cette finalité se présente à l’esprit comme un appel à entreprendre le chemin, autrement tout cela relèvera de l’errance.
De ce fait, le visage selon cette conception, est un appel à entreprendre un chemin éthique vers l’autre et le monde.
C’est un appel qui ne s’impose pas car on peut l’ignorer ou ne pas le concevoir, sinon comment pourrait-on ôter la vie et la détruire au moment même où on conçoit la valeur irréductible de l’homme et du monde.
La prédisposition à l’altérité
Si le visage de Levinas a pu fonder une théorie de l’éthique et de l’altérité dans son aspect absolu, il n’a tout de même pas expliqué la prédisposition à cette altérité ontologique car l’altérité est pour Levinas une sortie vers l’étrangeté du monde en dehors de la sphère égotique béate.
La notion du Tawajoh comme appel et cheminement assume cette prédisposition dans l’idée que toute altérité n’est pas seulement une incarnation de l’Autre mais plutôt une incarnation de l’appel absolu à la préservation du monde.
Cet appel qui se manifeste dans l’autre comme une familiarité mimétique, étant donnée que l’autre a une valeur irréductible de par son aspect spirituel, peut-être à l’origine de la prédisposition profonde de l’appel absolu.
De ce fait, cette prédisposition à aller vers l’altérité n’est pas marquée par l’étrangeté dans une dimension interpersonnelle mais plutôt par l’union « Al Oulfa ». Cette notion d’union se base sur le dépassement égotique car la vraie Oulfa (de l’arabe ألف Alifa تألفا) ne peut s’opérer que si l’autre n’est pas réductible à une dimension utilitaire et matérialiste, ce qui transcende ainsi la dimension de l’étrangeté et d’intrusion de l’autre dans mon monde.
“Dirige tout ton être (Waj’hak) vers la religion exclusivement [pour Allah]”
En conséquence, ceci nous laisse à penser que l’ensemble des cheminements et l’ensemble des appels convergent vers une seule finalité, celle de retrouver la manifestation éthique la plus originale de l’existence. Autrement dit, toutes nos actions sont une réponse au visage de l’Autre et du Monde et nous guident en cheminement vers le sens de l’existence.
Le sens est compris comme ce qui se trouve au terme de la métamorphose du regard et de sa direction (Wij’ha) et qui s’entame par la réponse à l’appel à travers notre propre cheminement (Tawajo’h).
En sommes, nous avons essayé de penser le lien qu’il y a entre la visagéité en tant que rapport au monde et l’altérité d’un point de vue coranique car le fait d’entreprendre le chemin du sens avec une direction n’est finalement qu’une réponse à l’appel coranique très fort « Dirige tout ton être (Waj’hak) vers la religion exclusivement [pour Allah], telle est la nature qu’Allah a originellement donnée aux hommes – pas de changement à la création d’Allah -. Voilà la religion de droiture; mais la plupart des gens ne savent pas. » (Aya n°30 de Sourate Ar-Roum).
Le fait de diriger le visage vers une direction absolue est une condition fondamentale sur le plan ontologique car elle permet à notre action d’aller éthiquement vers l’autre. Car sans l’Être suprême (Al Waj’h Al A ‘dam), l’Être du visage en tant qu’appel à l’empathie, l’acte de préserver la vie incarnée dans l’altérité n’aurait pas pu exister.
Mohammed Hamdouni est chercheur en sociologie et communication à l’Université Hassan II – Mohammedia
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