Dans sa Halte n° 21, l’émir Abd el Kader reprend la position d’Ibn Arabi concernant la validité de la profession de foi du Pharaon de Moïse, une position à l’encontre de l’avis prépondérant parmi les savants musulmans.
A propos des magiciens de Pharaon, Il a dit – qu’Il soit exalté ! – : « Ils déclarèrent : “Nous croyons en le Seigneur des Mondes, le Seigneur de Moïse et d’Aaron” ! » (Cor. 7, 121-122). Dans le Coran, par ailleurs, Il rapporte – qu’Il soit exalté ! – les paroles suivantes de Pharaon : « J’ai cru qu’il n’y a pas de dieu sauf Celui en qui ont cru les Fils d’Israël, et je suis d’entre les soumis » (Cor. 10, 90).
Les magiciens, dans leur profession de foi, ont ajouté Moïse et Aaron, sans s’en tenir seulement au Seigneur des Mondes, car on exigeait d’eux la confirmation de la mission de Moïse et d’Aaron, qui apportaient des obligations et des interdictions s’ajoutant à l’attestation de l’Unité.
Lorsque quelqu’un, en effet, est concerné par la mission d’un Envoyé, quel qu’il soit, l’attestation de l’Unité n’est pas à elle seule efficace, si elle n’est pas accompagnée de la foi en la mission de l’Envoyé et l’obéissance à celui-ci. Il lui est certes demandé de proclamer cette Unité lorsque l’Envoyé lui dit : « Proclame l’Unité », mais il ne s’agit pas ici d’une simple reconnaissance de l’Unité absolue.
En mentionnant Moïse et Aaron, les magiciens confirment les missions d’Envoyés de ceux-là tout en incluant la proclamation de l’Unité. Cette dernière, dans ce cas, revient à les suivre tous les deux et à se conformer à eux pour ce qui concerne la doctrine de l’Unité et le reste. Mentionner Moïse et Aaron revient implicitement pour eux à dire : « Nous ajoutons foi en le Seigneur des Mondes à cause de
l’ordre de Moïse et d’Aaron ».
C’est en cela qu’ils trouvent leur salut. En effet, la reconnaissance de l’Unité divine dépouillée de la foi en un Envoyé ne sert qu’à celui que les circonstances n’ont pas placé sous la dépendance d’un Envoyé, comme Zayd ibn ‘Amrû ibn Nufayl et ses semblables 1.
Du même ordre est la parole de Pharaon : « J’ai cru qu’il n’y a pas de dieu sauf Celui en qui ont cru les Fils d’Israël, et je suis d’entre les soumis » (Cor. 10, 90). Ces derniers désignent en fait Moïse, Aaron et ceux qui les suivaient 2.
Il s’agit là d’une proclamation de l’Unité divine, d’une reconnaissance de la Mission d’Envoyés de Moïse et d’Aaron, incluant une soumission à ce qu’ils ont apporté. Ce ne fut pas la foi du désespoir, car Pharaon avait été témoin du miracle accompli par Allâh – qu’Il soit exalté ! – en faveur de Moïse, et avait vu directement comment la Puissance de Dieu avait asséché la mer.
Il ne désespéra pas d’obtenir pour lui-même le même miracle en croyant en Moïse et Aaron, et Allâh – qu’Il soit exalté ! – énonce clairement que Pharaon eut une foi parfaite, puisqu’Il dit dans le Coran : « Maintenant, alors que tu étais rebelle avant » (Cor. 10, 91). Il ne lui reprocha qu’une chose : c’est d’avoir tardé à le croire.
La rébellion de Pharaon, en fait, ne tenait pas à une méconnaissance de la mission de Moïse et de sa véracité ; son désaveu venait seulement de la haute opinion qu’il avait de lui-même, alors que dans son for intérieur il savait 3. D’ailleurs, à propos de Pharaon et de son peuple, Il déclare – qu’Il soit exalté ! – : « Ils les nièrent (Nos signes) injustement et par orgueil, alors qu’ils les avaient reconnus avec certitude » (Cor. 27,14).
