Quelle est la différence entre le Soi et le Moi ? Philippe Moulinet répond à cette question dans le tome II de sa somme consacrée aux rapports entre l’œuvre de Heidegger, Molla Sadra et Prajnanpad. Mizane.info publie un extrait de cette œuvre exceptionnelle.
Une question me fascine depuis mon adolescence. Quand je m’interroge sur moi-même, qui est celui qui répond « moi » ?’ C’est la question du moine zen Bassui1 . Sa manière de la poser nous fait bien sentir qu’il ne s’agit pas pour lui d’une question intellectuelle, d’un simple jeu de l’esprit. C’est une question existentielle qui l’engage tout entier. Une question de vie ou de mort, dont la solution peut seule donner un sens à notre carrière humaine. Il a ‘concentré son esprit sur un seul problème : Qui est Celui qui voit et qui entend ? Quel est notre propre Esprit’2 . La question de l’esprit est la plus difficile qui soit.
On admet facilement qu’il faut plus de sept ans pour former un maçon ou un menuisier, mais quand il s’agit de la question de l’Esprit, du Soi, du moi, de l’être, on pense que tout un chacun peut valablement se prononcer en exerçant les facultés de la raison qui est, comme on le sait, la chose du monde la mieux partagée. Pourquoi est-il si ardu de voir dans notre propre esprit ? Parce que le moi est ce qui nous est le plus proche. La proximité est une voile : nous ne voyons pas les lunettes que nous avons sur le nez, nous cherchons le collier que nous avons autour du cou.
Il n’est pas conseillé de laisser un médecin soigner quelqu’un de sa famille : les affects risquent de troubler son diagnostic, de faire trembler sa main au cours de l’opération. La connaissance veut de la distance, du recul. Voilà pourquoi le poète écossais Robert Burns a dit : ‘ O would some power the giftie gie us to see ourselves as others see us’. Puissions nous être doués du pouvoir de nous voir nous-mêmes comme les autres nous voient.
Affects et cogitations
Il ne suffit pas de dire que le moi nous est proche, car la proximité laisse subsister l’idée de distance. Le moi nous le sommes. Cet étant que nous appelons ‘moi’ nous le sommes à chaque fois nous-mêmes, nous faisons corps avec lui, nous ne sommes pas seulement intimes ou proches, nous sommes un. Voilà ce qui rend son accès difficile car nous ne pouvons nous extraire de nous-mêmes pour nous regarder du dehors, nous considérer objectivement. Un autre cause de distorsion réside dans l’habitude prise de considérer le moi comme un instance cognitive, un centre d’observation et de raisonnement. Dès que nous réfléchissons sur l’esprit nous avons tendance à l’interpréter comme un lieu d’appréhension objective de la réalité.
Dans le raisonnement cartésien l’ego est pris comme cogito, comme pensée qui coordonne les données de la conscience de manière neutre, positive, scientifique. Le moi serait une centrale de perception, un poste d’observation, qui met à son service ce qui est devant, une force d’obligation, qui ligature ce qui se présente devant elle par les règles de la logique. C’est une erreur qui nous entraîne loin de la réalité. Le caractère premier du moi n’est pas la pensée mais l’affect. Même pour Descartes ‘le Moi, l’Ego est, res cogitans : une res, un quelque chose (aliquid) qui pense, c’est-à-dire qui représente, qui perçoit, qui donne ou qui refuse son assentiment, mais aussi qui aime, qui déteste, qui désire, etc. Descartes désigne sous le nom de cogitationes toutes ces manières d’être.
Le Moi est quelque chose qui a de telles cogitationes’. Le moi n’est pas premièrement mental mais sentimental. Il commence par sentir, ensuite il pense. Il part du sentiment et conceptualise après coup. Le premier mouvement vient du ressenti. La pensée se forme dans un second temps. La base du moi est affective. Le moi ne fonctionne pas du tout sur la base de la discrimination entre ce qui est vrai et ce qui est faux, mais sur la base d’un duel entre : j’aime / je n’aime pas : assentiment / dissentiment, ressentiment. Quand l’enfant est dans le ventre de sa mère ‘c’est un état d’uniformité : même température, même posture, ce n’est qu’un objet. Dès qu’il naît cependant les variations de l’intensité de la lumière, de l’air, de la température, des bruits qui surviennent dans l’atmosphère extérieure, lui donnent des chocs. Il en aime certains et d’autres pas. Mais ces chocs sont simplement reçus : les sons sont entendus par les oreilles, les objets sont vus par les yeux. Il n’y a pas de conscience sous la forme de « j’entends » et « je vois ».
