Meriam Tourki et Djamel Jazouli. ©Mizane.info
Samedi 1er octobre 2022, le Coran Séminaire Plus a ouvert ses portes au public. Un nouvel espace de rencontres et d’échanges dédié au Coran, qui vient combler un vide en France. Mizane.info vous dévoile les tenants et les aboutissants d’une journée « coranique » riche en réflexions, à travers un compte-rendu détaillé de l’évènement.
Un espace consacré aux séminaires sur le Coran. Jusqu’à récemment, cela n’existait pas en France. Il y a un an, une nouvelle dynamique, Coran séminaire plus (CSP), a été lancée. Cette dynamique s’est crée sur le constat d’une dispersion des initiatives.
Plusieurs séminaires individuels sur le Coran étaient organisés ici ou là, sans coordination ni élaboration de champs de recherche commun. Face à la confusion générée par cette multiplicité, des séminaristes ont donc décidé d’inaugurer un cycle de séminaires communs.
L’institut Kalima, l’Académie française de la pensée islamique, l’Institut musulman de Moselle ou l’ID3I (Institut Din Islam Iman Ihsan) font partie des structures associées à ce travail.
Samedi 1er octobre, le CSP ouvrait donc ses portes au public à travers l’organisation à Créteil d’une journée sur le Coran structurée autour de trois tables rondes. Un évènement organisé avec le soutien financier des maisons d’édition musulmanes Albouraq et Al Bayyina.
Un état des lieux de la recherche sur le Coran
Pour les organisateurs, l’objectif principal consistait à « brosser un panorama en France de ce que l’on appelle dans le monde anglophone, les « Quranic’s studies », afin de permettre de faire connaître les recherches des différentes personnalités œuvrant actuellement pour renouveler le travail de compréhension du texte coranique ». Le CSP se veut être surtout un espace de rencontre entre les enseignants et les chercheurs du Coran, afin qu’ils confrontent leurs conclusions.
Mizane.info, partenaire de l’évènement, a interrogé les organisateurs sur leurs motivations.
Jamel el Hamri, de l’AFPI, co-organisateur de la journée témoigne de son ressenti. « Cet évènement était important, confie-t-il, car cela faisait longtemps qu’on n’en avait pas organisé depuis la crise du Covid. Simplement, avec beaucoup d’humilité et de fraternité, nous avions besoin de nous retrouver. L’idée était de discuter ensemble, faire un état des lieux et savoir où nous en étions. Il me paraissait important que cette rencontre se fasse autour du Coran, la Parole divine, l’élément le plus fédérateur au sein de la communauté musulmane. J’ai ressenti de très bonnes énergies, extrêmement positives et cela fait plaisir. »
Boumédiène Ben Yahya, fondateur de l’institut Kalima, intervenait au cours de la première table ronde. Il explique à Mizane.info qu’il était de son devoir d’être présent pour « transmettre quelques clés de la connaissance universelle d’Ibn Arabi à propos du Coran, ce Livre qui ne laisse personne indifférent, quel que soit notre bord, mais qui mène au plus haut degré de la réalisation spirituelle, face aux défiances innombrables et loin des déviances extrêmes. »
Pour Djamel Djazouli, enseignant à l’ID3I, l’enjeu de cette rencontre « dépassait la question du contenu des interventions étant donné le manque de temps. Le plus important était de réunir et rassembler les acteurs du Coran, ceux qui travaillent dessus, de leur montrer qu’ils ne sont pas seuls, et que chacun d’eux aborde son travail selon une perspective, différente ou convergente. Le but était de créer des liens et d’ouvrir des contacts ».
Le Coran et son commentateur
La première table ronde avait comme fil directeur le thème suivant : « Le Coran et son commentateur : quelques méthodes d’approche à travers des figures savantes ».
Islamologue et linguiste, fondateur de l’institut Kalima, Boumédiène Ben Yahya a pris la parole pour une introduction rapide sur l’approche du grand maître spirituel andalou d’Ibn ‘Arabi sur le Coran. Il a souligné le fait que la notion d’herméneutique, qui signifie science de l’interprétation des signes et des textes, n’était pas une notion capitale dans son œuvre, Ibn ‘Arabie abordant la saisie du texte coranique davantage comme un voyage entre l’être et Dieu.
