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Le roi, le moine et le jeune garçon

L’histoire humaine a été souvent celle des rapports de violence du pouvoir politique contre l’autorité religieuse. Dans une tradition prophétique recensée par le traditionniste An-Nawawi dans son Jardin des vertueux (Riadh as-salihin), un récit célèbre sur les gens du Fossé enseigne et met en scène la vertu de tempérance des croyants face à l’adversité de la persécution politique. Un récit chargé d’enseignements suivi d’un appendice à lire sur Mizane.info. 

D’après Chou’ayb, le Messager de Dieu, a dit : « jadis vivait un roi qui avait un sorcier. Quand le sorcier se sentit vieillir, il dit au roi : « Me voilà maintenant âgé. Envoie-moi donc un jeune homme pour que je lui enseigne la magie ».

Il lui envoya un jeune homme. Sur son chemin vers le sorcier, le jeune homme rencontra un moine. Il s’assit auprès de lui et écouta ses paroles qui lui plurent. Il faisait ainsi chaque fois qu’il se rendait chez le sorcier. Quand il arrivait auprès du sorcier, ce dernier le frappait pour son retard.

Il s’en plaignit au moine qui lui dit : « Quand tu as peur de la colère du sorcier, dis-lui : « J’ai été retenu par ma famille » et quand tu crains la colère de la famille, dis-lui : « J’ai été retenu par le sorcier ».

Le ralliement du courtisan

Entre-temps, voilà qu’une bête énorme interdit le passage aux gens. Le jeune homme dit : « Aujourd’hui je vais savoir qui du sorcier ou du moine à la plus grande valeur ». Il prit une pierre et dit : « Seigneur Dieu ! Si l’œuvre du moine T’est préférable à celle du sorcier, tue cette bête afin de permettre aux gens de passer ».

Il la frappa alors avec la pierre et la tua sur le coup. Les gens eurent ainsi la voie libre. Il vint en informer le moine qui lui dit : « Mon petit, tu es devenu maintenant plus fort que moi puisque tu es arrivé à ce miracle. C’est pourquoi tu vas certainement être mis à l’épreuve. S’il en est ainsi, ne dis à personne où je suis ».

Ainsi donc le jeune homme en arriva à guérir l’aveugle de naissance et le lépreux. Il guérissait les gens de la plupart de leurs maladies. L’un des courtisans du roi qui était aveugle en entendit parler et se rendit auprès de lui avec de nombreux cadeaux. Il lui dit : Tout ce que tu vois là est à toi si tu arrives à me guérir ».

Le jeune homme lui dit : « Je ne guéris personne moi-même mais c’est uniquement Dieu le Très-Haut qui guérit. Si tu crois en Dieu le Très-Haut, je Le prierai et Il te guérira ». Le courtisan crut en Dieu et Dieu le guérit. Il se rendit chez le roi et s’assit près de lui comme il en avait coutume.

Le roi lui demanda : « Qui donc t’a rendu la vue ? ». Il dit : « Mon Seigneur et Maître ». Il lui dit : « Est-ce que tu as un Seigneur autre que moi ? ». Il dit : « Mon Seigneur et le tien est Dieu ». Le roi le jeta en prison et ne cessa pas de le torturer jusqu’à ce qu’il dénonçât le jeune homme. On fit alors venir le jeune homme et le roi lui dit : « Mon petit, te voilà arrivé à guérir avec ta magie l’aveugle-né et le lépreux et à faire telle et telle chose ».

Supplices et martyrs

Le jeune homme lui dit : « Je ne guérit personne mais c’est Dieu le Très-Haut seul qui guérit ». Il le jeta donc en prison et ne cessa de le torturer jusqu’à ce qu’il dénonçât le moine. On fit venir le moine et on lui dit : « Renie ta foi ! » et il refusa de le faire.

On ordonna d’apporter une scie qu’on lui plaça sur la raie de ses cheveux. On lui coupa ensuite la tête qui tomba en deux morceaux. On fit alors venir le courtisan et on lui dit : « Renie ta foi ! » mais il refusa. On lui plaça la scie sur la raie de ses cheveux et on lui coupa la tête qui tomba en deux morceaux.

On fit enfin venir le jeune homme et on lui dit : « Renie ta foi ! » Mais il refusa. Le roi le jeta à quelques-uns de sa suite et leur dit : « Amenez-le à telle montagne et escaladez-la avec lui. Une fois parvenue à son sommet, demandez-lui de renier sa foi, sinon jetez-le du haut de la montagne. Ils le prirent donc avec eux et escaladèrent la montagne.