Du petit au grand djihad
Graduellement, toutes ces expériences sont enregistrées en un lieu unique : « quelque chose » est vu ou entendu et ainsi de suite. La conscience de ce « quelque chose » est ce qu’on appelle le « moi ». Et l’instance par laquelle cette conscience de « moi » est acquise s’appelle le « mental ». C’est ainsi que le mental apparaît. Plus tard, le mental continue de se développer. « Je » suis petit ou grand, de teint sombre ou clair, homme ou femme, j’ai des goûts et des dégoûts, une caste, une famille etc. Au début, toutes ces choses sont acquises ou apprises. N’est-ce pas ?
Plus tard, elles laissent leurs marques sous formes de samskaras (de prédispositions) dans le mental et alors, que vous en soyez conscient ou non, elles influenceront votre esprit sans que vous le sachiez. Bien et mal n’équivalent pas du tout à vrai ou faux, mais à j’aime/je n’aime pas. Le moi se caractérise par cette ambivalence. Le moi c’est la conscience, et il y a une bonne et une mauvaise conscience. Il n’y a que Dieu qui puisse les départager. ‘Vive est la parole de Dieu, efficace, plus tranchante qu’une épée à deux tranchants, elle pénètre jusqu’au point où elle sépare l’âme de d’esprit, les jointures et les moelles. Elle discrimine les désirs et les pensées de l’homme. Il n’est rien dans la création qui puisse être caché à Dieu.
C’est en ce sens qu’il faut entendre la parole de Jésus : ‘Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. C’est l’épée de la discrimination qui sépare l’âme de l’esprit. Le Prophète de l’Islam prononça cette parole au retour d’une expédition militaire : ‘Nous sommes revenus de la petite guerre sainte à la grande guerre sainte. Sankarâchârya a donné à l’Inde le Viveka-çuda-Mani, le livre intitulé, « Le plus beau fleuron de la discrimination ». Shankara y explique qu’il s’agit de ‘la discrimination entre le Soi et le non Soi qui aboutit finalement à l’état de constante identité avec Brahman. Il y a une première étape, de discrimination, qui vise à séparer radicalement l’âme de l’esprit, puis un mouvement d’unification qui aboutit à leur mariage. ‘Personne, dit Tauler, n’entend mieux la vraie distinction que ceux qui sont entrés dans l’unité. Il n’y a pas d’unification véritable sans discrimination préalable.
Comment séparer l’âme de l’esprit. C’est une opération très difficile car l’âme ou le moi imite l’Esprit ou le Soi. Les gens du moyen âge disaient que « le diable est le singe de Dieu ». Il cherche à imiter Dieu, à se faire prendre pour Lui, à Le contrefaire. Satan n’est pas seulement une force d’opposition à Dieu, il cherche à Le remplacer, à se mettre à Sa place, en tentant de, en donnant l’apparence d’être comme Lui. Ce n’est pas une opposition frontale mais une séduction. Ces deux forces sont en nous. Comment les reconnaître ? Il est difficile de les identifier car nous sommes un seul et même être, un seul moi. Quand je dis ‘Moi’, je me sens Un, je ne me divise pas en Moi esprit et Moi âme. Où réside la ‘jointure’, ou se trouve l’articulation ? Une situation vécue vaux mieux que mille explications pour nous faire voir. Nous irons la chercher dans l’Iran du XIe siècle.
L’immédiateté du Soi
Un des disciples de sheikh Abû Sa’id Abul Khayr raconte : « Au cours d’un hiver glacial, je me rendais avec le sheikh Abû Sa’id de Nishâpour à Tûs. Le froid était si vif que les piéd.s du sheikh le faisaient souffrir. J’avais avec moi une très belle serviette, grande et chaude. Je pensai à la déchirer et à en donner la moitié au sheikh pour qu’il en entoure ses pied.s pour les protéger. Mais je ne pus m’y résoudre, car le tissu en était très coûteux. Une fois arrivés à Tûs, un jour où nous nous trouvions ensemble, j’interrogeai le maître : « Sheikh ! quelle est la différence entre l’inspiration divine et les susurrations de Satan ? Comment peut-on les distinguer ? » Le sheikh répondit : « L’inspiration divine, c’était de donner la moitié de ta serviette pour que les piéd.s de ton maître ne soient pas gelés, et la suggestion diabolique, c’est ce qui t’a empêché de le faire.
