Troisième et dernière partie de l’article de Abdurrahman Mihirig consacré à la réfutation de la critique du kalam et de la logique établie par Nazir Khan dans la lignée d’Ibn Taymiyya. La connaissance est-elle innée (fitra) ou acquise ? Qu’est-ce que la logique peut nous apprendre de Dieu ? Quelles sont les catégories de jugement non inférentiels ? La réponse dans ce remarquable opus à lire sur Mizane.info.
La révélation indique-t-elle que nous sommes nés avec la connaissance ? Jusqu’à présent, j’ai essayé de présenter des preuves démontrant que le Coran est attaché à l’efficacité de l’argumentation et de la raison, et que la tradition islamique poursuivait cet impératif en établissant la science du kalām et tous ses auxiliaires tels que la logique. Je voudrais maintenant examiner les preuves dans les Écritures islamiques qui sapent fortement l’idée d’Ibn Taymiyya selon laquelle la fitra (prédisposition naturelle) contiendrait la connaissance et servirait de base à une justification épistémique.
Examinons trois cas :
(1) Coran 16:78 : « Et Dieu vous a fait sortir du ventre de vos mères dénués de tout savoir (lā ta’lamaūna shayʾā), et Il vous a donné l’ouïe, la vue et l’intelligence, afin que vous puissiez être reconnaissants »
Dans le discours technique, il s’agit d’un nom indéfini dans une clause négative, ce qui en fait l’une des formes de négation les plus fortes de la langue arabe. Ainsi, chaque être humain naît sans aucune connaissance. Ensuite, au moyen de leurs sens et de leur intellect, les humains peuvent commencer à accumuler des connaissances, à la fois sous une forme non inférentielle représentée par les sens et sous une forme inférentielle, représentée par l’intellect. En réfléchissant sur le monde et la révélation apportée au Prophète (s), les Hommes peuvent arriver à la conclusion qu’il y a un Dieu qui les a créés, et ainsi, Lui rendre grâce, comme l’exige la Loi.
La connaissance s’acquière par l’étude
La chose clé à noter ici est que Dieu nie catégoriquement que nous ayons toute connaissance à la naissance. C’est-à-dire que l’âme humaine est créée sans qu’aucune connaissance ne lui soit primitivement attribuée, notamment la connaissance de Dieu, de ses attributs et de ses actes que l’on trouve dans la révélation.
Le processus d’acquisition des connaissances commence, vraisemblablement, par une certaine forme de conscience et d’interactions avec le monde via les sens, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on atteigne l’âge adulte. Une fois que cela se produit, les facultés rationnelles sont suffisantes pour que les humains soient tenus moralement responsables du point de vue de la sharī’a , c’est-à-dire qu’ils sont au moins potentiellement mukallaf.
Maintenant, dans le hadith suivant, nous verrons que lorsque l’enfant atteint l’âge adulte, il adoptera normalement la religion dans laquelle ses parents l’ont élevé. Le deuxième élément de preuve, largement ignoré par les théoriciens de la fitra qui veulent affirmer que tout le monde est né « musulman », est le hadith suivant bien authentifié, rapporté par Muslim (Kitāb al-Qadar, 4936) :
(2) « Tout être humain enfanté par sa mère est né sur la fitra, puis ses parents l’élèvent pour qu’il soit juif, chrétien ou mage, et si [ses parents] sont musulmans, alors (ils l’élèvent pour être) musulman. »
(3) Une autre narration (dans le même chapitre, n° 4934) affirme que « l’on est dans l’état de nature (fitra) jusqu’à ce qu’on s’exprime (ḥatta yu’abbiru ‘ anhu lisānuhu) ». En d’autres termes, les êtres humains sont dans un état théologiquement indéterminé ou non responsable jusqu’au moment où ils sont capables d’avoir des croyances raisonnées et de les exprimer (même s’ils ne prennent jamais la peine de réfléchir à ce qu’ils croient).
