« L’injustice est une épreuve, mais l’épreuve n’est pas une injustice ». C’est par ces mots que Frithjof Schuon introduit le chapitre « dimensions de la vocation humaine » consacré au sens de l’épreuve, chapitre extrait de son ouvrage « L’ésotérisme comme principe et comme voie » à lire sur Mizane.info.
L’injustice est une épreuve, mais l’épreuve n’est pas une injustice. Les injustices viennent des hommes, tandis que les épreuves viennent de Dieu ; ce qui, de la part des hommes, est injustice et par conséquent mal, est épreuve et destin de la part de Dieu. On a le droit, ou éventuellement le devoir, de combattre un tel mal, mais on doit se résigner à l’épreuve et accepter le destin ; c’est dire qu’il faut combiner les deux attitudes, étant donné que toute injustice que nous subissons de la part des hommes est en même temps une épreuve qui nous arrive de la part de Dieu.
Dans la dimension horizontale ou terrestre, on peut échapper au mal en le combattant et en le vainquant ; dans la dimension verticale ou spirituelle par contre, on peut échapper, sinon à l’épreuve en soi, du moins à sa pesanteur, et cela en acceptant le mal en tant que volonté divine tout en le transcendant intérieurement en tant que jeu cosmique, comme on peut transcender spirituellement n’importe quelle autre manifestation de Mâyâ. Car le vacarme du monde n’entre pas dans le divin Silence, que nous portons au fond de nous-mêmes et dans lequel s’éteignent ou se résorbent, tels les accidents dans la substance, et le monde et le moi.
L’homme a le devoir de se résigner à la volonté de Dieu, mais il a au même titre le droit de dépasser spirituellement la souffrance de l’âme, dans la mesure où cela lui est possible ; et cela n’est pas possible, précisément, sans l’attitude préalable d’acceptation et de résignation, qui seule dégage pleinement la sérénité de l’intelligence et qui seule ouvre l’âme au secours du Ciel.
Il est plausible que Dieu puisse nous envoyer des souffrances afin que nous saisissions d’autant mieux la valeur de sa Grâce libératrice, et que nous nous efforcions avec d’autant plus de ferveur à répondre aux exigences de sa Miséricorde. Quand l’homme ignore qu’il est en train de se noyer, il ne se donne pas la peine d’appeler au secours ; or le salut est fonction de notre appel, et il n’y a en définitive rien de plus consolant que ce cri de confiance ou de certitude.
Il importe de ne pas confondre les deux dimensions nous venons de parler : que Dieu nous envoie une épreuve n’empêche pas que sur le plan humain cela puisse être une injustice ; que les hommes nous traitent injustement n’empêche pas que ce soit justice de la part de Dieu. Il faut donc éviter deux erreurs : croire qu’un mal est, sur son plan même, un bien parce que Dieu nous l’envoie, ou parce que Dieu le permet, ou parce que tout vient de Dieu ; et croire qu’une épreuve, en tant que telle, est un mal parce que sa forme l’est et parce que nous en souffrons.
Il serait faux également de croire que nous méritons directement une injustice parce que Dieu la permet, car s’il en était ainsi, il n’y aurait pas d’injustice et les injustes seraient des justes ; il serait tout aussi faux de s’imaginer que nous ne méritons pas une épreuve parce que nous n’avons rien fait qui logiquement l’ait provoquée.
En réalité, la cause de l’épreuve est inscrite dans notre relativité même, donc dans le fait que nous sommes des êtres contingents ou des individus ; point n’est besoin d’avoir recours à la théorie transmigrationniste du karma bon ou mauvais pour savoir que la contingence implique des fissures, et cela dans la succession aussi bien que dans la simultanéité.
La possibilité cosmique qui fait l’individualité est ce qu’elle doit être, dans sa limitation aussi bien que dans son contenu positif et dans ses chances de se transcender : finie et passible dans ses contours elle est infinie et impassible en sa substance, et c’est pour cela que les épreuves portent en elles la virtualité de la libération. Elles sont ainsi les messagères d’une liberté qui, dans notre réalité immuable et immanente, n’a jamais cessé d’être, mais qui est obscurcie par les nuages de la contingence mouvante, auxquels l’âme intelligente a en quelque sorte le tort de s’identifier.
Il est juste de dire que nul n’échappe à son destin ; mais il est bon d’ajouter une réserve conditionnelle, à savoir que la fatalité comporte des degrés parce que notre nature en comporte. Notre destin est fonction de la couche personnelle — supérieure ou inférieure — à laquelle nous nous arrêtons ou dans laquelle nous nous enfermons ; car nous sommes ce que nous voulons être et nous subissons ce que nous sommes. Concrètement, cela signifie que le destin peut changer sinon de style du moins de mode ou d’intensité, suivant le changement de plan que l’ascension spirituelle opère en nous1.
C’est ce qui explique que les Musulmans, qui ont fortement conscience de la prédestination (qadar), puissent néanmoins prier à certaines occasions que Dieu efface le mal qui se trouve inscrit sur la table de leurs destins. D’une façon générale, ils ne pourraient prier pour quoi que ce soit — logiquement et raisonnablement — s’il n’y avait pas dans la prédestination des marges, des modes ou des degrés d’application, bref une sorte de vie interne qu’exige la Liberté divine et qui compense la cristallinité implacable de « ce qui est écrit ».
Ceci explique également que les données astrologiques ne sont fixes que dans la mesure où l’homme néglige ou refuse de se dépasser ; choses difficiles à saisir par la raison, peut-être, mais nullement plus mystérieuses que l’illimitation de l’espace et du temps, ou que l’unicité empirique de notre égo, et autres paradoxes de la nature que nous n’avons pas le choix de ne pas admettre.
Frithjof Schuon
Notes :
1. Par exemple, un accident léger peut remplacer un accident grave ; la mort spirituelle peut
remplacer la mort physique; un pacte initiatique peut intervenir à la place d’un pacte
matrimonial ou inversement.
Une réponse
Difficile de dire mieux… Merci d’avoir publié ce texte.