L’argument le plus fort qu’oppose celui qui affirme, contre nous, que la foi de Pharaon n’a pu être agréée de Dieu, est Sa Parole – qu’Il soit exalté ! – : « Et Allâh le saisit du châtiment de l’au-delà et d’ici-bas » (Cor. 79, 25). Mais, ce verset, Dieu m’a fait comprendre qu’il faut l’entendre de la manière suivante : dans la noyade furent réunis les deux châtiments pour Pharaon, de telle manière que, par la suite, il n’eut pas à subir le châtiment de l’au-delà. Cela me fut inspiré par projection directe.
Notre maître Muhyî ad-Dîn (Ibn ‘Arabî) a mentionné d’autres aspects de cette question : Pharaon n’en était pas à son dernier râle, pendant lequel la foi n’est plus acceptée ; le dernier râle étant l’unique et
ultime souffle expiré qui n’est plus suivi d’inspiration. Mais Pharaon eut l’occasion de prononcer beaucoup de paroles après sa profession de foi, selon ce qu’Allâh dit de lui dans le Coran, et Dieu Lui-même lui parla beaucoup 4.
Si la foi du désespoir n’est pas acceptée, c’est uniquement lorsqu’elle a pour but d’éviter le châtiment d’ici-bas. « Lorsqu’ils virent Notre rigueur, ils dirent : “Nous croyons en Allâh, Lui seul, et nous mécroyons en ce pour quoi nous étions associateurs” ! Mais leur foi ne leur fut d’aucune utilité dès qu’ils virent Notre rigueur.
C’est la manière d’agir qu’Allâh a toujours eu pour Ses serviteurs, et les mécréants furent perdants là-bas» (Cor. 40, 84-85) 5. Exception est faite pour le peuple de Jonas car, lorsqu’ils crurent, Allâh – qu’Il soit exalté ! – détourna d’eux le châtiment d’ici-bas. Le verset se termine par : « Les mécréants furent perdants là-bas » (Cor. 40, 85), où “là-bas” désigne une chose lointaine, qui est en réalité le Jour de la Résurrection, et les êtres humains concernés sont ceux qui sont morts mécréants, et non ceux qui sont morts croyants.
Éviter à ces derniers le châtiment d’ici-bas ne leur serait d’aucun profit, puisque Allâh – qu’Il soit exalté ! – a fait de cette épreuve un moyen de purification pour leur mécréance et leur obstination antérieures, comme c’est le cas pour l’application des peines légales en ce monde qui ne sont pas levées par le repentir. Le Prophète, bien qu’il eût attesté du repentir d’un accusé qui était tel, dit-il, qu’il aurait pu être partagé efficacement pour tous les pécheurs de la terre, n’en appliqua pas moins la peine de la lapidation.
Comment, par ailleurs, dire que la foi du désespoir n’est jamais acceptée lorsqu’on voit l’Envoyé d’Allâh – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – payer le prix du sang 6 pour les gens que tua Khâlid Ibn al-Wâlid 7. Lorsque celui-ci arriva chez eux, ils se mirent à dire : « Nous avons changé de religion ! Nous avons changé de religion ! » 8, au lieu de dire plus clairement : « Nous sommes entrés en Islam ! »9
.
Le Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – demanda à Usâmah : « L’as-tu tué après qu’il eut dit l’attestation ? » Usâmah raconta : « Il ne cessa de me répéter la question, au point que je souhaitai ne pas avoir fait profession d’Islam avant ce jour-là ! »10.