L’harmonie naturelle entre raison et révélation
Ce récit s’accompagne d’une série d’autres qui se rapportent à la nature humaine (fitra). Bien que ces autres récits soient trop détaillés pour ce qui nous intéresse dans cette discussion, une lecture des commentaires des versets et hadiths pertinents indique qu’en fin de compte, la notion de fitra fait référence à la nature humaine, indépendamment de sa culture particulière, y compris d’une forme quelconque de croyance en Dieu, sans même parler de la croyance en une philosophie ou religion particulière telle que l’islam. La fitra fait référence au tahayyuʾ de l’humanité , c’est-à-dire à sa préparation et à son adéquation à la religion révélée.
En d’autres termes, la nature humaine s’accorde exceptionnellement bien avec la religion révélée. Quant à la croyance, elle correspond à la nature humaine parce qu’elle est vraie, et les êtres humains essaient naturellement d’éviter les fausses croyances et les contradictions. Les choses dont nous doutons et que nous croyons fausses continueront de nous ronger jusqu’à ce que nous les résolvions. En ce qui concerne les pratiques, un être humain se rendra compte que toutes les prescriptions de la loi sont conformes à sa nature et sont finalement bonnes pour lui. Plus on augmente sa compréhension des deux – sa propre nature et la loi révélée – plus notre conviction d’une harmonie naturelle entre les deux ne fera qu’augmenter.
A lire du même auteur : La fitra remplace-t-elle l’enquête rationnelle ? 1/3
Le point de vue d’Ibn Taymiyya sur la fitra aurait pu avoir un semblant de plausibilité dans une société imprégnée de la croyance en Dieu : une société où les relations familiales, les relations économiques, les relations politiques et les relations juridiques seraient toutes fondées sur une loi révélée et transmises par une communauté historiquement continue jusqu’au Prophète (S). Dans un tel monde, ce système de croyances ferait office de raison normative et la croyance en Dieu serait son axiome, tout comme la croyance en la politique démocratique ou les droits de l’homme l’est aujourd’hui en Occident.
Cependant, le fait que la plupart des membres de cette société ne sauraient pas eux-mêmes justifier épistémiquement ce système de croyances ne signifierait pas que nombre de spécialistes de cette société serait incapable de le faire. Cela ne signifie pas non plus qu’ils seraient irrationnels en acceptant ces croyances – être membre de cette société nécessite pratiquement d’y adhérer, même s’ils n’y croient pas en leur for intérieur.
Les usages douteux de la fitra
C’est sur cette base que des personnalités comme Ibn Khaldūn ne croyaient pas qu’une étude approfondie du kalām à son époque était requise pour la plupart des gens: le gros du travail avait déjà été fait par les générations précédentes de spécialistes du kalām. Dans de telles circonstances, il est certainement justifiable, du moins d’un point de vue normatif, que la majorité de la population ne s’engage pas dans une étude approfondie du kalām, même si elle doit toujours répondre à une question du type « Pourquoi êtes-vous musulman ? » sans dire quelque chose comme « parce que mes parents le sont ou que la société l’est ».
Les mutakallimūn (théologiens), cependant, savaient que la justification épistémique était toujours requise pour le système politique musulman et pour l’individu musulman, bien qu’à des degrés de sophistication différents. Ainsi, l’étude approfondie du kalām (en fait, de toutes les sciences) était au sens strict une obligation communautaire ; tandis que l’étude de base du kalām , c’est-à-dire l’étude de sa croyance avec un degré de preuve suffisant pour qu’on ne soit pas un muqallid (conformiste, imitateur), était obligatoire pour tous.
Si, d’autre part, le taqlid, c’est-à-dire une croyance sans preuve, était suffisant, il suffirait également à toute autre personne d’imiter aveuglément les croyances de sa société ; mais cette posture est suspecte car le Coran dit : « Les suivraient-ils même s’ils manquaient de discernement, même s’ils étaient dans l’erreur ? » (Coran 2:170). On peut en dire plus sur le sujet, mais je crois que ce qui précède est suffisant à démontrer que toute confiance en la fitra est hautement douteuse, du point de vue à la fois rationnel et scripturaire.