Cette histoire illustre à merveille la différence, qui tient à rien, entre l’âme et l’esprit, entre calcul mental et présence d’esprit. L’action de donner, et la réaction de retenir la pièce d’étoffe, ont lieu dans le même être. Il y a un premier mouvement, du cœur, contrarié par le moi pensant. ‘Vous ne suivez jamais votre premier mouvement parce que c’est le bon’ disait Talleyrand. Ces deux mouvements de don et d’abandon ont lieu dans le même être. Mais ce n’est pas vraiment le même. Cet exemple nous met de plain pied. avec la vision centrale de Molla Sadra suivant laquelle le même être peut exister à différents étages, à des niveaux de présence qualitativement différenciés. Il peut partir d’une intention divine puis agir comme un démon. ‘Y a-t-il plusieurs manières d’exister ? L’exister est-il multiple ?’ Certainement.
Il y a un mode d’être spontané qui est le propre du Moi Instantané dont nous parlait Valéry. Tout ce qu’il fait sort du cœur, sans arrières pensées. Il existe maintenant, il fait un avec l’être dont il tient la main. ‘Et il ne faut pas qu’on y regarde à deux fois, il ne faut pas qu’on réfléchisse, même en dedans, avant de tendre et de serrer une main. Il faut que de tendre et de serrer une main, de serrer une main tendue, soit aussi prompt, aussi prêt, aussi invincible, aussi irrécusable, irréfrénable, que soi-même on ne puisse pas s’en défendre, qu’on n’y pense pas, aussi immédiat, aussi neuf, même intérieurement, aussi jailli, fasse un geste aussi instantané, et non pas seulement aussi spontané, un geste aussi neuf, aussi joyeux, la joie d’une retrouvaille, aussi sans (aucune) arrière-pensée, et sensiblement aussi sacré que l’était dans les siècles chrétiens de faire de la main droite le signe de la croix.
Le Soi spirituel est immédiat, simple, direct, plus que spontané : instantané. Sa nature est l’enthousiasme. Il est ravi, transporté par un élan divin. Puis le moi calculateur se ravise, révise sa position, annule l’intérêt porté à la chose par un mouvement rétrograde, de rétraction, de retraite. On dit que le moi retire sa parole, reprend la parole donnée. C’est contre ce mouvement rétractile que le cheikh nous met en garde : ‘Anecdote : On a rapporté qu’un jour le shaykh Bu Sa’id se trouvait au local des ablutions et qu’en se lavant et se purifiant, il appela Hasan Moaddib et lui dit : « Viens, enlève-moi ce manteau, vends-le et achètes-en des sucreries pour les derviches. » En partant sur l’ordre du Shaykh, Hasan lui dit : « Y aurait-il un inconvénient à ce que tu achèves d’abord tes ablutions ? » Le Shaykh répondit : « Il ne faut pas attendre, car Satan pourrait me détourner de cette décision. »
La réaction de la pensée
Par ce point subtil, le Shaykh lui montra que dès qu’une pensée inspirée par Le Miséricordieux vient à l’esprit, il faut se hâter de la mettre en exécution. A contrario, donc, le moi « égoïste » est le moi « réfléchi ». Il ne vise pas haut, il révise sa position à la baisse. Il y a chez lui un mouvement coupable de fléchissement, d’abattement, de récupération, de repli. La différence entre Soi et moi tient à rien, à 30 centimètres, de la tête au cœur. Je vois ce qu’il faut faire mais aussitôt je me reprends, je me détourne de mon intention première, inconsciemment. Ça se passe en un clin d’œil : Ainsi parle Dhrarashtra dans le Mahabharatha : « Je sais ce qu’est le Dharma mais je n’ai pas d’inclination à l’accomplir. Je sais ce qu’est le non Dharma et je suis incapable de m’en empêcher. Une force inconnue me donne des ordres dans mon cœur et je me sens poussé à agir en conséquence ». Le moi c’est l’inconscient. La distinction entre le Soi et le moi devient évidente par leurs manières d’être. Ce que nous avons dit permet de mieux les cerner.
Dans le langage de Swami Prajnanpad, le Soi est celui qui perçoit, qui voit, le moi est celui qui pense. Je vois instantanément ce que je dois faire mais quelque chose me retient d’agir. Cette chose c’est la pensée. La pensée n’est pas une action mais une réaction. ‘L’individualité est « conscience » ; conscience n’est pas activité mais suite de réactions où « nous », qui n’avons pas le pouvoir d’être ce que nous voulons quand nous le voulons, sommes fatalement impliqués. Le Soi est Présence d’esprit qui voit et agit, le moi est conscience qui pense et réagit. Disons encore : le Soi est Celui qui dit « oui », le moi est celui qui ajoute « mais ». Oui mais… Le mais montre que l’émotion n’est pas d’accord. Le cœur ne suit pas son mouvement foncier. Il est gêné, empêché, handicapé par la pensée. La vision est voilée par la pensée. ‘La vérité est si simple, si facile. Un seul mot la contient : « Oui ». Le cœur dit oui mais le mental crée l’abîme du non.
Jean Philippe Moulinet