Pour Boumédiène Ben Yahya, le commentaire coranique d’Ibn ‘Arabi valide néanmoins la plupart des principes de l’herméneutique coranique établis par les maîtres qui l’ont précédé. Ce fait invalidant toutes les critiques que son œuvre a suscités.
L’approche du commentaire coranique d’Ibn ‘Arabi, a poursuivi M. Benyahya, ne s’appuie pas non plus sur une conception de la raison qui serait le moyen exclusif, l’outil, et la finalité du commentaire. Elle s’adresse plutôt à un public averti et connaisseur des réalités spirituelles, à l’image de ses propres maîtres à qui il adressait ses écrits.
La question de l’exégèse d’une certaine manière ne se pose pas pour le maître andalou qui a témoigné que son œuvre relevait non pas d’une réflexion personnelle mais d’une dictée de l’esprit ne répondant pas à une logique propre aux écrivains.
Ibn ‘Arabi selon son témoignage reçoit des informations et les transposent en les accompagnant de clés de compréhension disséminées dans toute son œuvre. La dimension de la synthèse totalisante du Coran est aussi présente chez lui, al furqaniyya, toute comme son approche résolument littéraliste.
Les premières traductions musulmanes du Coran
Ecrivain et traducteur, auteur notamment d’une trilogie consacrée au célèbre métaphysicien français René Guénon aux éditions Albouraq (René Guénon, l’homme le sens de la vérité pour le tome 1, L’œuvre, le sens de la primordialité pour le Tome 2 et Les suites ou la mise en œuvre le Tome 3), Slimane Rezki a poursuivi cette première table ronde en précisant que la clé de lecture de toute l’œuvre de Guénon était la Shahada (attestation de foi islamique, ndlr), « Il n’y a pas d’autres dieu que Dieu et Muhammad est son Messager ».
Cette clé de lecture se comprend de la manière suivante : la première partie de la vie intellectuelle de Guénon sera consacrée à la dénonciation des idoles modernes (la ilaha). La seconde partie de sa vie portera sur des écrits de métaphysique (ilAllah). Et la dernière sur des considérations initiatiques, à savoir comment réaliser la vérité métaphysique (Muhammad Rassouloullah).
Slimane Rezki a aussi rappelé que Guénon était parti en Egypte pour trouver plusieurs manuscrits des œuvres de Ibn ‘Arabi qu’il souhaitait diffuser en Occident. D’après lui, René Guénon et ses héritiers sont les premiers à avoir introduit des éléments de traduction du Coran réalisés par des musulmans.
Auparavant, les traductions, depuis la fin du Moyen-Âge jusqu’à la modernité, avaient été réalisées par des écoles chrétiennes, puis orientalistes, les unes poursuivant des buts missionnaires chrétiens, les autres des objectifs de désacralisation du Coran. En somme, toutes ces traductions partielles et partiales du Coran étaient à charge contre l’islam. « Ce ne sont pas des traductions faîtes sur le Coran entier, elles sont galvaudées, les traductions sont massacrées », explique Slimane Rezki.
L’école orientaliste va par la suite former des administrateurs civils chargés de gérer les terres colonisées. Louis Massignon fera partie de ceux que Michel Valsan désignait comme « un cheval de Troie au sein de l’islam. » Or Massignon sera avec Noldeke l’un des fondateurs de l’école orientaliste moderne. La première traduction complète faite par un musulman date de 1959 avec Muhammad Hamidullah. Guénon refusera pour sa part de traduire le coran, rappelle M. Rezki, estimant qu’on peut commenter et interpréter le Texte mais non le traduire.
La clé d’approche du Coran est l’arabe explique M. Rezki, et l’arabe est une langue polysémique, un mot pouvant recouper de nombreux sens selon le contexte et la perspective. Une traduction ne peut donc pas recouper la totalité des sens.
L’orientalisme, une machine de guerre idéologique
Docteur en histoire de l’islam contemporain à l’Université de Strasbourg, diplômé d’islamologie à l’EPHE-La Sorbonne, fondateur de l’Académie française de la pensée islamique, auteur de plusieurs ouvrages (« Malek Bennabi, Une vie au service d’une pensée » (Albouraq), « La vocation civilisationnelle de l’islam dans l’oeuvre de Malek Bennabi » aux éditions du cerf, « L’histoire de l’islam et des musulmans de France de 720-2021 » aux éditions de l’AFPI), Jamel el Hamri a conclu cette première table ronde.