Argument logique et existence de Dieu
Jusqu’à présent, j’ai soutenu que (1) la Révélation est engagée dans une argumentation rationnelle ; (2) La révélation indique que l’homme est né sans connaissance ; (3) La révélation n’indique pas que la fitra a le genre de capacité épistémique que Khan prétend qu’elle possède. Je voudrais maintenant me tourner vers l’affirmation de Nazir Khan, tirée d’Ibn Taymiyya, selon laquelle le « raisonnement syllogistique » ne peut pas nous mener vers l’existence de Dieu, et qu’au lieu de cela, toutes les connaissances théoriques sont acquises par raisonnement analogique.
D’une certaine manière, Khan est heureux de dire que « l’implication logique » et la « logique » font partie de la fitra, tout en citant Ibn Taymiyya qui affirme qu’aucun argument syllogistique ne peut prouver l’existence de Dieu car il ne traite que des « universaux ». Il s’agit bien sûr d’une contradiction maladroite : tout être humain, Ibn Taymiyya l’admettrait sûrement (et il le fait), qui voit un argument enrégimenté dans un raisonnement logique et syllogistique, consentira nécessairement à la conclusion s’il consent aux prémisses. Le nier, en effet, équivaudrait à tomber dans le sophisme ou le scepticisme.
Jetons un coup d’œil à ce que Khan écrit :
« Quant à Ibn Taymiyya, non seulement il croit que le raisonnement syllogistique n’est pas nécessaire pour justifier la croyance en Dieu, mais il soutient par ailleurs qu’il ne produit pas les fruits épistémiques escomptés par ses partisans. D’une part, parce que le syllogisme repose sur une prémisse majeure qui est, en fait, une abstraction universelle qui n’existe que comme catégorie dans l’esprit. D’autre part, parce que le monde extérieur n’est composé que de particuliers. Par conséquent, une conclusion fondée sur une prémisse universelle ne peut légitimement s’appliquer qu’à une autre catégorie universelle (par exemple, le « moteur immobile ») plutôt qu’à une entité particulière. Ainsi, les preuves philosophiques de l’existence de Dieu échouent finalement à pointer particulièrement vers Dieu Lui-même plutôt que vers une catégorie générique. » [23]
L’essentiel de l’argument, s’il a un sens, est que si votre argument contient une prémisse universelle, il ne peut produire qu’une conclusion universelle, plutôt que de pointer vers une entité particulière. Mais est-ce vrai ? Prenons un exemple :
1. J’ai commencé à exister (prémisse mineure, affirmation particulière)
2. Tout ce qui commence à exister a une cause (prémisse majeure, affirmation universelle)
3. J’ai une cause (conclusion : affirmation particulière)
L’impossible définition de Dieu
Cet argument me donne-t-il vraiment l’existence d’une « catégorie générique » dans mon esprit ? C’est-à-dire, la cause à laquelle il est fait référence dans la conclusion est-elle simplement une « catégorie générique » qui n’existe « que dans l’esprit » ? Ou l’argument m’offre-t-il l’existence d’une cause actuelle, particulière, qui existe dans la réalité objective ? Je pense que la réponse est assez évidente, inéluctablement, elle nous donne l’existence d’une cause réelle, particulière. En fait, si l’on regarde une liste des modes productifs des 4 formes, il existe 17 formes qui donnent une conclusion particulière (par exemple S est P ou S n’est pas P). Il s’agit là d’une chose élémentaire qui devrait être connu de tout étudiant versé dans la logique.
Si Khan, cependant, signifie que la conclusion est indéfinie, c’est-à-dire qu’elle n’identifie pas qui ou quoi est la cause spécifique, alors sa position est juste ; mais même dans ce cas de figure, sa critique manque sa cible et vise à côté.
A lire du même auteur : La science du Kalām et l’engagement rationnel du Coran 2/3
Premièrement, le but d’un argument déductif n’est pas d’identifier ce qu’est la réalité de quelque chose ; cette tâche incombe à la logique des définitions. Mais aucune véritable définition de Dieu n’est possible, car nos définitions sont finalement basées sur les catégories réductibles aux choses qui existent dans ce monde. Cependant, le raisonnement syllogistique dépend d’un moyen terme qui est commun aux prémisses majeure et mineure, et parce qu’il s’appuie sur ce qui est commun, sa conclusion affirmera toujours un prédicat commun à un sujet ; mais comme nous l’avons vu plus haut, ce sujet peut être particulier, et il peut être universel.
