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Schuon : « Il ne s’agit pas d’inventer la vérité, il s’agit de s’en ressouvenir »

Schuon : "Il ne s’agit pas d’inventer la vérité, il s’agit de s’en ressouvenir"

Dans la préface de son livre « Soufisme, voile et quintessence », Frithjof Schuon souligne les enjeux doctrinaux qui se jouent autour des aspects absolus et contingents de l’islam. Un texte à lire sur Mizane.info.

« Voile » (hijâb) et « quintessence » (lubâb) : deux mots qui marquent une opposition dans l’ordre symboliste et doctrinal et qui se réfèrent respectivement à l’extérieur et à l’intérieur, ou à la contingence et à la nécessité.

En discernant dans le soufisme un «voile», nous l’entendons ici, non dans le sens tout à fait général qui s’applique à toute expression du transcendant, mais dans un sens particulier qui est propre au soufisme historique du fait de sa solidarité avec une psychologie confessionnelle et avec un tempérament ardent.

Aussi le terme d’« ésotérisme », dans ce cas, n’est-il pas totalement univoque; il doit s’interpréter à divers degrés ou sous différents rapports. C’est pour pouvoir rendre compte, sans entraves, du soufisme quintessentiel, que nous avons cru nécessaire de parler dans ce livre tout d’abord de certains voilements qui trop souvent empêchent de l’aborder sereinement et d’en dégager la véritable nature.

Quand on parle de « quintessence » doctrinale, il peut s’agir de deux choses : premièrement, de la partie la plus élevée et la plus subtile d’une doctrine, et c’est en ce sens que les soufis distinguent entre l’«écorce» (qishr) et la «moelle» (lubb) ; deuxièmement, d’une doctrine intégrale envisagée en ce qu’elle a de fondamental et de nécessaire, donc en faisant abstraction de tout revêtement et de toute superstructure.

Pour rendre compte du soufisme, on peut en effet se borner, soit à traiter du mystère de l’« unicité du Réel » (wahdat el Wujûd), soit à faire un «tour d’horizon» des éléments caractéristiques et partant indispensables de la doctrine globale ; il va de soi que les deux points de vue sont solidaires en principe, car chercher l’essentiel en lui-même, donc dans la simplicité, incite à le chercher aussi dans la complexité, et inversement. Le présent livre ne saurait dissocier les deux intentions.

D’aucuns ont pensé servir la réputation du soufisme, ou sauvegarder son mystère, en déclarant qu’il n’est pas un système comme les philosophies, qu’il se présente au contraire comme un ensemble de formulations et de symbolismes jaillis librement de l’intellect et de l’inspiration.

Or, outre que l’un n’empêche pas l’autre, nous ne voyons pas ce qu’il y aurait de péjoratif dans la notion de système : chaque cosmos, de l’ordre des astres jusqu’au moindre cristal, est un système en ce sens que chacun reflète l’homogénéité de l’ordre principiel ; l’univers est tissé de nécessité et de liberté, de rigueur mathématique et de jeu musical, de géométrie et de poésie.

Ce serait médire du soufisme que d’affirmer qu’il n’est en aucune manière susceptible de formulation systématique ; qu’il n’est pas, comme toute autre doctrine intégrale, un cristal qui capte la Lumière divine et la réfracte selon un langage à la fois particulier et universel.

Au demeurant, les expressions doctrinales ne sont pas censées être exhaustives, leur fonction étant simplement de fournir des points de repère pour une vérité complexe et en vue de l’inexprimable. C’est ce que les modernes n’ont jamais compris, eux qui reprochent aux anciennes doctrines d’être à la fois dogmatistes et insuffisantes; alors qu’en réalité une énonciation théorique ne peut être qu’une «indication allusive» (ishârah) dont les implications sont illimitées ; elles le sont dans la mesure même où la thèse est fondamentale.

Car il ne s’agit pas d’inventer la vérité, il s’agit de s’en ressouvenir. L’objectivité est l’essence de l’intelligence, mais il s’en faut de beaucoup que l’intelligence soit toujours conforme à son essence. En fait, l’objectivité apparaît comme la qualité — ou la condition — quasi morale de l’intelligence;
celle-ci n’est qu’habileté ou ingéniosité dès qu’elle se sépare de celle-là.

