Ecrivaine de Gaza, Asil Yaghi a été déplacée de son village d’Al-Masmeyya. Elle a étudié le droit et publié ses écrits sur le site internet ‘Gaza Stories’.
Le 7 octobre, la journée promettait de belles perspectives pour faire le plein de soleil et de vitamine D. Nos maillots de bain étaient prêts, nous nous étions mises d’accord sur la liste des courses à acheter et préparer. J’ai dormi chez ma meilleure amie, dont l’appartement est proche de la route de la plage, pour que nous fassions le chemin ensemble. Nous avons organisé nos affaires dans plusieurs sacs, nous sommes toutes les deux obsédées par le rangement, et nous n’avons terminé que tard dans la nuit.
Elle a dansé sur le morceau Substance, et je l’ai regardé sans pouvoir contenir mon rire, rigolant ensemble alors que j’essayais de la filmer, ce qui nous amuse toujours beaucoup. Nous nous sommes endormies, impatientes du jour qui nous attendait au réveil. A 6h30 du matin, la sœur de mon amie a surgi dans la chambre en criant : ‘réveillez-vous ! réveillez-vous ! La résurrection est arrivé !’. Nous l’avons regardé hébétées sans comprendre ce qu’il se passait, c’était loin de ce que l’on avait anticipé pour cette journée, et quelle résurrection pouvait bien avoir eu lieu ?
Son effraction a été accompagnée de nombreux tirs de missiles, comme jamais on en a connu. Après nous être résolues à avorter notre projet, elle a insisté pour que nous prenions le petit déjeuner ensemble, celui que nous avions imaginé partager sous les rayons du soleil. Mon frère est venu me récupérer immédiatement après, avant que la bataille ne commence réellement.
Je suis revenue à la maison en essayant de me persuader qu’il ne s’agissait que d’une escalade de plus, comme celles auxquelles nous avons été habitués cette année, mais quelque chose paraissait différant.
La guerre, ce grand mot. Combien la guerre nous terrifiait au début, je parle de la première agression, puis de la deuxième, la troisième et de la quatrième, et des escalades entre deux. Combien elle a pris de notre humanité, quand tuer l’autre est devenu facile et souhaitable, et parfois même, un devoir.
Extrait de l’éloge funèbre de l’écrivaine à son amie Nada Al-Dahshan, étudiante en pharmacie, tuée avec ses parents par l’occupation.
Elle me disait qu’elle ne laisserait pas l’année s’achever sans faire son pèlerinage de Omra, c’était son souhait le plus cher. Elle était sur le point de commencer à exercer son métier de pharmacienne, à se confronter au monde du travail, mais son amour profond pour les sciences l’a mise dans un état d’anxiété irrationnelle. Elle pensait à candidater à des bourses à l’extérieur, alors qu’elle entamait son dernier semestre à l’université.
Nada n’a rien vécu, elle n’a jamais quitté Gaza, elle n’a pas connu le travail et le sentiment d’indépendance financière qui l’accompagne. Elle n’a pas vu Ahmad Manasra ailleurs que derrière des barreaux, elle n’aura pas de fille, et elle ne l’appellera pas Leila. Elle ne verra pas les frères Gibran en concert, elle ne me verra pas tomber amoureuse pour la première fois, après tout le mal qu’elle s’est donné à me convaincre que l’amour est le plus beau sentiment.
Aujourd’hui ma mère a beaucoup pleuré, les pleurs de fatigue des opprimés. Tout le monde admire le fruit des merveilleuses mains de ma mère, et pourtant elle a pleuré après que le plat de Makloubeh ‘trompeur’ qu’elle préparait a brulé sans cuire. Elle a pleuré alors que ses talents de cuisinière n’étaient pas en cause, le plat a brulé faute de marmite adaptée. Nous n’avons pas trouvé d’ustensiles de cuisine après notre quatrième déplacement vers ce qui devait être un lieu sûr – Rafah.
La Makloubeh n’est pas la seule chose qui a brulé aujourd’hui, il y a d’abord eu mon cœur. J’ai croisé sur mon chemin un enfant tellement beau, âpreté de vêtements propres, qui portrait une petite marmite vers un lieu qui semblait distribuer de la nourriture. Il est arrivé alors qu’une foule agitait des marmites vides en l’air. J’ai pleuré ce matin-là comme je n’avais pas pleuré depuis le début de ce cauchemar, plus que toutes les fois où j’ai reçu des nouvelles déchirantes d’amis et de proches. J’ai pleuré parce que l’enfant riait, parce qu’à sa place j’aurai éclaté en sanglots, mais il a ri et a décrit la scène comme une ‘mort rouge’.
Est-ce que cet enfant a conscience de ce qu’il se passe ? Que voulait-il dire par une ‘mort rouge’ face à cette scène ?
Comment est-il reparti en riant ? Et comment peut-il rire en premier lieu, mon Dieu ?