Dans les deux cas, le jugement contenu dans la conclusion vaut encore pour tous les êtres particuliers, 1 ou plusieurs : dans le cas d’une conclusion particulière, cela devrait être évident, et dans le cas d’une conclusion universelle, alors le jugement tiendra pour tous les particuliers existants en vertu de la prémisse universelle. Par exemple, si votre conclusion est quelque chose comme « Chaque S est P », alors en vertu de cela, vous savez que chaque S individuel dans le monde a le prédicat P. Ainsi, il n’y a rien de particulièrement profond dans la critique d’Ibn Taymiyya, que Khan a cité ici au hasard. [24]
Les 7 catégories de jugements non inférentiels
Deuxièmement, la critique est à côté de la plaque parce qu’il n’y a personne dans la tradition islamique, notamment en logique, qui prétende que toute connaissance se limite à la forme syllogistique. Au contraire, les logiciens, les mutakallimūn et les falāsifa, utilisent des arguments déductifs, des arguments inductifs et des arguments analogiques. De plus, ils sont explicites sur le fait que les prémisses déployées dans les preuves déductives doivent être réductibles aux catégories suivantes de connaissances non inférentielles : (1) principes premiers (par exemple, il est impossible que quelque chose existe et n’existe pas) ; (2) perception sensorielle (« le dôme sacré est vert ») ; (3) introspection (« j’ai faim ») ; (4) prémisses intuitionnelles (par exemple, « 4 est un nombre pair ») ; (5) prémisses intuitives (par exemple, en voyant une éclipse lunaire, vous comprenez immédiatement que « la lune tire sa lumière du soleil ») ; (6) prémisses expérientielles (par exemple, « les aliments salés donnent soif »); (7) des récits largement diffusés (par exemple, « le Dôme sacré est vert » pour ceux qui ne l’ont pas vu directement).
En métaphysique et en théologie, la ligne de raisonnement procède de la manière suivante : nous devons d’abord savoir s’il existe une cause pour le monde, avant de poursuivre notre enquête pour essayer d’identifier quelle est cette cause. Pour ce faire, nous devons examiner les composants du monde, et nous pouvons utiliser des arguments déductifs, inductifs ou analogiques pour affirmer que le monde et tous ses composants sont d’origine temporelle et contingents. De cela, nous déduisons que le monde doit avoir une cause, car les êtres temporellement originaires/contingents ne peuvent exister sans cause. Il est évident que cela nous donne l’existence d’une cause dans la réalité objective, et pas seulement dans notre esprit.
Maintenant, même si l’argument ne nous dit pas quelle est cette cause, nous pouvons tout de même inférer qu’il y a une cause, c’est-à-dire précisément ce que nous faisons lorsque nous référons au Créateur, et par conséquent, tous les jugements que nous affirmons sur cette cause ne concernent que Lui.
Du fait que le monde a une origine temporelle, nous déduisons que Dieu est éternel ; du fait que le monde est contingent, nous savons que Dieu est un être nécessaire. Du fait que le monde existe, est spécifié de certaines manières plutôt que d’autres, est beau et conçu avec précision, nous déduisons que le Créateur doit avoir le pouvoir, la volonté, la connaissance et la vie. Ainsi, il n’y a rien dans ces types d’inférences qui nous empêche de démontrer l’existence de Dieu et certains de Ses attributs ; la vérité de la Prophétie ; et finalement, la véracité des principes de l’islam. Si le docteur Nazir Khan veut nous montrer que la logique est une discipline inutile, il doit faire un peu plus d’efforts.
La nécessité de la logique
Khan, n’ayant manifestement jamais étudié le sujet (ce n’est jamais une bonne idée de critiquer quelque chose que vous n’avez jamais étudié), ne parvient pas à comprendre un autre objectif très fondamental de la logique : fournir un système normatif qui régit nos inférences, afin d’éliminer les erreurs de déduction logique. Il nous fournit un langage, une forme et un cadre pour régler nos inférences de manière à y apporter de la clarté.
