Depuis plusieurs mois, sous un block out médiatique français qui interroge, la Martinique connaît un mouvement de protestation d’ampleur contre la vie chère. Pour analyser et surtout comprendre cette mobilisation, qui ne date pas d’hier, nous nous sommes entretenu avec l’historien, et spécialiste du panafricanisme, Amzat Boukari-Yabara.
Selon l’INSEE, les prix alimentaires en Martinique sont 40% fois plus élevés qu’en Hexagone. Depuis septembre, un mouvement de grande envergure contre la vie chère a débuté sur l’île. Cette mobilisation illustre une défaillance profonde d’un système socio-économique perçu comme indéboulonnable dans les Antilles françaises.
Loin d’être un événement singulier, ces mobilisations s’inscrivent dans un ensemble de problématique plus vaste liée à un héritage colonial encore très/trop ancré. Pour comprendre les origines et les enjeux de cette colère, faisant l’objet d’un curieux silence médiatique sur les chaînes françaises, nous sommes allé à la rencontre de l’écrivain et historien, Amzat Boukari-Yabara.
Martiniquais d’origine et spécialiste du panafricanisme, il est notamment l’auteur du livre « Africa Unite – Une Histoire du panafricanisme » (2017), paru aux éditions de La Découverte et co-auteur de « L’Empire qui ne veut pas mourir, Une histoire de la Françafrique« (2021) aux éditions du Seuil.
Q : Ce phénomène économique (spécifique aux Antilles françaises), dénoncé depuis plusieurs décennies, n’est pas récent. Pourriez-vous nous indiquer les éléments moteurs qui ont déclenché cette soudaine mobilisation et nous décrire brièvement les principaux acteurs locaux qui portent ce mouvement ?
La crise économique n’est pas nouvelle en Martinique comme en Guadeloupe. Elle fait partie d’un univers de violences sociales multiformes. Le regain de mobilisation est l’exaspération des populations face à un problème qui est systémique, qui se cristallise dans des moments charnières de l’année comme la rentrée scolaire. La question du prix des produits de première nécessité souligne non seulement la précarité des populations mais aussi la défaillance de tout un système de gestion publique du quotidien.
Le prix incroyable du pack de bouteille d’eau dans les magasins est par exemple aggravé par le fait de vivre des coupures d’eau régulières. Les études de l’INSEE et d’autres organismes montrent parfaitement la réalité de ce qui est dénoncé. Il est impossible de nier le problème. Maintenant, les organisations syndicales, paysannes, politiques et citoyennes ont régulièrement alerté et mobilisé dans les médias et dans les rues sur cette question qui n’est pas nouvelle.
Le principal mouvement qui est apparu à l’occasion des dernières manifestations est le RPPRAC (Rassemblement populaire pour la protection des populations et des ressources afro-caribéennes) qui semble se situer dans une logique anti-systémique. Les réseaux sociaux permettent aussi à de nouveaux acteurs d’appeler directement à des mobilisations et des rassemblements, y compris en Hexagone où la diaspora antillaise a pu se montrer solidaire à l’occasion de marches réunissant des milliers de personnes.
Q : La principale revendication des martiniquais est l’alignement des prix alimentaires avec ceux de l’Hexagone, comme le veut le statut départemental des Antilles. Comment expliquer cette différence de traitement économique avec l’ensemble des autres départements français ?
C’est la principale revendication captée par les médias mais ce n’est pas fondamentalement la seule car les mobilisations actuelles, du fait de leur visibilité, sont l’occasion de faire remonter d’autres problèmes qui sont passés sous les radars.
La Martinique et la Guadeloupe sont d’anciennes colonies, construites sur les bases de l’esclavage, du colonialisme et du capitalisme. Les colonies sont des territoires au service de leur métropole, qui n’ont pas vocation à disposer d’une quelconque autonomie ou de relations autres qu’avec leur métropole, conformément au pacte colonial.
Sur place, l’appareil économique de production, le domaine foncier, l’accès au crédit ou les circuits de la grande distribution restent dans les mains d’une minorité, au sein de laquelle la caste des békés prédomine et préserve ses intérêts sur le dos de la majorité de la population. La dimension insulaire favorise le contrôle social et économique.
