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Al Ghazali : la connaissance secrète de l’âme

« Qui se connaît soi-même connaît son Seigneur ». Cet adage attribué au Prophète commande l’écriture du premier chapitre de « L’Alchimie du bonheur » (Albouraq), best-seller intemporel du soufisme, rédigé par la plume illustre d’Abou Hamid Al Ghazali, et consacré à la connaissance de l’âme dont Mizane.info publie en exclusivité le contenu.

Sache que la clé de la connaissance d’Allâh – que Son Nom soit exalté ! – est la connaissance de l’âme, conformément à Sa Parole : « Nous leur montrerons Nos Signes dans les horizons et dans leurs âmes, jusqu’à ce qu’il devienne évident pour eux que c’est la Vérité »11. Le Prophète – que Dieu répande Sa Prière et Sa Paix sur lui ! – a dit : «Celui qui connaît son âme connaît son Seigneur »12. Il n’y a rien de plus proche de toi que ton âme. Ainsi, si tu ne connais pas ton âme, comment connaîtrais-tu ton Seigneur ?

Si tu dis : « Je me connais ! », cela signifie que tu connais ton corps apparent, c’est-à-dire ta main, ton pied, ta tête et ton enveloppe charnelle, mais pas ce qui est à l’intérieur de toi, par exemple l’élément qui t’incite à chercher la dispute quand tu es en colère, à t’accoupler quand tu le désires, à chercher de la nourriture quand tu as faim et à boire quand tu as soif, or les animaux partagent avec toi ces mêmes instincts. Dois-tu connaître véritablement ton âme pour savoir qui tu es ? D’où viens-tu et comment es-tu arrivé ici ? Pour quelle raison as-tu été créé ? En quoi consiste ton bonheur et en quoi consiste ton malheur ? Certaines qualités ont été rassemblées dans ta réalité intérieure.

Parmi elles, il y a celles qui sont communes avec les bêtes (bahâ’im) ; celles qui sont communes avec les « animaux féroces » (sibâ‘) ; celles qui sont communes avec les démons (chayâṭîn) et celles qui sont communes avec les anges (malâ’ika). C’est l’esprit (ar-rûḥ) qui est ta substance véritable et tout le reste t’est étranger et n’est qu’un prêt. Tu dois savoir cela et savoir aussi que toutes ces catégories possèdent une nourriture et un bonheur qui leur sont propres. Le bonheur des bêtes est dans la nourriture, la boisson, le sommeil et l’accouplement. Si tu en fais partie, alors contente-toi de satisfaire le ventre et le sexe. Le bonheur des « animaux féroces » est dans l’assaut et le massacre [de leurs proies], et celui des démons est dans le complot, le mal et la ruse. Si tu en fais partie, alors fais ce qu’ils font.

Le bonheur des anges est dans la contemplation de la Beauté de la «Présence de la Seigneurie » (al-ḥaḍra al-rubûbiyya). Ni la colère, ni le désir n’ont une emprise sur eux. Si tu es de la même substance que les anges, alors efforce-toi de connaître ton origine (aṣl) pour découvrir la voie qui conduit à la «Présence divine » (al-ḥaḍra al-ilâhiyya), pour parvenir à la contemplation de la Majesté et de la Beauté divines et libérer ton âme des chaînes du désir et de la colère ; et pour savoir aussi pourquoi ces qualités ont été placées en toi. Allâh – que Son Nom soit exalté ! – ne les a pas créées pour que tu sois leur otage, mais pour qu’elles soient tes captives et pour que tu les asservisses afin de parcourir le chemin qui est devant toi. Tu dois faire de la première ta monture et de la seconde ton arme avec lesquelles tu pars à la chasse de ton bonheur.

Lorsque tu atteindras ton but, utilise-les alors pour résister à ce qui se trouve sous tes pieds et reviens vers le lieu où se situe ton bonheur. Ce lieu est le « lieu de séjour » (qarâr) [destiné] aux élus de la « Présence divine », alors que les degrés du Paradis sont le « lieu de séjour » des gens du commun. Tu dois avoir connaissance de ces « réalités suprasensibles » (ma‘ânî) pour connaître un tant soit peu ton âme. Ceux qui ne connaissent pas ces réalités n’obtiennent que l’écorce des choses [et non la Pulpe], car la Vérité reste voilée à leur égard.