Le syllogisme n’est que cela : une manière d’exprimer et d’enrégimenter le raisonnement humain. Il n’est catégoriquement pas exhaustif de toutes les manières d’arriver à la connaissance inférentielle, et cela n’est revendiqué par aucun logicien. Aucun d’entre eux ne rejette les formes de connaissance non inférentielles ; aucun d’entre eux ne rejette le raisonnement inductif ; aucun d’entre eux ne rejette le raisonnement analogique.
En fait, c’est Rāzī, l’un des plus grands logiciens et penseurs de toute l’histoire de l’Islam, qui a explicitement soutenu que toutes les conceptions humaines sont acquises de manière non inférentielle (c’est-à-dire pas au moyen de définitions en soi), et en fait, en une version moins largement connue de son point de vue, il soutenait que toute connaissance conceptuelle et propositionnelle était acquise de manière non inférentielle.
Le processus du raisonnement humain, de ce point de vue, se produit par une série d’étapes non inférentielles, l’une après l’autre, et l’une des principales tâches de la logique syllogistique est de s’assurer que ces étapes sont justifiées et d’aider les êtres humains à avoir des discussions fructueuses. De même, une fois qu’un certain degré de logique est maîtrisé, et que nous nous engageons dans les sciences empiriques ou déductives particulières, nos conclusions seront beaucoup plus fiables.
Je ne saurais trop insister sur l’importance de la logique, dont les applications n’auraient pu être connues des logiciens musulmans du moyen âge. L’invention de l’ordinateur en est un exemple frappant, qu’un neuroradiologue devrait apprécier. Les mêmes formules logiques, découvertes pour la première fois par Aristote, Avicenne, Fakhr al-Dīn al-Rāzī ou Afḍal al-Dīn al-Khūnajī, sont la base sur laquelle fonctionnent le matériel et les logiciels de vos appareils numériques. Par exemple, ce qu’on appelait la logique des conditionnels (lawāzim al-sharṭiyyāt), est maintenant à la base de ce que l’on appelle en ingénierie informatique les portes logiques (par exemple, l’implémentation d’opérateurs logiques tels que ‘et’ ‘ou’ ‘non’ et ainsi de suite).
D’après ce qui précède, nous savons à quel point Khan se trompe lorsqu’il dit :
« Dans un raisonnement syllogistique (qiyās al-shumūl), la véritable source de la connaissance épistémique réside dans le raisonnement analogique (qiyās al-tamthīl) qui nous permet de transférer nos connaissances sur des choses connues vers de nouveaux objets. » [25]
Fitra : l’erreur d’Ibn Taymiyya
Ici, je voudrais ajouter quelque chose de très important que Khan et ses amis psychologues cognitifs semblent avoir négligé. Il est vrai que le raisonnement analogique est important dans les sciences empiriques, qu’il s’agisse des sciences sociales (telles que la sociologie et l’économie) ou des sciences physiques (telles que la physique et la chimie), mais le raisonnement analogique n’est pas suffisant pour expliquer de nombreuses autres formes de connaissance humaine.
Chacune de ces sciences empiriques doit reposer sur un ensemble de principes fondamentaux qui guident la recherche et l’interprétation de leurs résultats. De plus, l’appareil conceptuel présent dans ces sciences n’est pas non plus pleinement explicable en termes de raisonnement analogique. En fait, la perception sensorielle elle-même ne nous donne pas une connaissance pure : nous déployons toujours des concepts pour interpréter la perception sensorielle elle-même.
Il y a encore des raisons moins compliquées pour rejeter cette vision simpliste de la connaissance. Les mathématiques, par exemple, ne sont pas du tout une science empirique, mais c’est certainement quelque chose que nous appelons « connaissance ». Les mathématiques procèdent presque entièrement d’un raisonnement déductif. La logique est sensiblement la même. La logique inductive et déductive est également utilisée dans les sciences comme la grammaire, la morphologie et la sémantique-rhétorique.
Les sciences islamiques telles que le fiqh et uṣūl al-fiqh fonctionnent également selon un raisonnement déductif, inductif et analogique. Je veux dire, la justification même du qiyas (raisonnement analogique) en tant qu’instrument pour dériver des décisions juridiques est elle-même justifiée au moyen de la logique déductive .