Il dit : « Seigneur Dieu ! Sauve-moi d’eux par ce que Tu veux ! ». La montagne se mit alors à branler. Ils tombèrent dans le vide et il vint dire au roi : « Dieu m’a sauvé d’eux ».

Le roi le jeta à des gens de sa suite et leur dit : « Allez avec lui et mettez-le dans une grande barque. Une fois arrivés au large, demandez-lui de renier sa foi, sinon jetez-le à la mer ». Ils partirent avec lui et, une fois en pleine mer, il dit : « Seigneur Dieu ! Sauve-moi d’eux avec ce que Tu veux ! ». La barque se retourna et ils se noyèrent.

Il vint en marchant (sur l’eau) jusqu’au roi qui lui dit : « qu’ont fait tes compagnons ? ». Il lui dit : « Dieu m’a sauvé d’eux ». Il dit alors au roi : « Jamais tu ne pourras me tuer si tu ne fais pas ce que je vais t’ordonner de faire. « M’ordonner quoi ? » demanda le roi. « Tu rassembles ton peuple sur un même plateau puis tu me crucifie sur le tronc d’un palmier. Tu prends alors une flèche de mon carquois, tu places la flèche au milieu de la corde de l’arc et tu dis : « Au nom de Dieu, Seigneur et Maître de ce jeune homme », tu me tires alors la flèche et si, tu fais tout cela, tu me tueras sûrement ».

« Mère ! Patiente car tu es sur la juste voie »

Il rassembla donc les gens sur un même plateau, crucifia le jeune homme sur le tronc d’un palmier, prit une flèche de son carquois et la plaça au milieu de la corde de l’arc. Puis il dit : « Au nom de Dieu, Seigneur et Maître du jeune homme ! ».

Il tira alors la flèche qui alla se planter dans sa tempe. Le jeune homme porta la main à sa tempe et mourut sur le coup. Les gens dirent alors : « Nous croyons au Seigneur et Maître du jeune homme ».

On vint dire au roi : « Que dis-tu de ce que tu craignais ? Par Dieu, te voilà donc atteint de l’objet de la crainte et voilà que ton peuple à cru en Dieu ».

Il ordonna de creuser des fossés à l’entrée de chaque route. On les creusa et on y alluma le feu. Le roi dit : « Jetez-y tous ceux qui ne veulent pas renier leur foi ». C’est ce qu’ils firent jusqu’à ce que vint une femme avec son petit. Elle eut peur et refusa de se jeter dans le feu. Son enfant lui dit : « Mère ! Patiente car tu es sur la juste voie ». (Rapporté par Moslem)

An-Nawawi

Appendice :

Plusieurs choses viennent à l’esprit, ou plus exactement frappent notre esprit, à la lecture de ce récit. La première chose est la violence et la beauté du récit lui-même. Tradition attribuée au Prophète (PBDSL), recueillie dans le Riadh As-Salihin de l’imam An-Nawawi, le récit fait référence aux gens du fossé, des chrétiens martyrisés pour leur foi par un roi tyran comme l’histoire en regorge tant.

L’histoire met en scène un jeune homme, représentant anonyme d’un pouvoir spirituel inné conféré par la Divinité, faisant face à un roi cruel qui craint de voir son peuple acquis à la nouvelle foi transmise par un moine au jeune homme. Cette histoire résume un conflit permanent, récurrent dans l’histoire humaine, le combat du pouvoir politique contre l’autorité spirituelle et religieuse.

Les options du pouvoir politique

Dans sa prétention théologique à incarner l’autorité suprême sur cette terre, le pouvoir politique n’a d’autres solutions que de faire usage de la violence.

Étant lui-même dépourvu de légitimité religieuse, de qualification spirituelle et doctrinale, le pouvoir politique ne peut à moyen ou long terme substituer à cette autorité spirituelle un contre-pouvoir de même nature (une contre-tradition dirait Guénon) car le faux ne peut se substituer à la vérité qui est la Réalité suprême. Tôt ou tard, le faux apparaît comme ce qu’il est.

