Owais Manzoor Dar passe en revue l’ouvrage de Tauseef Ahmad Parray consacré aux causes de la décadence historique de l’intellectualisme dans le monde musulman et à ses solutions. Une recension de The Maydan à lire en français sur Mizane.info.
L’espace discursif autour du débat sur la « décadence de l’intellectualisme musulman » est occupé par une myriade de questions connexes. Parmi elles : pourquoi et comment les musulmans ont disparu des cartes intellectuelles du monde contemporain ? Quelles raisons ont conduit à leur absence dans la production scientifique ? Que s’est-il passé dans la civilisation islamique pour susciter le besoin d’une « réforme radicale » ?
Une littérature pléthorique existe à ce sujet et plusieurs théories ont été avancées par des universitaires. « La décadence de l’intellectualisme musulman : raison, ramifications et remèdes » de Tauseef Ahmad Parray est la dernière contribution en date de cette littérature.
728 occurrences du terme science dans le Coran
La première partie se son ouvrage s’ouvre sur une exploration du concept de ‘ilm dans la tradition islamique. Notant que les termes ‘ilm et ses dérivés apparaissent respectivement 728 fois dans le Coran, Parray soutient que cela indique « l’importance de la connaissance en tant que deuxième concept le plus important après le tawhīd (reconnaissance de l’unicité de Dieu) ».
Pour étayer l’argument, il cite Fathi Hasan Malkawi, qui affirme que l’occurrence du mot ‘ilm dans le Coran est égale à celle du terme Imān (la foi). De plus, il cite de nombreux cas où le Prophète a enjoint ses fidèles à la poursuite de la connaissance.
De telles observations ont jeté les bases d’une plaidoirie en faveur de la centralité de la connaissance et de l’acquisition de connaissances dans la civilisation islamique. Ce faisant, Parray explore non seulement les développements de la vie du Prophète et du début du califat, mais aussi des époques omeyyade et abbasside, qui ont vu l’expansion de diverses branches de la connaissance, notamment la grammaire, le droit, la géographie, l’histoire et les hadiths, en plus de la fondation importante d’institutions consacrés à l’enseignement supérieur. Il en conclut que le Prophète « Muhammad (psl) a agi en tant qu’éducateur, l’islam en tant qu’illumination et le Coran en tant qu’épopée sacrée » (18).
Ces progrès n’ont pas été réalisés isolément, mais dans le cadre régional d’un courant intellectuel plus large ; Parray affirme que « la science n’a commencé à se développer dans la civilisation islamique qu’après être entrée en contact… avec l’héritage hellénistique aux frontières nord et ouest ou avec l’héritage sassanide aux frontières est et sud, principalement sous la dynastie abbasside entre le VIIIe et Xe siècles » (20-21).
Une multitude de textes antérieurs ont été traduits en arabe, et de nombreux textes arabes de cette période ont ensuite été traduits en langues européennes. En définitive, Parray suit l’opinion de Zaiduddin Sardar selon laquelle « il n’y avait guère de domaine d’étude que les musulmans n’aient pas poursuivi avec vigueur, ou auquel ils n’aient pas apporté une contribution originale ».
La séparation de la pensée et de l’action
Après avoir brossé le tableau d’un monde intellectuel musulman florissant, Parray a consacré la deuxième partie de son livre à explorer les raisons, tant externes qu’internes, de la décadence intellectuelle apparente dans le monde musulman.
Sa réflexion s’articule autour des principales causes suivantes :
a) Le déclin de la puissance politique musulmane, à la suite des invasions mongoles et croisées, des guerres civiles internes et de la chute de Bagdad ainsi que de la fin de la domination musulmane en Espagne
b) « La division de la connaissance en sciences religieuses et profanes »
c) « La fermeture des portes de l’ijtihād et la dépendance totale au Taqlid (littéralement imitation ou suivi aveugle du passé) » qui « imposait des limites au raisonnement, à la rationalité et asservissait la liberté d’expression »
d) « La séparation de la pensée et de l’action » parallèlement à une séparation entre le leadership politique et le leadership intellectuel
e) Le colonialisme, qui a nourri le sentiment d’humiliation politique du monde musulman en même temps qu’il était vécu comme un défi majeur pour la pensée traditionnelle islamique.
Les enjeux de la science contemporaine
Au sujet de la période contemporaine, Parray soutient que même après que le monde musulman se soit « libéré » du colonialisme, il s’est trouvé l’otage de conditions de développement structurellement ancrées dans les sociétés occidentales.
Par exemple, la plupart des pays musulmans ont adopté une structure académique de style occidental, mais n’ont pas réussi à reproduire son « objectivité » et sa « méthodologie ».
Ainsi, dans le monde musulman, les écoles et universités de type occidental se sont multipliées mais « la quantité a dépassé la qualité, le financement a faibli et les normes ont plongé ». Les musulmans « manquent de plates-formes, de centres universitaires et de recherche appropriés, pour le développement de la recherche, de l’excellence et de l’innovation », ce qui a entraîné une « fuite des cerveaux ».
Le manque de « ressources financières et d’incitations a été un obstacle majeur à la recherche, sauf dans certains États riches en ressources pétrolières », de sorte qu' »aucun pays musulman ne dépense plus de 0,50 % de son PIB pour la recherche, alors que les pays occidentaux les pays y consacrent annuellement 2 % ou plus de leur produit intérieur brut (PIB) ».
Quelles solutions pour le monde musulman ?
La dernière partie du travail de Parray présente des mesures correctives pour affronter ces défis, mesures articulées autour du concept d’intellectualisme. Pour Parray, l’intellectualisme est « la colonne vertébrale d’une civilisation ».
Il soutient que des initiatives devraient être entreprises pour la mise en place de plateformes académiques de recherche, de discours et de formation. De telles plateformes devraient favoriser un sens de l’intellectualisme qui encourage l’engagement académique tout en contrecarrant « le manque de conception d’appartenance à la Oummah » ou l’absence de contribution au bien-être de sa propre communauté/société ».
En résumé, ce livre propose une étude approfondie de la décadence intellectuelle du monde musulman, couplée à une histoire détaillée de l’« âge d’or islamique » basée sur des sources allant de l’arabe à l’ourdou et à l’anglais.
Les limites d’une approche
Mais étant donné que le livre tourne autour de la relation entre l’islam et la science, le manque d’informations clés apportées sur l’intégration épistémologique des deux termes se fait cruellement sentir. Comme beaucoup d’autres, Parray est convaincu que les musulmans devraient adopter la méthodologie occidentale, arguant qu’elle pourrait facilement être adaptée aux sociétés musulmanes en les alignant sur la méthodologie islamique.
Cependant, la caractéristique fondamentale de l’intellectualisme occidental post-Renaissance est la formation d’une ontologie spécifique centrée sur la connaissance humaine. L’humanisation de l’épistémologie autour du savoir, soit par l’empirisme ou le matérialisme, soit par les formes logiques développées après la réémergence de la philosophie antique, a créé une relation de dépendance entre ontologie et épistémologie dans la tradition philosophique occidentale.
Intégrer les principes de base de la cosmologie théocentrique islamique, tels que le tawhīd, dans le but d’élaborer une forme d’unité épistémologique est une tâche ardue. Le processus de synthèse des deux types de pensée serait plus complexe que ce que suggère l’auteur.
Owais Manzoor Dar