La métaphysique, la plus fondamentale de toutes les sciences, est également une discipline déductive qui ne fonctionne pas selon le raisonnement analogique, même si elle s’en sert, tout comme elle peut recourir à des formes inductives de raisonnement. Le fait qu’il soit devenu populaire aujourd’hui d’exclure ces disciplines de la définition de la « science » n’y change rien. Maintenant, on comprend mieux pourquoi quelqu’un comme Ibn Taymiyya voudrait affirmer que toutes nos connaissances théoriques sont analogiques : c’est l’un des principaux modes de raisonnement dans les sciences empiriques.
C’est bien parce que les objets qu’étudient les sciences empiriques sont tous similaires les uns aux autres, et que des analogies directes entre eux sont par conséquent justifiées. Ibn Taymiyya, de même, croyait que Dieu partageait de nombreuses propriétés réelles avec la création,[26] Rappelons que nos arguments pour l’existence de Dieu nous donnent l’existence d’un Dieu qui ne subit pas de changements, n’a pas de propriétés contingentes, n’est pas dans un emplacement spatial, etc.
Une fois que vous avez rejeté le raisonnement déductif et rejeté les arguments en faveur de l’existence de Dieu, on peut faire appel à la fitra et au raisonnement analogique pour justifier une théologie radicalement différente de toutes les autres écoles de l’islam, notamment la théologie sunnite dominante partagée. par la grande majorité des musulmans.
Ghazali, le scepticisme et le Kalām
Comme c’est le cas pour tous ceux qui ont bu à la source taymiyyenne, Khan n’a pas manqué l’occasion de saper le plus grand héritage musulman : la tradition du kalām, méticuleusement travaillée et enrichie par des milliers de savants depuis l’aube de l’Islam. Ici, il convient d’ajouter quelques mots sur la mauvaise interprétation de Ghazali par le docteur Khan :
« Dans son autobiographie spirituelle, al-Munqidh min al-ḍalāl , al-Ghazali décrit comment il a surmonté sa propre lutte contre le doute pyrrhonien par l’expérience spirituelle et l’illumination plutôt que par l’argumentation philosophique. » [27]
Ce n’est tout simplement pas vrai. Voici ce que dit Ghazali concernant la façon dont le problème a été résolu et pourquoi il a même pris la peine de s’en occuper :
« Le but de ces histoires est (un encouragement) pour chacun de déployer tous ses efforts dans l’enquête jusqu’à ce qu’il arrive à ce qui ne peut être démontré, car les principes premiers (awwaliyyāt) ne sont pas démontrés, ils sont toujours présents, et si l’on cherche ce qui est présent, il s’obscurcit ; et celui qui cherche ce qui ne peut être prouvé ne peut être accusé de ne pas avoir épuisé toutes les voies de recherche de ce qui peut être prouvé. » [28]
À partir de ce dernier paragraphe de la discussion de Ghazālī sur le scepticisme dans le Munqidh , nous réalisons qu’il poursuit trois objectifs. Premièrement, que le problème du scepticisme ne se pose que lorsqu’on suppose que les principes premiers peuvent être prouvés par démonstration, c’est-à-dire de la même manière que les propositions inférentielles peuvent être prouvées. Mais l’hypothèse, même si elle n’est pas immédiatement évidente, s’avère fausse. Une fois que l’on abandonne cette position injustifiée, à savoir que toute croyance que nous avons doit être prouvée par un argument démonstratif, le problème du scepticisme radical disparaît.
Remarquez : il n’y a rien de mystique dans cette réponse au scepticisme. C’est un récit fondationnaliste standard, et il implique d’accepter, comme tous les mutakallimūn l’ont fait, les différentes catégories de non-inférence (ḍarūrī) de la connaissance comme étant justifiée, ou justifiable, par des moyens non inférentiels : (1) premiers principes rationnels (badahiyyāt) (2) perception sensorielle (maḥsūsāt), (3) introspection (wijdāniyyat) (4) prémisses naturelles ou évidentes (fiṭriyyāt) (5) inférences intuitives (ḥadsiyyāt), (6) expérience (mujarrabāt), (7) récits largement transmis (mutawātirāt).