« Le système n’a simplement jamais été fondamentalement décolonisé sur le plan socio-économique. La France a maintenu ces territoires dans une relation de dépendance alors que le statut départemental devait être suivi d’une réelle politique pour tendre à une égalité réelle entre les territoires d’Outre-Mer et de l’Hexagone. »
Q : En 2009, c’est la Guadeloupe qui avait été touchée par une grève dure contre la vie chère, marquée par la mort de deux personnes. Quinze ans plus tard, la situation semble inchangée. Pourquoi, selon vous, ce blocage institutionnel persiste ?
Le blocage fait partie du cadre institutionnel donc tant que le cadre n’est pas fondamentalement remis en cause, il est difficile d’obtenir un changement ou de dégager un nouveau cap dans la durée pour les peuples martiniquais et guadeloupéens. La reconnaissance même de ces peuples fait partie des enjeux politiques.
Le passage à une Assemblée unique avec la Collectivité territoriale de Martinique a été défendue par les élus et validée par les habitants sans que cela n’amène à repenser fondamentalement la démocratie martiniquaise dans sa forme participative. Qui décide en Martinique ? Qui décide de la production et de la répartition des richesses ? Qui a véritablement le pouvoir ?
Est-il possible de rendre les Martiniquais maîtres de leurs institutions et donc responsable de leur destin sans qu’il n’y ait un changement dans le cadre même de la Constitution française ? Les dispositifs conçus à Paris s’opposent aux dispositifs endogènes. Le profil social et culturel des représentants de l’Etat, de ceux qui administrent la justice ou encore des fonctionnaires, sont souvent ignorants de l’histoire et des réalités locales, et ne sont pas là pour faire changer les choses.
Il y a enfin, tout simplement, une stratégie du pourrissement liée au fait que l’Etat peut être le premier à ne pas respecter ses propres principes. Plutôt que de comparer 2009 à 2024, la question est plutôt de se demander ce qui maintient la Guadeloupe et la Martinique dans une aussi grande résilience face à la continuité des injustices et du mépris.
Q : Face à la contestation sociale et pacifique en Martinique, le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau a ordonné l’envoi d’une compagnie de CRS : la « CRS 8 », connu pour leur méthode brutale notamment à Mayotte. Quel message souhaite donner le gouvernement par l’envoi de cette compagnie ?
La France a toujours agi sur ces territoires comme dans des zones insurrectionnelles. Il y a une longue liste de soulèvements et de répressions dans l’histoire de la Martinique et de la Guadeloupe.
« La répression est toujours la première réponse aux crises sociales aux Antilles, en parallèle de l’ouverture de négociations qui sont généralement le théâtre d’un mépris raciste envers les représentants syndicaux ou communautaires »
Pour le pouvoir français, il s’agit de maintenir ou rétablir l’ordre, de punir et de s’assurer que la situation revienne le plus rapidement possible sous contrôle, sans jamais apporter de réponse structurelle aux demandes des populations dont les revendications sont souvent caricaturées par des médias qui en font une analyse légère, quand ils ne donnent pas la parole à des personnes sciemment choisies pour jeter le discrédit sur les luttes.
C’est aussi un message d’autorité car la tutelle ministérielle des Outre-Mer est un enjeu politique entre Matignon et Beauvau, en rappelant que ce Ministère ou Secrétariat d’Etat à l’Outre-Mer selon les gouvernements, est l’héritier du ministère des Colonies. Se montrer inflexible et répressif envers les populations d’Outre-Mer, c’est aussi s’inscrire dans la continuité symbolique d’une gestion coloniale de l’Etat et pour les ministres de l’Intérieur successifs, mener une répression dans les Outre-Mer semble faire partie du CV.
Q : Avant d’arriver dans les rayons martiniquais, les produits subissent un circuit coûteux : achat en France hexagonale, coût du transport, octroi de mer (une taxe spécifique aux Outre-mer), et enfin, une marge pour les distributeurs. Un circuit interminable qui gonfle le prix final. Ces différentes taxes sont-elles vraiment indispensables pour la vie économique de l’île ? Peut-on faire autrement ?
Les taxes correspondent à un circuit inadapté et dépassé mais qui se répercute aussi bien sur les pratiques de consommation des populations qui restent captives d’une économie de marché, que sur le financement des différents acteurs qui réalisent des marges souvent indécentes au regard de la précarité qui en découle.