Quelqu’un demanda au Prophète : « Si un associateur, me rencontrant, m’avait frappé, coupé une main et ensuite attaché à un arbre, puis qu’il dise par la suite : “Pas de dieu sauf Allâh”, aurais-je le droit de le tuer ? » Le Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – lui répondit : « Si tu le tuais, tu serais au même niveau que lui avant qu’il atteste de l’Unité divine. »
Toutes ces Traditions sont authentiques, et si l’on prétend que la foi du désespoir n’est jamais acceptée, c’est que l’on n’a pas regardé cette question de près. Quiconque connaît Dieu connaît les Siens, et quiconque connaît Dieu par les hommes s’égare dans l’erreur à propos des choses importantes. Il se peut que quelqu’un, s’arrêtant à cette Halte se dise :
« Cette question ne me concerne en rien ! » Je ne l’ai mentionnée que pour qu’il prenne conscience de l’ampleur de la Miséricorde d’Allâh – qu’Il soit exalté ! – ; qu’il ne désespère pas, qu’il ne perde
pas courage, qu’il pense du bien de Dieu, et Dieu sera selon ce qu’il pense de Lui ! 11
Abd el Kader
Notes :
1 – Il s’agit de ces Hunafâ’ (sing. Hanîf ) qui avaient conscience de la doctrine de l’Unité par une tendance innée, et qui ne se satisfaisaient pas de ce que leur offraient les possibilités traditionnelles de leur environnement, tel Quss ibn Sâ‘idah al-Iyâdî, un poète originaire d’Iyâd (Bas-Euphrate). Le Prophète l’aurait rencontré à ‘Ukâz alors qu’il prêchait du haut de sa chamelle (pour certains, l’ajout de Quss à sonnom pourrait avoir une relation avec qass, qasîs ou qissîs qui désignent un prêtre, un pâtre à l’origine). « Zayd ibn ‘Amrû (ou ‘Amr) ibn Nufayl ne mangeait pas la viande des animaux offerts aux idoles et, ne trouvant ni dans le christianisme ni dans le judaïsme ce qu’il cherchait, disait : “Ô Dieu, si je savais quelle manière d’adoration Te plaît, je m’y conformerais, mais je ne la connais pas”, puis il se prosternait sur ses paumes. » Le Prophète se référait aussi parfois aux vers de Labîd et de Umayyah ibn Abî as-Salt sur la doctrine de l’Unité (Les citations et informations précédentes sont tirées de Muhammad Hamidullah, Le Prophète de l’Islam, sa vie, son œuvre, t. 1,p. 81, Paris, 1979). Ibn ‘Arabî (Futûhât, II, pp. 33 et 473 ; III, p. 378) revient à plusieurs reprises sur cette parole du Prophète : « Le vers le plus vrai prononcé chez les Arabes n’est-il pas celui de Labîd : “Toute chose excepté (khalâ) Allâh n’est-elle pas vaine (bâtil)” ? ».
2 – L’Émîr donne cette précision car le mot traduit par “soumis” est “muslim”, qui s’applique dans le Coran à une catégorie spirituelle générale, et non de manière restrictive aux seuls musulmans “historiques”. Le terme muslim est susceptible d’être envisagé à différents degrés (cf. René Guénon, Le Symbolisme de la Croix, ch. 25 ; al-Qâshânî, Commentaire de la Fâtihah, trad. Michel Vâlsan, Études Traditionnelles, 1963, n° 376, p. 92. L’occasion sera donnée de revenir sur le sujet).
3 – Il faut remarquer que la parole de Pharaon est une profession de foi, puisque le verbe employé est “croire”, et non une attestation ou témoignage (shahâdah). D’autre part, ce verbe est employé à l’accompli en arabe qui a valeur de passé, « J’ai cru (ou je croyais)… », ce qui confirme l’interprétation de l’Émîr.