L’enquête d’Al Ghazali
Deuxièmement, le succès ou l’échec de Ghazālī dans le Munqidh dépend de sa capacité à convaincre ses lecteurs qu’il a vraiment essayé toutes les options possibles à la disposition de l’humanité. Il en est même venu à examiner les croyances les plus élémentaires tenues pour acquises par tout le monde sans le moindre soupçon de doute. Ceci est étroitement lié à son troisième objectif, encourager les étudiants qualifiés (à qui son travail est dédié) à ne rien négliger dans leur quête de connaissances. Cette approche de la recherche rationnelle est elle-même une indication de sa sincérité dans le chemin vers Dieu.
De plus, contrairement à l’affirmation de Khan, Ghazali n’acquiert pas en fait la certitude en Dieu, la prophétie et le jour dernier par «l’expérience spirituelle et l’illumination», à moins que l’on n’inclue la pratique scientifique dans la définition de l’illumination. La deuxième crise de Ghazālī ne concernait pas des questions de scepticisme ou de croyance en Dieu ou en la prophétie; il s’agissait de savoir s’il vivait une vie sincère consacrée à Dieu, ou s’il cherchait simplement la gloire et le statut social, courtisé par des vizirs et entouré d’étudiants. Prenez note de la façon dont il se décrit avant d’entreprendre son séjour spirituel :
Grâce à l’engagement et à la pratique des sciences rationnelles et islamiques (al-‘ulūm al-‘aqliyya wal -shar’iyya), j’ai acquis une certaine croyance en Dieu l’Exalté, en la Prophétie et au Jour Dernier. Ces trois fondements de la croyance avaient été établis dans mon âme, non par une seule preuve, mais par de nombreuses causes, circonstances et expériences qui ne peuvent être énumérées. [29]
Encore une fois, Ghazali déclare que ses années d’étude des sciences islamiques, à savoir le kalām (la théologie), le fiqh (le droit et la jurisprudence islamique), uṣūl al-fiqh, (les fondements du droit) le hadith, le tafsīr (l’exégèse), le taṣawwuf (la mystique), etc., et les sciences rationnelles, telles que la logique, la théorie de l’argumentation et la philosophie, l’ont conduit vers une croyance inébranlable en Dieu, la Prophétie et le Jour Dernier. Le fait qu’il ait dit que cela ne s’est pas produit en raison d’un seul argument ne remet pas en cause le fait que l’étude de ces sciences l’ait conduit à cet état de certitude. Nulle part ici il n’affirme qu’il y est parvenu grâce à une expérience mystique, et dans les faits il serait très problématique qu’il le dise.
De plus, vers la fin de sa vie, longtemps après que Ghazali ait achevé son Iḥyā (Revivification des sciences religieuses), poursuivi son séjour spirituel et repris l’enseignement, il écrivit un ouvrage célèbre sur la science des principes juridiques (uṣūl al-fiqh). Dans l’introduction de ce livre, il explique le rôle de la science du kalām et sa relation avec les autres sciences. Considérez comment Ghazali explique ce que font les mutakallim et comment cette fonction se rapporte aux autres sciences islamiques :
Sachez que les sciences se divisent en rationnelles… et religieuses… et chacune des sciences rationnelles et religieuses se divisent en universelles et particulières. Ainsi, la science universelle pour les sciences religieuses est le kalām, tandis que toutes les autres sciences, comme le fiqh , uṣūl al-fiqh , hadith , tafsir , sont des sciences particulières. [30]
La prééminence ghazalienne pour la science du kalam
Ghazali continue ensuite à discuter de ce que chaque savant examine, jusqu’à ce qu’il arrive au mutakallim, qui «enquête sur la chose la plus générale, qui est l’existant ( al-mawjud ). Et il le divise en éternel et temporel ; et le temporel en atome et accident… Puis il examine l’éternel, et démontre qu’il ne se multiplie ni ne se divise comme le font les entités temporelles, mais qu’il doit être un, et distinct de toutes les entités temporelles avec des attributs qui lui sont nécessaires, et d’autres impossibles pour lui, et des jugements qui lui sont possibles, ou encore ni nécessaires ni impossibles…
Sur cette base, il démontre que la création ( fi’l) est possible pour lui, et que le Monde est son acte contingent, et parce qu’il est contingent il requiert une cause ; et envoyer des prophètes fait partie de Ses actes contingents, et Il a le pouvoir sur cela, et le pouvoir de démontrer leur véracité par des miracles, et cela est contingent et se produit. Et c’est à ce niveau que le discours des mutakallim s’arrête, et que la réflexion [indépendante] des intellects se termine. L’intellect montre la véracité du Prophète, puis se résigne et reconnaît qu’il accepte la vérité du Prophète concernant ce qu’il dit de Dieu et du Jour Dernier, ce que la raison seule ne peut pas atteindre, ni ne peut juger comme impossible. [31]
Ghazali poursuit en disant que « le kalām a donc le rang le plus élevé, et de celui-ci on descend aux particuliers». [32] Maintenant, étant donné sa description du kalām, je ne pense pas qu’il soit possible pour quiconque de prétendre que Ghazali ne croyait pas à l’efficacité de la raison ou à l’utilité de cette science. Deuxièmement, nous voyons que Ghazali reconnaît le kalām comme la science universelle de l’islam, dont toutes les autres sciences islamiques tirent leurs axiomes fondamentaux.