Après une introduction sur le contexte historique de Malek Bennabi, Jamel el Hamri a mis en avant le fait que l’intellectuel algérien s’est fait, à travers son œuvre, une place entre le savant musulman classique et l’islamologue universitaire, n’étant ni l’un ni l’autre. Bennabi considérait que le Coran était le fondement civilisationnel de l’Islam et que sa lecture devait être appréhendée dans un cadre plus large, celui de la religion monothéiste dont il formait le couronnement.
Bennabi critiquait également la naïveté des oulémas traditionnels qui venaient terminer leurs cursus dans des universités européennes, ignorant les enjeux de la lutte idéologique qui se jouait autour de l’islam. Il espérait par ailleurs mettre en mouvement la pratique de l’exégèse, mise à l’arrêt par ces savants, en militant pour un ijtihad plus ouvert et dynamique.
Sa critique de la partialité et de l’absence de neutralité des universités et des études orientalistes dans un contexte de colonisation du monde musulman sont connues. C’est l’un des apports de son livre Le phénomène coranique d’avoir démontrer le lien entre savoirs et colonisation.
La modernisation des concepts du fiqh
Un temps d’échanges et de débats a suivi. Une clarification sur le vocabulaire technique employé sur le coran (tafsir, ta’wil, exégèse, interprétation, commentaire) a été réalisée par Boumédiène Ben Yahya. Ce dernier a souligné que le but de l’interprétation était de revenir au sens primordial des mots du Coran.
Slimane Rezki a insisté, à travers des exemples, sur la richesse sémantique de termes coraniques pouvant par exemple cumuler jusqu’à treize significations pour la simple particule « et » (wa) selon certains savants musulmans. Ce qui ouvre la porte à une refonte potentielle des traductions du Coran en français.
Jamel el Hamri a ensuite rappelé que les années 1930 avait inauguré une nouvelle approche du Coran au sein de la tendance réformiste dont faisait partie Bennabi, approche caractérisée par un pragmatisme moins radical vis-à-vis de la modernité qu’une approche guénonienne.
Cette approche plus inconfortable a pu prendre parfois des formes plus ou moins idéologiques de tabula rasa, en ne s’inscrivant plus dans une continuité avec les œuvres du passé et en tentant de moderniser des concepts classiques du patrimoine musulman par des appellations modernes. La chura devenant la démocratie, la maslaha, l’intérêt général….
Les essais avortés d’une traduction
La seconde table ronde a été consacrée au langage du Coran et à la méthode d’approche de l’arabe coranique. Une table ronde avec Omar Merzoug, docteur en philosophie, journaliste et auteur de l’ouvrage « Avicenne ou l’islam des Lumières » aux éditions Flammarion ainsi que de Djamel Djazouli, enseignant en arabe coranique.
Omar Merzoug a rappelé les grandes étapes de la traduction du Coran en langue française. La première traduction fut celle de Pierre le Vénérable au XIIe siècle qui, de retour d’un voyage en Andalousie et effrayé de la prospérité de la société musulmane, se décida à traduire le Coran. Il s’agit d’une approche revendiquée comme celle d’un adversaire et d’un ennemi de l’islam, une version chrétienne de l’islam plus qu’une traduction dans un contexte de croisade et de prosélytisme de la foi chrétienne.
La première traduction véritable du Coran apparaît en 1647 par un noble, Du Ryer. Ce dernier n’est pas un savant mais un diplomate qui a exercé à l’ambassade de l’Empire ottoman. La même approche d’hostilité et de rejet du Livre se retrouve dans son travail.
« La différence entre l’orientalisme ancien et l’orientalisme moderne, c’est que les orientalistes anciens ne cachaient pas leurs buts », explique Omar Merzoug.
L’orientalisme moderne partirait selon lui du postulat que les musulmans sont des « crétins », qu’ils ne connaissent pas leur religion et que les orientalistes leur apporteraient la connaissance qu’ils n’ont pas. La figure du Prophète imposteur, utilisant des écrits faux et apocryphes va traverser, rappelle-t-il, toute cette tradition de traductions orientalistes, dont celle de Kasimirsky, qui se construit dans une hostilité permanente à l’islam, et ce au profit du christianisme. Le Coran ne pouvant qu’être une contrefaçon de la Bible pour ces anciens orientalistes.