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Si tu veux connaître ton âme, sache donc que tu es composé de deux éléments : Le premier est ce cœur (qalb) 13 et le second est appelé âme et esprit. L’âme est le cœur que tu connais par l’«œil intérieur » (‘ayn al-bâṭin) ; et ta vraie réalité est [ta réalité] intérieure, car le corps est le premier [mais il est en fait] le dernier, alors que l’âme est la dernière [mais elle est en fait la] première14. Elle est également appelée « cœur », mais il ne s’agit pas du morceau de chair situé dans la partie gauche de la poitrine, car même les animaux et les morts en ont un. Toute chose que tu vois avec ton œil extérieur fait partie du monde que l’on appelle : «Monde Visible » (ou du «Témoignage » : ‘âlam ach-chahâda).

Quant à la « réalité du cœur », elle ne fait pas partie de ce monde-là, mais elle appartient au «Monde Invisible » (ou du «Mystère » : ‘âlam al-ghayb). C’est pour cette raison qu’il est étranger en ce bas-monde. Ce « morceau de chair » est composé [de divers éléments] et toutes les parties du corps sont ses armées. Il est leur roi. La connaissance de Dieu et la contemplation de la Beauté de la Présence divine font partie de ses qualités. La responsabilité (at-taklîf) [des actes] lui revient et le Discours lui est adressé. Il est récompensé ou châtié, et le bonheur et le malheur l’atteignent. L’« esprit animal » (ar-rûḥ al-ḥayawânî) l’accompagne et le suit en toute chose. Connaître sa réalité et ses qualités est la clé de la connaissance de Dieu – que Son Nom soit glorifié et exalté ! –. Tu dois entreprendre une lutte spirituelle si tu veux le connaître, car il s’agit d’une substance précieuse du même genre que la substance des anges, et l’origine de sa source procède de la Présence divine. C’est de cet Endroit qu’il vient et c’est vers cet Endroit qu’il retournera.

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Quant à ta question : « Quelle est la réalité du cœur ? », sache qu’il n’y a pas plus dans la Loi révélée que cette Parole de Dieu – exalté soit-Il ! – : « Ils t’interrogent au sujet de l’Esprit. Dis : “L’Esprit procède du Commandement (amr) de mon Seigneur !” »15, car l’esprit procède de la « Puissance divine » et appartient au «Monde du Commandement ». En effet, Dieu – que Sa Puissance et Sa Majesté soient proclamées ! – dit : « Certes, c’est à Lui qu’appartiennent la création et le Commandement »16. D’une part, l’homme fait partie du «Monde de la Création » (‘âlam al-khalq), et d’autre part, il fait partie du «Monde du Commandement » (‘âlam al-amr).

Toute chose dont on peut mesurer les dimensions, que l’on peut quantifier et dont on connaît les modalités fait partie du «Monde de la Création ». Or le cœur ne peut être ni mesuré ni quantifié, et c’est pour cette raison qu’il n’admet pas le partage. S’il était possible de le partager, il ferait alors partie du «Monde de la Création »17 et il serait tantôt « connaissant », si on l’envisage du point de vue de la science, et tantôt « ignorant », si on l’envisage du point de vue de l’ignorance. Or il est impossible que la science et l’ignorance cohabitent dans une même chose.

D’un autre côté, il appartient au «Monde du Commandement », car ce qui est entendu par ce Monde, ce sont les « choses » qui ne sont ni mesurables ni quantifiables. Certains [savants et philosophes] pensaient que le cœur était prééternel (qadîm), mais ils se sont trompés. D’autres ont déclaré : « C’est un accident (‘araḍ) », mais eux aussi se sont trompés, car l’accident est la conséquence d’autre chose et ne peut pas survenir [et subsister] de lui-même.

En fait l’Esprit est le Principe (aṣl) de l’homme dont le corps est venu après, comment serait-il donc un accident ? D’autres [savants et philosophes] ont dit : « C’est un corps (jism) ». Mais eux aussi se trompent, car le corps admet le partage. L’Esprit que nous appelons cœur et qui est le siège de la connaissance de Dieu, n’est pas un corps ni un accident. Il est de la même nature que les anges. En fait, connaître l’esprit est une chose extrêmement difficile18, car il n’y a aucune voie dans la religion qui mène à sa connaissance.