De plus, nous voyons à quel point la science est importante pour jeter les bases des sciences empiriques également, car elle nécessite l’étude de la cosmologie et de la physique, c’est-à-dire l’étude du monde et de tout ce qu’il contient, dans la mesure où elle indique les vérités de la révélation. Cela nécessite invariablement une analyse de la réalité physique qui peut ensuite être redéployée comme fondements de l’interprétation et de l’ancrage des sciences empiriques, etc.
Pour conclure : la science du kalām est fondamentale. L’islam est attaché à la connaissance et à la vérité ; il est attaché à la possibilité que la véracité de ses prétentions à la vérité puisse être démontrée ; la croyance la plus importante, sur laquelle repose tout l’édifice de la religion, est la croyance en Dieu. La nature humaine, c’est-à-dire la fitra, comprend la capacité de raisonner et la volonté de poser des questions et d’enquêter sur le monde, sur nos origines et nos objectifs ultimes.
L’expérience et la Révélation indiquent que la notion de fitra soutenue par Ibn Taymiyya est insuffisante à garantir ces fondations. Les musulmans ont beaucoup à perdre en adoptant cette approche. Quant à ceux qui disposent des ressources nécessaires pour mener des recherches en contribuant à revivifier cette tradition du kalam, cela est depuis longtemps devenu un impératif.
Abdurrahman Mihirig est doctorant en philosophie à l’Université Ludwig-Maximilian de Munich.
Notes :
[23] : https://www.mizane.info/la-fitra-une-refutation-ontologique-du-scepticisme-4-4/
[24] En fait, argumenter par analogie nous donne le même genre de conclusions. Par exemple, si quelqu’un dit « le vin est haram parce que c’est une substance intoxicante », puis fait une analogie avec la bière et dit « la bière est comme le vin, car c’est une substance intoxicante », ils peuvent conclure que « la bière est haram parce que c’est une substance intoxicante ». Remarquez que notre conclusion est également une proposition universelle à laquelle nous sommes parvenus au moyen de l’analogie.
[25] https://www.mizane.info/la-fitra-une-refutation-ontologique-du-scepticisme-4-4/
[26] En d’autres termes, si vous supposez que tout ce qui existe est en quelque sorte spatial et physique, qu’il est fondamentalement temporel et subit des changements, alors on peut valider l’analogie entre toutes les choses qui existent, y compris Dieu. Le problème est que la généralisation par analogie est souvent injustifiée à moins qu’elle ne soit restreinte à certaines conditions.
[27] https://www.mizane.info/la-fitra-une-refutation-ontologique-du-scepticisme-4-4/
[28] Ghazali, al-Munqidh min al-ḍalāl , éd. Aḥmad Shams al-Dīn, (Beyrouth : Dar al-Kutub al-ꜥIlmiyya, 1988) 30.
[29] Idem, 59.
[30] Ghazali, Mustasfa , vol.1, 12.
[31] Ghazali, Mustasfa , vol.1, 13-14.
[32] Idem, 16.
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