Chez Savary, un voltairien qui apprit l’arabe et produisit une version du Coran, à partir de la traduction latine de Marracci, l’approche est dominée par un anticléricalisme teinté de préférence biblique. Comme l’ensemble de ces traductions, la perspective est de considérer le Prophète comme un imposteur, et le Coran une contrefaçon.
Omar Merzoug a aussi mis en avant les limites sérieuses de ces versions du Coran avec des problèmes de traductions comme la traduction de tanzil par descente, qui ouvre un risque d’anthropomorphisme très fort ou celle de ghayb par mystère.
La différence entre langue et langage coranique
Enseignant d’arabe coranique, Djamel Jazouli a orienté pour sa part son intervention sur la distinction capitale à établir entre lugha al ‘arabiyya et lisan al ‘arabi, la langue arabe et le langage arabe. Le Coran a été révélé en langage arabe et non en langue arabe, précise-t-il.
La langue (lugha) arabe est une approche quantitative consistant à emmagasiner des termes arabes, explique-t-il. Le lisan s’attache lui aux réalités subtiles. L’expression ‘arabi renvoie pour sa part à un usage fondamental et rare de l’arabe en vigueur chez certaines confédérations tribales telles que Quraysh, selon le savant Ibn Faris, une référence sur laquelle s’est longuement appuyé Djamel Jazouli.
L’isolement désertique de ces tribus avait contribué à préserver la pureté du langage arabe. La racine ‘arab indiquant l’idée de contenance et de profondeur, le lisan al ‘arabi renvoie donc selon M. Djazouli à l’idée d’un langage profond et vivant. « Comment comprendre le fait que le Coran soit un langage profond et vivant ? Que devons-nous acquérir pour accéder à cette profondeur ? » a questionné l’enseignant.
Ce dernier souligne par ailleurs que le mot Coran est un acte qui signifie la coranisation profonde et dynamique. Al ‘araba signifie aussi l’âme, c’est-à-dire la réalité profonde et vivante en soi. « Pour lire le Coran arabe, il faut vous-même que vous soyez arabe. C’est en ce sens-là que le Prophète était une âme arabe » ajoute M. Djazouli.
En s’appuyant sur un hadith faible utilisé fréquemment dans les sciences coraniques, Djamel Jazouli a réaffirmé l’idée selon laquelle Dieu est unique, Sa religion est unique et que l’appellation de ‘arabi ne s’héritait pas mais s’acquérait par l’usage. Questionné sur les contraintes et les enjeux de la traduction du Coran, l’enseignant va insister sur le fait que le masdar, qui indique l’idée d’acte, est fondateur du langage arabe.
Il y a donc, selon Djamel Jazouli, une vision du monde fondée sur l’acte, intrinsèque au langage arabe. « Ce n’est pas une vision fondée sur la matière statique mais sur la réalité en acte du monde », a-t-il en substance expliqué en s’appuyant sur des exemples tirés du Coran. « Il n’y a pas de concept du temps chez les Arabes. Les Arabes ne voient pas le monde en concepts mais en acte ».
Les défis de la traduction du Coran
Cette réalité du langage arabe rend donc très difficile la traduction du Coran, comme le montre la notion de ‘asr, traduit par temps mais qui signifie processus de pression ou d’expression/extériorisation, ou encore celle de Coran, qui est un nom d’action mais qui devient un nom propre en français. Toutes les références invoquées par Djamel Jazouli mettent en exergue les difficultés syntaxiques d’une traduction polysémique des signes coraniques.
Omar Merzoug a rappelé l’opposition de la traduction littéraire arabe à toute traduction du Coran.
A travers plusieurs exemples, il s’est attaché à démontrer les difficultés et les contresens qui pouvaient advenir entre le sens du mot traduit et la traduction. Exemples : Dieu vient du latin deus, dérivé du grec Zeus, qui signifie briller, luire, et renvoie ainsi à la lumière alors qu’Allah chez les Arabes renvoie plutôt à l’existence. Les noms Ar-Rahman, Ar-Rahim, traduits par miséricorde, renvoie à la matrice alors que la miséricorde renvoie au cœur. La traduction de Malik, par Souverain crée quant à elle un risque d’anthropo-formisme.