Cette connaissance n’est pas nécessaire dans la religion, car celle-ci est avant tout un effort spirituel alors que la connaissance est le signe de la guidance, conformément à la Parole de Dieu – que Son Nom soit glorifié et exalté ! – : « Ceux qui auront lutté pour Nous, Nous les guiderons sur Nos chemins »19.

Quant à celui qui n’aura pas entrepris cette lutte, il n’est pas permis de discuter avec lui de la connaissance de la réalité de l’Esprit. Le premier principe de la lutte spirituelle consiste à connaître les armées du cœur, car l’homme qui ne les connaît pas n’est pas digne d’entreprendre cette lutte.

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Sache que l’âme est le vaisseau du cœur et que ce dernier dispose d’armées, conformément à la Parole de Dieu – que Son Nom soit glorifié et exalté ! – : «Et ne connaît les armées de ton Seigneur que Lui ! »20. Le cœur a été créé pour les œuvres de la vie future et pour chercher son bonheur. Son bonheur réside dans la connaissance de son Seigneur – que Sa Puissance et Sa Majesté soient proclamées ! – et la connaissance de son Seigneur découle de [celle] des œuvres de Dieu – exalté soit-Il ! – dont [le cœur] fait partie.

Mais la connaissance des merveilles du monde ne parvient au cœur que par la voie des sens. Mais les sens procèdent du cœur et le corps n’est que son vaisseau. Ensuite, [il faut connaître] sa « pêche » et son « filet ». Le corps ne subsiste que par la nourriture et la boisson, par l’humidité et la chaleur. Il est faible ; et il est exposé intérieurement à la faim et à la soif, et extérieurement, à l’eau et au feu. Il doit donc affronter de nombreux ennemis.

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Tu dois ensuite connaître les deux « armées » : 1) l’armée extérieure, à savoir le désir et la colère dont le siège sont les mains, les pieds, les yeux, les oreilles et les autres membres ; 2) l’armée intérieure, dont le siège est le cerveau et dont les [armes] sont l’imagination (al-khayâl), la méditation (al-tafakkur), la mémoire (al-ḥifẓ), le souvenir (at-tadhakkur) et l’estimation (al-wahm). Chacune de ces facultés a une fonction particulière et quand l’une d’elles faiblit, la condition de l’homme est affaiblie dans les deux mondes.

Ces deux armées sont situées dans le cœur et il en est le commandant. S’il ordonne à la langue d’invoquer, elle invoquera ; s’il ordonne à la main de saisir une chose, elle la saisira ; et s’il ordonne au pied de marcher, il marchera. Il agit de même avec les cinq sens afin de se protéger ; et il fait des provisions pour la dernière Demeure. C’est ainsi que la pêche devient fructueuse, que les transactions sont réalisées et que les germes du bonheur sont rassemblés. [Ces facultés] obéissent au cœur comme les anges obéissent au Seigneur – que Sa Puissance et Sa Majesté soient proclamées ! –, et ils ne s’opposent pas à ses ordres.

Al Ghazali

Notes :

4. L’alchimie du bonheur: c’est le processus de purification de l’âme par le renoncement aux mauvaises actions et l’accomplissement de bonnes actions. Jurjânî a dit: «L’alchimie des gens du commun consiste à échanger les biens éphémères de ce bas-monde contre les biens durables de la vie future ; et celle des gens de l’élite consiste à délivrer le cœur des créatures en privilégiant le Créateur » Cfr. Ta‘rifât, p. 189, DKI, Beyrouth.