Pour faire autrement, il est nécessaire de développer un appareil de production locale, d’inscrire la Martinique et la Guadeloupe dans l’espace caribéen tout en ayant des logiques plus endogènes comme revaloriser les producteurs locaux. Le droit de la mer, l’aménagement du territoire, la transition énergétique, le mode de vie, et bien d’autres points jouent dans l’équation pour modifier la balance commerciale de la Martinique.
Q : Malgré la signature récente d’un accord entre l’État français, la collectivité territoriale et la grande distribution, assurant la baisse des prix sur environ 6.000 produits, la mobilisation ne faiblit pas. Les militants maintiennent leur revendication pour l’ensemble des produits alimentaires. Pensez-vous concrètement qu’ils obtiendront gain de cause ? N’est-ce pas finalement une requête légitime mais infaisable ?
Le mode de fonctionnement de la grande distribution est incompatible avec le développement harmonieux et endogène des territoires antillais. Les profits engendrés par la grande distribution, alignement des prix ou pas, continueront d’augmenter si on ne change pas fondamentalement le cadre économique global.
Peut-être que les revendications amèneront des gains sur certains produits afin de rétablir un peu plus d’égalité et de justice.
« Un alignement des prix sur ceux de la métropole peut certes alléger le panier de la ménagère mais certainement pas résoudre les problèmes de fond. (…) La vie chère est plus un révélateur qu’un moteur d’une crise multiforme et structurelle. »
En soi, la mise en avant médiatico-politique de la revendication sur les prix est un problème car la crise est générale. Elle touche les questions identitaires et mémorielles, démographiques et territoriales, économiques et écologiques, politiques et sociales.
Q : En Martinique, la grande majorité des magasins franchisés sont contrôlés par une partie de la population : les békés, des descendants d’esclavagistes arrivés dans les Antilles françaises au XVIIᵉ siècle. Ils contrôlent une large partie de la vie économique de l’île. Comment expliquer cette situation de quasi-monopole ? Pourquoi rien est fait pour diversifier les acteurs économiques de l’île ?
Les békés sont un groupe de quelques familles installés depuis plusieurs générations en Martinique. Dans le cadre de l’esclavage colonial et d’un certain nombre de privilèges, ils ont acquis un statut de grands propriétaires ou d’exploitants qui maintient la fracture territoriale, sociale et raciale dans des logiques proches de la ségrégation.
Au moment de l’abolition de l’esclavage, les békés ont bénéficié d’une compensation économique. Ils ont gardé le contrôle de l’économie, et ils n’ont aucune raison, dans le cadre d’une économie de marché et de rente, de permettre à d’autres acteurs économiques de venir contester leur position de monopole.
Il ne peut y avoir de diversification à l’intérieur d’un tel système ou de promotion d’acteurs locaux sans un mécanisme de cooptation par des békés. Il y a évidemment des alternatives qui tentent d’exister mais elles se heurtent à l’absence de contrôle de tout l’appareil économique et industriel, et ne peuvent agir qu’à des échelles plus locales.
Q : On pourrait rétorquer aux Antillais de se détourner des grandes enseignes et de produire local. Or l’on sait qu’une grande partie des terres est contaminé par le chlordécone, un pesticide, utilisé entre 1972 et 1993, qui s’est révélé être une substance toxique pour la faune et la flore ainsi que sur l’homme. Pouvez-vous nous parler brièvement de ce scandale sanitaire qui contamine aujourd’hui 90% des Antillais, selon une étude effectuée en 2014 ?
Selon Santé Publique France, les populations antillaises ont un taux d’incidence du cancer de la prostate parmi les plus élevés au monde, probablement en raison de la contamination au chlordécone, pesticide interdit en France en 1990 alors que son caractère cancérigène avait déjà été rendu public dès les années 1970.
L’usage du chlordécone montre le peu de respect pour la santé des populations antillaises chez les propriétaires et dans l’industrie de la banane. On peut se douter que le lobbyisme et la corruption qui règnent dans ce milieu avec la complicité des autorités voire des scientifiques, s’oppose au combat mené par des citoyens pour la reconnaissance d’un crime couvert par les autorités.
En janvier 2023, un non-lieu a été prononcé mais le combat continue pour dénoncer la responsabilité de l’Etat et obtenir l’indemnisation des victimes. Là encore, l’Etat joue avec ses principes.