4 – Sur la question de Pharaon, Michel Vâlsan écrit : « L’Égypte avait détenu aux temps patriarcaux le rôle de centre spirituel et d’“école prophétique” pour les traditions environnantes. Le séjour des Fils d’Israël en Égypte était normalement d’ailleurs une condition d’obédience traditionnelle et d’apprentissage spirituel. Ce sont les abus ravageurs du Pharaon de Moïse d’un côté, une certaine maturité spirituelle des Israélites d’un autre, qui déterminèrent la rupture dont fut chargé Moïse. Mais le cas de ce Pharaon même est tout
autre que celui d’un simple souverain tyrannique, car initiatiquement, selon Ibn ‘Arabî, il était un des Afrâd ; seulement il constituait un cas de fard monstrueusement retourné sur son moi individuel » (L’Islam et la Fonction de René Guénon, op. cit., p. 97. Cf. aussi l’article de Denis Gril, « Le personnage coranique de Pharaon d’après l’interprétation d’Ibn ‘Arabî », Annales islamologiques, t. 14, pp. 37-57, 1978 ; et Michel Chodkiewicz, Écrits spirituels, p. 33, Seuil, Paris, 1982). Il est intéressant de constater que la Satyayaniya Upanishad (section 37) considère que les vœux de sannyâsa (de renoncement total) ont encore toute leur effectivité et les grâces qui s’y rapportent, même lorsqu’ils sont prononcés au moment de l’agonie, tant que le souffle vital est encore présent dans la gorge.
5 – Le texte du Mawqif ne donne qu’une partie du verset 85 ; nous y avons rajouté ce qui permet d’appréhender le contexte.
6 – Il faut lire wadâ (“payer le prix du sang”) de Ms., plutôt que wârâ (“cacher”, “sceller”) des deux éditions, qui occasionne un contresens fâcheux. Rappelons que notre traduction est faite à partir des deux éditions : Dâr al-Yaqzah al-‘arabiyyah (Damas, 1966), Dâr el Houda (Alger, 2005) réalisée par M. Abdelbaqî Meftah, et du manuscrit publié en 1996 par la Bibliothèque d’Alger, que nous signalons respectivement par Éd. 1, Éd. 2 et Ms.
7 – Grand chef de guerre, génie militaire, appelé par le Prophète “le sabre d’Allâh”.
8 – « Çaba’nâ ! Çaba’nâ ! ». Le verbe çaba’a signifie généralement “changer de religion”, “apostasier”. Il comporte aussi le sens particulier de “se faire Sabéen”, qui ne peut être retenu dans ce contexte.
9 – L’évènement auquel il est fait référence ici est l’intervention de Khâlid Ibn al-Wâlid contre les Banû Jadhîmah. Cette affaire très compliquée a généré des avis divergents entre les compagnons du Prophète et, ensuite, entre les historiens qui l’ont relatée (cf. Ibn Ishâq, Muhammad, traduction, introduction et notes de ‘Abdurrahmân Badawî, tome 2, pp. 364-372, Albouraq, Beyrouth, 2001). Ce sur quoi l’Émîr veut insister ici, c’est que le Prophète a considéré comme valable la profession de foi des Banû Jadhîmah – puisqu’il paya le prix du sang –, alors que celle-ci eut lieu sous menace de mort et qu’elle ne fut même pas faite selon les formes.
10 – Usâmah ibn Zayd ibn Hâritha était un proche du Prophète. Lors de l’attaque des Banû Murrah, commandée par Ghâlib ibn ‘Abd Allâh, Usâmah rattrapa un homme qui s’enfuyait et qui, voyant fondre la mort sur lui, attesta : « Pas de divinité sauf Allâh ». Malgré cela Usâmah le tua. Devant le Prophète, il se défendit en arguant que cette attestation n’avait été prononcée que pour échapper à une mort certaine, ce à quoi le Prophète – qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! – répliqua : « As-tu ouvert son cœur pour savoir de source sûre s’il était sincère ou s’il mentait ? ». Usâmah regretta, au point de souhaiter ne pas avoir embrassé l’Islam avant ce jour, ce qui lui aurait évité cette situation terrible (cf. Ibn Ishâq, op. cit., tome 2, p. 548, et Mahmoud Hussein, As-Sîra, tome 2, pp. 506-508).
11 – Selon les termes du hadîth qudsî très connu qui fera l’objet du Mawqif 38.