« Aimez Allâh pour les grâces dont Il vous nourrit ». Dans la Halte n°49, l’émir Abd-el Kader livre son commentaire de cette tradition prophétique en lien avec la question de l’amour, la beauté et la relation qui unit l’Homme à Dieu. Un texte a lire sur Mizane.info.
Le Très-Haut a dit : « Dis : Si vous aimez Allâh, alors, suivez-moi, Allâh vous aimera ! » (Cor. 3, 31). Il est impossible d’aimer Allâh en tant qu’Essence se passant des mondes, Essence qui ne requiert point le monde et que le monde ne requiert point. L’amour, en effet, ne peut être que dans la relation, et il n’y a d’aucune manière relation ou lien entre le créé et l’Essence pure.
Dès lors, nous savons que le serviteur ne peut aimer l’Essence en tant que telle, car il est impossible d’aimer ce que l’on ne peut ni nommer, ni décrire, ni connaître. L’Essence peut être contemplée, mais non saisie par la science, alors que le degré des Qualités divines peut être appréhendé par la science, mais non contemplé.
Ce degré où apparaissent les relations et rapports est objet d’amour pour toutes les créatures. Celui qui aime, n’aime que le degré de la Beauté1 et les qualités du Bien, comme les grâces, les faveurs, la miséricorde, l’absolution, etc. Au point de vue de la réalisation spirituelle, celui qui aime, n’aime que les effets des qualités de Beauté ; ou plutôt, il n’aime que lui-même. De là vient que les connaissants réalisés disent qu’il n’y a jamais d’intimité avec l’Essence transcendante, puisqu’il n’y a ni relation ni similitude avec Elle ; l’intimité n’est possible qu’avec certains Noms de Beauté 2.
L’amour de Dieu et du Prophète
Le Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et sa Paix ! – a fait allusion à ce fait que l’Essence, dans Son mystère absolu, ne peut être concernée par l’amour de quiconque, lorsqu’il a déclaré : « Aimez Allâh pour les grâces dont Il vous nourrit », ainsi que cela a été rapporté par At-Tirmidhî 3 et Al-Hâkim 4. Il nous a indiqué la voie, montrant qu’il ne peut y avoir amour d’Allâh que de cette façon : par le fait qu’Il est Dispensateur de Grâce, Très-Miséricordieux, sans cesse Protecteur, etc. Tout cela appartenant au degré des Qualités divines.
Lorsque le Très-haut dit : « Allâh fera venir un peuple qu’Il aime et qui L’aime » (Cor. 5, 54), ou encore : « Si vous aimiez Allah » (Cor. 3, 31), Il fait allusion au fait que l’amour du serviteur ne concerne que le degré de la Fonction de Divinité et rien d’autre, comme nous l’avons déjà dit.
À ce propos, il y a une anecdote connue chez les initiés et concernant Abû Sa‘îd Al-Kharrâz – qu’Allâh soit satisfait de lui ! –. Il rencontra le Messager d’Allâh 5 et lui dit : « Ô Envoyé d’Allâh, l’amour d’Allâh m’accapare au détriment de l’amour pour toi ! » Le Prophète lui répondit : « Ô homme béni, l’amour d’Allâh, c’est l’amour de moi ! » 6. Abû Sa‘îd voulait dire que l’amour du support spirituel transcendant le détournait de l’amour du support corporel terrestre 7, mais le Prophète lui indiqua que ce qui se manifeste dans les deux supports est unique, sans multiplicité ou altérité. L’Aimé est donc unique dans les deux cas.
La disparité et la multiplicité des supports de l’amour ne doivent pas te troubler dans la mesure où ce qui se manifeste en eux de l’Aimé est unique, sans particularisation ou partage. En fait, les supports de manifestation de l’amour n’ont pas de réalité propre, et le connaissant ne saurait aimer ce qui n’a pas de réalité, de même qu’ils ne peuvent intéresser l’esprit de l’homme intelligent. Ainsi, quiconque aime celui qui apparaît dans le réceptacle spirituel, aime, par là-même, Celui qui apparaît dans le réceptacle corporel.
La manifestation de Dieu
Ce qui Se manifeste dans tous les réceptacles supérieurs et inférieurs n’est autre que la Forme de la Miséricorde universelle, appelée “Réalité essentielle muhammadienne”. Tous les réceptacles envisageables : esprits, corps, formes subtiles et imaginales, n’ont pas de consistance ; ce ne sont que des déterminations potentielles, des figurations illusoires que Dieu a préparées pour manifester Sa Forme 8 : elles n’ont pas de réalité par elles-mêmes, ni éternelle, ni contingente.
La Réalité appartient à Dieu seul. À ce propos on a déclamé ces vers : « Les degrés, grâce à la Réalité, deviennent Les réalités essentielles de l’invisible et du visible. Mais en cela il n’y a que la Réalité À apparaître ; tout le reste est évanescent. »
C’est donc comme si le Prophète avait dit à Abû Sa‘îd : celui dont tu dis qu’il est l’Envoyé d’Allâh, et dont l’amour de Dieu te distrait, n’est pas quelque chose de différent d’Allâh ; c’est la Réalité identique. L’Envoyé est le degré de la manifestation de Dieu, et ce degré est l’intermédiaire et la racine de la multiplicité des manifestations ; il en est la source et la substance.
Abd-el Kader
Notes :
1 – Les Qualités divines sont classées selon trois grandes catégories se rapportant aux Noms de Beauté, de Majesté, et de Perfection. Dans son Kitâb içtilâhât aç-Çûfiyyah, le Livre des Définitions techniques des Soufis, Ibn ‘Arabî donne ces trois indications : « La Beauté : ce sont les qualifications de Miséricorde et de Bienveillance de la Fonction divine ; la Majesté : ce sont les qualifications du Pouvoir réducteur de la Fonction divine ; la Perfection : c’est le fait de transcender les Attributs et leurs effets. » Selon le Shaykh al-Akbar, la Majesté « ne se révèle jamais (on comprend que cette notion coïncide exactement avec celles d’Infini et d’Absolu) » (La Parure des Abdâl, note de Michel Vâlsan, p. 32, Éd. de l’Œuvre-Archè, 1992).
2 – Ibn ‘Arabî précise que « l’intimité est l’effet produit par la contemplation de l’aspect de majesté de la Beauté » (La Parure des Abdâl, note de Michel Vâlsan, p. 32).
3 – L’un des compilateurs de Traditions qui fait autorité (824-892).
4 – Al-Hâkim An-Naysâbûrî (de Nichapour ; 933-1014), célèbre compilateur de Traditions.
5 – Il s’agit d’une vision à l’état de veille, car Abû Sa‘îd est mort en 899.
6 – « Mahabbatu Llâhi mahabbatî ! » On peut comprendre cette réplique de deux manières. La première, la plus évidente, correspond à notre traduction, et revient à affirmer que si l’on aime Allâh, on aime l’Envoyé par là-même. La seconde correspondrait à la traduction suivante : « L’Amour d’Allâh, c’est mon amour », dans le sens où celui qui aime Allâh aime comme l’Envoyé aime Allâh, ou aime ce que l’Envoyé aime. Ces interprétations se réfèrent à deux points de vue qui ne sont aucunement contradictoires.
7 – Nous suivons ici le manuscrit.
8 – Rappelons que la notion de “forme” doit être entendue dans un sens qualitatif lorsqu’elle est appliquée au-delà de l’état grossier et de l’état subtil.