Mizane.info publie l’aphorisme 446 intitulé « Exposition universelle » extrait du livre « Le goût de l’inachevé » publié en 2017 par Fouad Bahri. En quelques lignes, l’auteur dresse un tableau condensé de notre temps, de ses maux et esquisse, en quelques mots, une voie susceptible d’y remédier : la culture de l’excellence.
Le constat de crise existentielle, morale et spirituelle que nous observons dans la vie des êtres se réclamant peu ou prou d’une tradition religieuse interroge à plus d’un titre et semble devoir s’expliquer de la manière suivante : nous avons fait le choix de vivre comme des pratiquants pour ne pas avoir à vivre comme des croyants.
Nos gymnastiques rituelles, rythmiques et quotidiennes se voient privées, à chaque instant, de leur inspiration originelle, de cette flamme de vie continuellement adoucissante qui lèche les parois de nos cœurs et éclaire sans relâche les immensités souterraines de nos âmes au détriment d’élégantes bâtisses extérieures savamment agencées pour le plaisir des regards, mais élaborées de matériaux de fortune sans consistance, sans valeur et imbriqués les uns sur les autres dans un artifice des plus disgracieux.
La spiritualité religieuse, la consolidation de la foi, la quête de la proximité divine, ces modalités graduelles et authentiques de la participation à l’être, impliquent la condition suivante : la conscience permanente pour l’Homme de sa dépendance envers Dieu, une notion désormais incompréhensible pour l’Homme moderne et postmoderne qui a cru illusoirement pouvoir s’affranchir de la tutelle divine. Cette conscience aiguë de la soumission à Dieu ouvre la voie pour l’Homme d’un nouvel ordre cosmique, horizon sans équivalent mais qui, dans sa radicalité même, interdit toute espèce de compromission spirituelle.
« La vraie piété doit savoir et pouvoir défier la pauvreté »
Une fois saisie dans sa nature profonde, la relation qui lie l’Homme à Dieu ne peut plus faire l’objet d’aucune rétractation. Les atermoiements continuels en ce domaine y font office de chute et les chutes, d’avilissements permanents. Ce constat dépasse largement le cadre de la conscience individuelle bien que ce cadre suffise en réalité à le résoudre. La médiocrité ambiante qui résulte de ce climat d’atrophie spirituelle est assurément elle-même démultipliée par les croyances séculaires de l’époque qui, toutes sans exception, font l’éloge de l’hyper-individu, nourrissent ses ambitions et ses aspirations vers plus d’épanouissement matériel, social et vénal.
La mode est à l’expression impudente du narcissisme et les voies proposées par les digitalités numériques ont achevé d’enterrer définitivement l’espoir, du moins en ces lieux factices, de bâtir une personnalité authentiquement fondée sur l’expérience religieuse de l’Homme, la moisson d’une telle expérience étant pourtant de nature à édifier le genre humain.
Mais la vraie piété doit savoir et pouvoir défier la pauvreté si elle espère s’affranchir des marécages sociaux qui se dressent sur sa route en effectuant, le cas échéant, l’envol de l’ange, le saut de la foi, le plongeon dans l’inconnu divin : cette assertion, toute aussi radicale, suffit à elle seule à expliquer la carence profonde en piété caractéristique de notre siècle qui se veut prévoyant, calculateur, et ne conçoit rien hors de l’abondance et du conformisme mesquin.
« L’adoration du Moi a stérilisé la terre de l’amour »
Les alliances familiales et les unions maritales ont elles-mêmes périclité pour la même raison : on convoite l’Autre pour soi-même et sans autre considération que celle de son intérêt, le face à face des Moi(s) faisant figure d’un remplacement précaire et inaccompli d’un Nous social. La magnanimité n’est plus qu’un antique souvenir.
Fonder un foyer, bâtir une famille et léguer un héritage moral, intellectuel et spirituel ne sont plus des finalités poursuivies prioritairement : la recherche exclusive du bon plaisir, de la jouissance, du bien-être pécuniaire, et parfois même de la préférence nationale s’y sont substituées, et à la famille comme entité autonome, comme création vitale, on a préféré l’addition hasardeuse d’individus liés seulement par l’affection, le plus fragile de tous les liens.
L’absence de projets collectifs et la perte du sens commun, de l’appartenance commune, sont les marqueurs forts de cette décadence que certains persistent à nous vendre comme la conquête d’une
liberté magistrale qui aurait été difficilement obtenue. Le patronyme même n’est plus revendiqué, la filiation disparaît et l’avenir des Nations se voit compromis. L’adoration du moi, de soi à soi, a définitivement stérilisé la terre féconde de l’amour, vidé son écorce sociale, pétrifié puis fissuré sa glèbe. Trop plein de nous-mêmes, nous ne savons plus aimer, ni faire société.
Telles sont les caractéristiques de notre nihilisme contemporain, dont le terrorisme ou la guerre, leurs fruits les plus amers, se sont révélés être, dans leur violence même, des facteurs d’accélération de l’Histoire. Les traumatismes historiques agissent naturellement comme des moteurs qui offrent, sur le plan individuel ou collectif, l’impulsion nécessaire pour un changement d’ère. Ces traumatismes refoulés reviennent à la surface et après avoir procédé à une fusion complète de l’être individuel ou social au moyen d’une réduction précaire et violente à une unité pathologique de circonstance, fusion indispensable et processus de différenciation destinés à mettre un terme temporaire à la diversité et l’hétérogénéité de l’être et rendre possible le passage à l’étape suivante d’un processus de mutation violente, ces traumatismes se projettent, et leur milieu avec, dans un bond en avant dont les points de départ et les points de chute sont par nature imprévisibles.
La maîtrise des sens, la culture des instincts, l’éducation des passions et l’exécution des idées sont ce à quoi tendent les esprits nobles. Loin de l’agitation du monde, ils savent pilonner l’adversité dans son mortier et faire de sa poudre une épice capable d’agrémenter les mets, les mots.
Fouad Bahri