L’ingéniosité peut être intéressée, elle peut servir une thèse quelconque; mais l’objectivité, par définition, ne saurait s’engager arbitrairement; elle n’en a d’ailleurs nul besoin puisqu’aucun paradoxe secondaire ne peut nuire à la vérité essentielle dont elle rend compte.

L’homme peut avoir ses attachements, son instinct de conservation peut l’induire en erreur, et c’est pour cela que dans bien des cas, être objectif c’est un peu mourir; «il n’y a pas de droit supérieur à celui de la vérité».

Le présent livre contient des critiques qui à première vue ne sont nullement dans l’intérêt de sa thèse fondamentale, mais celle-ci n’a rien à craindre de constatations secondaires qui semblent la desservir, étant donné qu’une spiritualité ne saurait être substantiellement à la merci des imperfections humaines. « Si tu veux le noyau — dit Eckhart — tu dois briser l’écorce. »

Il y a un Islam «contingent» comme il y a un Islam «absolu». Afin de dégager le second de certains éléments discutables qui ne relèvent que du revêtement humain et non du Message en soi, nous sommes bien obligé de rendre compte du premier, d’autant que l’ésotérisme est en jeu; mais c’est de toute évidence l’Islam «absolu» qui nous importe, et c’est de lui que nous parlerons à partir du chapitre sur l’ésotérisme quintessentiel.

La distinction entre une dimension qui est «absolue» et une autre qui est « relative » vaut évidemment pour toute religion, mais c’est du seul Islam que nous entendons traiter dans ce livre. En tout état de cause, seule la pure Révélation véhicule de jure l’ésotérisme : «de droit» et non «de fait» seulement.

L’orthodoxie intrinsèque de l’Islam résulte de son Message : Dieu (Allâh), le Prophète (Muhammad), la Prière (Çalât), l’Aumône (Zakât), le Jeûne (Çiyâm), le Pèlerinage (Hajj); auxquels s’ajoute éventuellement la Guerre sainte (Jihâd). Dieu : l’Absolu est réel, c’est-à-dire qu’il est la Réalité (Haqq), l’Etre 5 nécessaire (el-Wujûd el-mutlaq), donc Ce qui ne peut pas ne point être alors que les choses peuvent être ou ne pas être; unique, Il exclut tout ce qui n’est pas lui; total, Il inclut tout ce qui est possible ou existant ; il n’y a rien qui soit « à côté » de lui, et rien qui soit «en dehors» de lui.

— Le Prophète : cette thèse énonce le principe même de la Révélation, de ses modes et de ses rythmes; s’il y a un Dieu et s’il y a des hommes, il y a nécessairement aussi les Messagers de Dieu.

— La Prière : de même, s’il y a un Dieu et s’il y a des hommes, il y a nécessairement un dialogue; il est donné par cette confrontation même.

— L’Aumône : ce principe résulte du fait que l’homme n’est pas seul, qu’il vit en société et qu’il
doit savoir, et sentir, que «l’autre» aussi est « moi » ; d’où la nécessité de la charité à tous les niveaux

— Le Jeûne : ce principe se fonde sur la nécessité du sacrifice; celui qui reçoit doit aussi donner, et en outre, le corps n’est pas tout, pas plus que le monde; l’esprit peut anoblir la matière mais celle-ci n’en est pas moins déchue.

— Le Pèlerinage : c’est le principe du retour à la source, au sanctuaire primordial ; donc aussi au cœur.

— La Guerre sainte : elle résulte du droit, et éventuellement du devoir, de défendre la Vérité; ésotériquement, ou même moralement, elle devient la lutte contre les ténèbres passionnelles et
mentales; il faut vaincre le culte inné du monde et du moi afin de s’intégrer dans le règne de la Paix (dar es-Salâm).

Tous ces principes, qui confèrent à l’Islam son caractère incontestable et son universalité, se retrouvent en nous-mêmes ; leurs manifestations extérieures tirent toute leur signification — métaphysiquement et contemplativement parlant — de leurs archétypes à la fois transcendants et immanents.

Frithjof Schuon

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