5. Ghazâlî explique ici que l’Alchimie du bonheur se trouvant dans les «Coffres de Dieu», on ne peut y accéder qu’à travers la porte du Prophète, car étant récipiendaire de la Révélation, c’est lui qui illumine la Voie. Cela implique qu’il faut se représenter son image et son exemple durant les invocations et les actions. Comme l’a dit Ghazâlî, l’alchimie du bonheur se trouve dans les Coffres de Dieu et on ne peut l’obtenir que par l’intermédiaire du Prophète صلى الله عليه وسلم. C’est lui qui a transmis la Révélation [le Coran] et qui a illuminé la voie. Il faut donc s’orienter entièrement vers la présence du Prophète صلى الله عليه وسلم et se représenter mentalement sa personne durant les invocations et l’accomplissement des actes d’adoration, et il se chargera de purifier l’âme des gens du commun et des élus. Prendre cette alchimie directement des grands maîtres spirituels et des initiés n’est pas sans danger ni sans conséquences. Car les aspirants ne tirent profit des maîtres qu’en fonction des connaissances et des secrets de ces derniers; or les maîtres ne sont pas immunisés contre les aléas de la vie, ni contre les sautes d’humeur, et cela n’est pas sans conséquence sur le cheminement des aspirants. En revanche, le Prophète صلى الله عليه وسلم est infaillible, il est compatissant et clément envers les croyants. Prendre directement de lui est donc le moyen le plus sûr et sa présence dans notre esprit est l’assurance et la garantie du succès.

6. Coran 50 : 22.

7. Le hadîth où est évoqué le chiffre de cent vingt-quatre mille a été rapporté par Abû Umâma de la manière suivante : « J’ai demandé [au Prophète] quel était le nombre de Prophètes, et il m’a répondu : ‟Cent vingt-quatre mille dont trois cent treize Messagers, un nombre considérable” ». Cf. Abû Ḥâtim, Tafsîr, 963. ndt

8. Al-Kawr est la forge du forgeron. L’auteur entend ici qu’ils placent le cœur dans le four de la lutte spirituelle, c’est-à-dire qu’ils le purifient à travers les exercices comme le forgeron élimine la rouille du métal par le feu.

9. Coran 62 : 2.

10. Coran 73 : 8. À propos de ce verset, Tustarî (m. 283 H), le célèbre savant soufi fait le commentaire suivant: «Récite : « au Nom d’Allâh, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux ! » au début de ta prière, la grâce de cette formule te conduira à ton Seigneur et te coupera de tout ce qui est autre que Lui. Ndt

11. Coran 41 : 53.

12. Hadîth souvent mentionné dans les classiques du soufisme. Il est aussi cité par Suyûtî (Kitâb al-durar) et ‘Ajlûnî (Kachf al-khafâ’, n° 2532). Pour les grands Maîtres, ce hadîth n’est pas authentifié par sa chaîne de transmission mais par dévoilement intuitif. Abû al-Muẓaffar ibn al-Sam‘ânî dit dans ses Qawâti‘: «On ne connaît pas de chaîne de transmission de cette tradition qui remonte jusqu’au Prophète صلى الله عليه وسلم. On l’a rapportée des propos de Yaḥya ibn Mu‘âdh alRâzî. » Suyûtî a écrit une épître sur cette tradition intitulée : Al-Qawl al-ashbah fî ḥadîth man ‘arafa nafsah ‘arafa rabbah (L’opinion la plus probable à propos de la tradition : Celui qui connaît son âme connait son Seigneur).

13. Le cœur est appelé qalb en raison des nombreux renversements (taqallub) et changements d’état qui s’y produisent. ndt

14. Du point de vue du monde physique ou sensible, le corps est la première chose et l’âme la dernière, puisque le corps se manifeste avant l’âme dans le monde terrestre et qu’elle en disparaît après lui. Mais du point de vue du monde suprasensible, c’est l’inverse. ndt

15. Coran 17 : 85.

16. Coran 7 : 54.

17. Interrogé sur l’esprit, al-Qaḥṭabî a dit: « Il ne rentre pas dans la catégorie des choses créées par le Kun (Sois!) divin. » Pour lui, il s’agit donc d’une réalité vivifiante, or le vivant et le vivifiant sont des qualités de Celui qui vivifie, comme la création et la formation sont les qualités du Créateur. Ceux qui soutiennent cette thèse s’appuient sur cette Parole divine : «Dis : l’esprit procède du commandement de mon Seigneur. » (17: 85) Ils disent: Son Commandement est Sa Parole et Sa Parole est incréée. C’est comme s’ils disaient: le vivant est devenu vivant par Sa Parole : «Sois vivant! » L’esprit n’est pas une signification dans le corps, ou une réalité créée comme le corps. Voir Kalabâdhî, al-Ta‘arruf li-madhhab ahl al-taṣawwuf, p. 68, DKI, Beyrouth.

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