Ma mère ne pleure pas parce que la Makloubeh est ratée, elle pleure parce que le plat a fini à la poubelle. Nous avons tout fait pour la convaincre que Dieu nous voit et connait notre situation, qu’il est témoin que nous avons essayé de manger, mais rien que nous puissions dire ne la consolait. Alors que j’essayais de la calmer en couvrant mes propres pleurs d’un léger rire, elle est partie les yeux pleins de larmes.
Elle a déplié un tapis de prière et a pleuré Dieu en implorant son pardon. Je suis restée là, choquée par la situation de ma mère. Alors qu’elle porte la douleur de la perte de sa famille, les plus chers et les plus proches du côté de ma mère, dans son cœur et le mien, elle pleure et demande le pardon de Dieu pour avoir jeté un plat à la poubelle !
L’idée que le monde ne se soit pas soucié de notre vie à Gaza ne me dérange plus ni ne me préoccupe. Que nous soyons ici, dans 360 kilomètres carrés sans rien savoir d’autre de la vie que le minimum qu’il faut pour survivre ne m’attriste plus, beaucoup n’y arrivent même pas. Mes rêves ne me poursuivent plus pour que je les réalise, d’ailleurs je n’ai plus de rêves. Je me suis débarrassée il y a peu de la culpabilité de ne pouvoir accomplir des choses impossibles à réaliser dans cette ville qui nous a été assignée comme une récompense, et que nous sommes tenus d’aimer et de mourir pour elle.
Je ne suis pas offensée par l’idée que nous sommes nés dans une boite d’allumettes qui s’ouvre et se ferme des deux côtés. Cela ne m’enrage plus que Gaza et la mort qui s’y trouve soit notre destin indiscutable. Je ne suis plus attristée par les scènes de mort et de destruction. Je ne suis plus en colère face à l’absence de justice sur terre et au retard de la justice divine. Ce qui me met en colère, m’attriste et m’enrage désormais c’est qu’ils ont choisi une arme plus puissante que tous les missiles et les explosifs qu’ils ont tirés sur Gaza durant notre vie. Ils ont choisi de nous affamer comme arme de guerre?
Le Nord a faim, le Sud a faim, le Nord est démuni et le Sud a sombré dans la folie.
L’occupant a-t-il décidé de manipuler la population en jouant sur ses instincts primaires, utilisant la faim pour nous pousser à quitter nos maisons, après avoir échouer à nous déplacer ? Ce plan a-t-il été mis en œuvre pour rendre Gaza non viable ?
Quelle collusion a paralysé nos vies et mis un terme à beaucoup d’entre elles ?
Quelle folie nous fait cogiter, ma famille et moi, sur un moyen de rassembler une somme suffisante pour traverser un mur de béton et un désert, équivalente au prix d’un voyage au Pôle Nord ? A quoi tien la négociation ? Quand le monde nous quittera-t-il ? Et quel est ce monde dans lequel aucune force n’est capable d’arrêter Israël ?
Jusqu’à quand la mort continuera-t-elle à se moquer de nous ? Les scenarios se succèdent. Des scenarios et des questions sans réponses.
Cette guerre aura réussi à nous faire prendre conscience du sens des choses et des conceptes. Le sens de la maison, celui des matins tranquilles, de l’eau et de la nourriture propres, les objets collectionnés et les cadeaux abandonnés, les baignades. Une réunion entre amis sur le balcon dont j’imagine chaque centimètre, le couloir à côté de la porte et la table décorée d’antiquités turques et palestiniennes, ma chambre avec sa lumière jaune et mon placard rempli de vêtements chauds, la tige de bambou dont je me suis souvenue alors que j’essayais de trouver ce qu’il faut d’eau pour qu’une personne puisse tenir une journée. Je me battais toutes les semaines avec ma mère en essayant de l’immerger, clamant que les bambous adorent l’eau, comment est-elle maintenant, après plus de trois mois ?
Je me surprends à me questionner : est-ce que l’eau est arrivée au milieu ou est-elle totalement asséchée ? Je conclus qu’elle a maintenant soif, et moi aussi.
La guerre extérieure est féroce et les guerres internes sont encore plus puissantes. La haine, le racisme, des personnes qui se sentent plus légitimes que d’autres à recevoir une portion de nourriture; sortir de la maison et devoir vivre et traiter avec le sentiment de supériorité de certains.
Je ne crois pas que la décision de quitter la maison était la bonne, et si je pouvais retourner 80 jours en arrière, je resterai seule, dans la chaleur de ma maison.
C’est mon souhait, même si son tendre toit devait s’effondrer sur moi.
Je le souhaite, même si je devais voler dans l’explosion de la Place de la Palestine. Mon souhait est de ne pas vivre une seule seconde au-delà de la vallée. Maintenant, nous sommes seuls, il nous reste les photos de notre maison et de notre vie dans la dignité. Ce qu’a dit Moreed Al Barghouthi est plus important que tout cela: ‘aucun absent ne reviendra entier, et rien ne sera rétabli comme il était”.
Asil Yaghi