Meriam Turki, au cours des échanges, a rappelé qu’il existait plusieurs temps dans les traductions. Un premier temps qui s’étend jusqu’aux traductions de Kasimirsky et Blachère, donc un travail produit par des occidentaux ayant un rapport éminemment critique ou conflictuel avec le Texte. Puis, à partir des années 1950, des traductions musulmanes du Coran en français avec les travaux de Muhammad Hamidullah, Hamza Boubekeur, ou Salaheddine Kechrid.
Un troisième temps survient, celui des traductions de Jacques Berque et Denise Masson, des islamologues à l’esprit plus ouvert que leurs prédécesseurs selon Meriam Turki.
Enfin, depuis les années 2000, arrivent des traductions comme celles de Maurice Gloton, Jean-Louis Michon et Abdallah Penot, des occidentaux musulmans.
Allah ou Dieu ?
Pour Omar Merzoug, les traductions de Denise Masson ou Régis Blachère sont toute aussi problématique et s’inscrivent dans l’approche orientaliste chrétienne, a-t-il réagit en s’appuyant sur des exemples.
Meriam Tourki a ensuite ouvert la troisième table ronde sur le sujet suivant : « Le Coran et ses multiples visages : quelques méthodes d’approche à travers des perspectives particulières ».
Auteure de « Parole du Coran pour aujourd’hui », « Explorer le Coran. Etude de 21 passages à la lumière de la Fatiha », Meriam Tourki a présenté son travail et ses choix terminologiques dans ses traductions, en commençant par le nom de Dieu, Allah, conservé par certains, traduits par d’autres.
Meriam Tourki a justifié son choix de traduire le nom Allah par Dieu en s’appuyant sur des passages du Coran qui évoque les différents noms du Divin. L’auteure de Parole du Coran pour aujourd’hui a ajouté que la conservation du Nom Allah pour des non arabophones laissait entendre implicitement qu’il s’agissait du Dieu des Arabes et non du Dieu de tous les êtres et de tous les temps.
Le choix du maintien du Nom Allah s’associe parfois à un rejet de l’universalité du message de l’islam, a-t-elle poursuivi. D’autres exemples ont été proposés comme Ar-Rahman, Ar-Rahim, conservés en Miséricordieux et Celui qui répand la miséricorde. Un choix que Meriam Tourki a adopté tout en soulignant que la racine RA-HA-MA était sémantiquement beaucoup plus riche.
Farid Djebiha, enseignant et fondateur de l’Institut musulman de Moselle, et créateur de la maison d’édition Al Wassila s’est penché pour sa part sur la sourate « Les appartements », surnommée la sourate des vertus comportementales, après avoir insisté sur la dimension sociable de l’être humain. Farid Djebiha a également expliqué s’appuyer dans son enseignement sur les exégèses du Coran les plus accessibles en langue arabe afin de faciliter la compréhension et l’application des commentaires.
Les limites de la traduction
La dernière table ronde s’est organisée autour d’une question posée à chaque intervenant : que faut-il faire et ne pas faire dans le travail de traduction du Coran ? Pour Omar Merzoug, il faut être fidèle au texte et ne pas ajouter d’idées qui n’y sont pas présentes.
« Le traducteur n’est pas le héros principal de son travail. Il doit se mettre en retrait au service du texte. Il doit respecter la langue de départ et ne pas violenter la langue d’arrivée. Le traducteur est entre ces deux écueils : de belles infidèles et des fidèles laides. »
L’exemple du câble d’Allah, tiré d’une traduction de Muhammad Hamidullah, a été cité à titre d’illustration. Slimane Rezki dans la continuité de ces propos estime que le respect excessif de la forme sur l’esprit peut produire des résultats ridicules. La traduction de Maurice Gloton, pour Slimane Rezki, est sans doute plus proche de la forme et de l’esprit du texte coranique mais reste très peu accessible. « C’est en faisant le lien entre les différents dérivés que l’on saisira le sens du mot source et de ce qu’il contient », a précisé Slimane Rezki.