Cette incapacité ontologique du pouvoir, cette impuissance religieuse du politique à s’emparer des esprits le contraint inévitablement à recourir à la violence. Inévitablement, car l’hubris, la démesure, la tentation totalitaire et suprématiste de tout pouvoir politique lui interdisent de renoncer à ce qui le mue, son moteur, son ambition et son but final : la consécration que lui offrira le pouvoir total qui réunie pouvoir temporel et spirituel. Pas de pouvoir temporel total sans contrôle du pouvoir spirituel.

Pour neutraliser l’autorité spirituelle, le pouvoir politique a plusieurs options. La convaincre de renoncer, d’abjurer d’elle-même. Autrement dit, une reddition complète, une capitulation. Ou bien la détourner de ses objectifs et de ses missions pour son propre profit, autrement dit la corrompre et l’acheter. Ou encore l’abattre tout simplement.

Cette dernière option a toujours fini par s’imposer, les tenants du pouvoir politique n’admettant pas qu’une quelconque opposition puisse leur résister, rallier des adhérents, la masse elle-même et in fine renverser son autorité factice car dépourvue de fondements authentiques.

Pouvoir politique vs pouvoir spirituel

Les prophètes ont fait face à ce pouvoir la plupart du temps. Moïse a fait face à Pharaon, tout comme Abraham avant lui avait face au tyran Nemrod. Jésus fut condamné par le grand sanhédrin, autorité juive de son temps et sacrifié par Ponce Pilate, peu soucieux de ces sémites agités qui menaçaient l’ordre public romain.

Muhammad a vu se liguer contre lui le pouvoir oligarchique des confédérations tribales de Quraysh qui l’ont condamné à mort (en vain) et à l’exil. Même des philosophes à commencer par le plus illustre d’entre-eux (Socrate) ont goûté à cette amertume mortelle.

Ce conflit est donc au cœur de l’odyssée humaine, de son histoire et de sa destinée. Le récit des gens du Fossé nous le rappelle avec force.

Dans son esthétique du contraste on observe la beauté tragique d’une force spirituelle tranquille, inamovible, confiante et prête au sacrifice face à la force cruelle et sanguinaire du pouvoir. La patience, la sincérité vivante, innocente et naturelle de la jeunesse de l’esprit confrontée à l’obstination violente, brutale et grossière d’un roi incapable de saisir la vivacité d’un message dont il craint les retombées sur son propre pouvoir.

Le récit des gens du Fossé nous enseigne que la réponse, la forme, la manière et l’action des êtres de l’éveil doivent être conformes et à l’image de ce qu’ils sont réellement, au risque de se perdre.

La jeunesse par sa spontanéité vivante et sa force de conviction se hisse vite au sommet des hiérarchies fragiles de l’ordre social et humain. Le magicien, maître de l’illusion, de l’image (anagramme de magie) et des faux-semblants se voit préféré le moine, porteur d’un savoir et d’une connaissance traditionnelle.

Mais le souffle de l’esprit vogue où il veut. En investissant le jeune homme, il lui confère par la grâce de Dieu, un magistère dont il ignore la portée mais qu’il porte avec une douce ferveur, au point où l’élève a dépassé le maître. «  Tu vas certainement être mis à l’épreuve », lui confie le moine. L’initiation a commencé.

La nature du pouvoir

L’histoire déroule une prodigieuse manifestation de signes divins extraordinaires au sens où il pousse le commun des mortels à convertir leur regard au-delà et à l’extérieur de l’ordinaire conception des choses qui les enferment dans la banalité d’un déjà-su, un reçu sans vécu, une idée du réel reçue mais non saisie, de ce saisissement saisissant.

La jeunesse sait aussi être précoce et clairvoyante. Dans une intelligence de l’esprit que ne renierait pas les adeptes du tao ou les praticiens de l’aïkido, le jeune homme renverse la force de la puissance répressive au profit de la vérité qu’il porte.

Si la défaite publique, défection humiliante d’un petit roi sans envergure, provoque en apparence la fin tragique de la fraîche communauté religieuse acquise à la vérité du message portée par le jeune homme, le triomphe posthume de cette résistance spirituelle est sans appel.

Le martyr de ces fidèles qui ont témoigné (shahid, dérivé de shahada, signifie témoin) de la véracité de leur foi au péril de leur vie nous offre l’un des tableaux les plus vibrants de la force de l’esprit qui porte les Hommes lorsqu’ils sont orientés au-delà d’eux-mêmes. Et nous enseigne la plus surprenante des choses : le vrai pouvoir (intérieur) siège toujours, y compris dans l’absence de pouvoir (extérieur).

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