Q : En fin de compte, les Antilles, la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie et la Guyane ne sont-elles pas encore des colonies ou à minima traité comme telles ?
« Ces territoires sont encore des colonies tant que les questions identitaires et mémorielles ne sont pas politiquement réglées par une véritable reconnaissance de leur spécificité et par une politique de réparations que les premiers concernés doivent élaborer et valider. »
La politique d’assimilation visant les ressortissants dits ultramarins a fonctionné dans le sens où elle a fait croire à des centaines de milliers de personnes qu’elles pouvaient être françaises sans se poser la question de leur ancestralité africaine ou autochtone.
Les débats statutaires focalisent plus sur le devoir d’égalité ou le droit d’assistance du pouvoir central français que sur une véritable émancipation, même si de plus en plus de mouvements relancent la question indépendantiste et la relient aux luttes africaines contre le néocolonialisme français.
Q : La France hexagonale ne semble plus être en odeur de sainteté que ce soit dans ses territoires outre-mer, aux Antilles et en Nouvelle-Calédonie/Kanaky ou bien dans ses anciennes colonies en Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Niger, Burkina Faso). Comment expliquez-vous ce sentiment de rejet ?
Le panafricanisme est né dans la Caraïbe, plus précisément en Haïti, en 1804. Haïti est la première décolonisation de l’histoire de France, fruit d’une révolte d’esclaves, la seule victorieuse dans l’histoire qui a donné naissance à un Etat. C’est une vraie révolution, dont le souvenir a été combattu par le système colonial et néocolonial notamment français.
Le panafricanisme dans sa tradition historique révolutionnaire considère que les territoires sous domination française doivent être décolonisés. Thomas Sankara, président du Burkina Faso entre 1983 et 1987, appelait à soutenir l’indépendance du peuple kanak. Une grande partie des populations antillaises reconnaît également son africanité et comprend sans doute mieux la manière dont l’Afrique peut servir de référence dans le combat d’émancipation actuel.
Il y a également des communautés africaines installées dans ces territoires, qui peuvent jouer un rôle de modération ou d’accélération des critiques au pouvoir français. Enfin, la politique française en Afrique comme aux Antilles est encore fortement teintée de racisme et de paternalisme. Les élites françaises semblent incapables de revoir leur logiciel et s’obstinent à ne pas vouloir comprendre et entendre la voix des peuples qui rejettent leur condition subalterne.
Q : Une autonomie ou une indépendance réelle des Antilles ne semble pas faire l’unanimité, parmi les populations locales, malgré des multiples problématiques qui perdurent. Comment analysez-vous cette hésitation voire cette peur d’un saut vers l’indépendance ?
L’indépendance de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Kanaky et de La Réunion reste un horizon. Elle se fera certainement un jour, mais dans quelles circonstances ? S’agira-t-il pour la France d’octroyer une indépendance vidée de tout pouvoir dans le but de mieux maîtriser ce qui lui rapporte, comme elle le fit dans le cas des indépendances verrouillées de son empire colonial africain, avec des accords monétaires, économiques et politiques ?
Dans ce cas, elle impulserait, voire elle imposerait les termes de cette « indépendance » pour en sortir gagnante, en gardant par exemple tout ce qui lui rapporte et en confiant aux nouvelles autorités « indépendantes », tout ce qui coûte, les forçant à entrer au final dans une dépendance plus accrue.
Le cas de la Martinique avec la victoire d’Alfred Marie-Jeanne aux élections territoriales de 2015 avec une alliance avec la droite montre parfaitement que le système peut s’accommoder de l’arrivée au pouvoir de forces indépendantistes tout en pariant sur un échec de l’indépendantisme et le développement de divisions, de fractions ou de désillusions autour de l’idée d’indépendance.
C’est pour cela qu’un mouvement comme le panafricanisme qui prône l’unité dans la diversité est de nature à déjouer certains pièges néocoloniaux. Ou s’agira-t-il alors pour les peuples de ces territoires de s’organiser, de se fédérer et de monter un projet commun tenant compte des différents niveaux de rapports de force, ainsi que des contextes régionaux et internationaux, afin de mettre du contenu dans cette indépendance ?
Je penche pour cette seconde option car l’idée d’autodétermination a encore de l’avenir tandis que le colonialisme est dans le temps des prolongations.
Propos recueillis par Ibrahim Madras pour Mizane info.