Pour l’auteur de la trilogie sur René Guénon, s’appuyant sur une lecture de Ibn ’Arabi, la langue arabe du Coran est un moyen de cheminer vers la réalité de Dieu. A ce propos, l’écrivain a mentionné l’une des méthodes de compréhension sémantique des termes coraniques, à savoir la comparaison des contraires, effet rhétorique courant dans le Coran, dont les termes s’éclairent l’un l’autre.
Meriam Tourki a ensuite évoqué la relativité des traductions.
« Aucune traduction n’est pleinement satisfaisante, dit-elle, et aucune ne le sera jamais car la langue française et la compréhension des textes évoluent. Quand vous trouvez une erreur dans un livre de mathématique, vous jetez ce livre. Mais une traduction du Coran n’est pas un livre de mathématique. Il peut y avoir des erreurs mais il ne faut pas tout rejeter.
« Il faut comparer les traductions, poursuit Meriam Tourki, et se renseigner sur les traducteurs. Il faut surtout renoncer à l’illusion qu’il est possible de rendre le texte coranique pleinement accessible en français. Il n’y a pas de correspondance claire et immédiate entre ces deux langues. »
Jamel el Hamri considère pour sa part qu’il faut resituer le travail de traduction dans le cadre du cheminement spirituel du traducteur qu’il faut questionner : pour quelles raisons un traducteur se lance-t-il dans un travail si volumineux ? Une bonne approche étant selon lui de faire preuve d’humilité dans ce travail, de prendre connaissance de ce qui a été déjà fait et de proposer de nouvelles choses.
« Le travail de traduction est insuffisant. Dans le cadre de ces journées d’études coraniques, nous devrions proposer des commentaires et mouiller un peu plus la chemise », précise-t-il.
Le littéralisme et la science des lettres
Le fondateur de l’AFPI pense également qu’une prise en compte des expériences spirituelles de lecture du Coran pourraient être intéressantes, en particulier l’opérativité et l’influence pratique de ces lectures sur l’être humain. Il enjoint par ailleurs les acteurs engagés dans ces études coraniques de discuter des essais de traductions et de les commenter pour que ce travail ne reste pas confiné à une petite élite.
Selon Farid Djebiha, l’erreur à éviter est celle de pencher pour un strict littéralisme dans la traduction du Coran. « Il faut revenir au contexte de la Révélation pour avoir un cadre de compréhension d’un verset », a-t-il déclaré.
Quant à Boumédiène Benyahya, il définit la littéralité comme la tâche consistant à saisir les multiples possibilités de la racine arabe d’un mot, en précisant qu’Ibn ‘Arabi va au-delà de la linguistique. Chez le maître andalou, le littéralisme fait notamment référence à la science des lettres. Dans cette perspective, il ne s’agit pas de saisir le sens mais de le recevoir.
Ce qu’il ne faut pas faire, insiste M. Benyahya, c’est prendre la place de l’auteur. « Le sens de lisan (langage) signifie aiguiser et la blessure que le lisan produit s’appelle kalam (parole) », indique également le fondateur de l’institut Kalima.
Djamel Djazouli va plus loin en considérant qu’il n’y a pas de traduction possible du Coran et que celui qui se lance dans cette entreprise ne doit pas se considérer comme un traducteur. Il affirme également que le littéralisme n’est pas un problème et qu’il faut au contraire s’en tenir à une lecture littérale du sens des signes coraniques, à ne pas confondre avec une lecture superficielle de ces signes. « Quand certains traduisent certains versets mentionnant le jihad par guerre, c’est une traduction superficielle », indique-t-il à titre d’exemple.
Cette première journée a finalement été un galop d’essai plutôt réussi. Sans être un séminaire à proprement parler, ce premier événement public du Coran Séminaire Plus a permis de jeter les bases d’une dynamique fondamentale de réflexion et d’approfondissement de la recherche sur le texte coranique, son sens, sa richesse et les perspectives qu’il offre à l’être humain.
Une dynamique intellectuelle mais aussi spirituelle, que les organisateurs auront la responsabilité de faire vivre et dont les premiers fruits théoriques sont déjà attendus. Une initiative salutaire, enfin, dans un contexte français relativement marqué par la précarité et l’indigence de la production écrite des clercs musulmans en langue française.
Fouad Bahri