« Parier sur nous-même », c’est le choix entrepris par de plus en plus d’entrepreneurs musulmans, en Occident, dans un environnement parfois retissant voir hostile. Dans une chronique, publiée dans The Guardian, la journaliste Johana Bhuiyan revient sur l’éclosion, accentuée par le génocide à Gaza, d’un écosystème musulman technologique et économique.
Il y a quelques temps, Amany Killawi, une entrepreneuse américaine et musulmane, a été informée par trois banques et services de paiement différents qu’ils ne travailleraient plus avec LaunchGood, sa plateforme de financement participatif pour la communauté musulmane. Le service de paiement en ligne Stripe a déclaré que son partenaire bancaire lui avait demandé de couper les ponts avec LaunchGood après cinq ans de collaboration avec la plateforme de financement participatif.. Une autre banque a indiqué à l’entreprise qu’il y avait trop de noms arabo-musulmans et qu’il était difficile de déterminer si ces noms appartenaient à des personnes sanctionnées.
« Les gens ne se rendent pas compte que Muhammad est l’un des noms le plus utilisé dans le monde », a déclaré Killawi, directrice opérationnelle chez LaunchGood. Il n’existait que peu d’options permettant à Killawi et à ses cofondateurs d’obtenir la stabilité et la fiabilité qu’ils recherchaient. Ils ont donc fait ce que font depuis un nombre croissant de fondateurs musulmans : créer leur propre solution.

Une alternative face aux discriminations financières
Pour atténuer l’impact sur l’entreprise si une autre banque décidait de cesser de travailler avec LaunchGood, Amany Killawi et ses cofondateurs Chris Blauvelt et Omar Hamid ont décidé de créer un réseau de prestataires de paiement et de banques avec lesquels travailler. Aujourd’hui, plus de 10 ans après sa création, LaunchGood est devenue une marque de fabrique et a permis à sa base d’utilisateurs, majoritairement musulmane, de lever près de 700 millions de dollars.
Si la plateforme organise également des collectes de fonds personnelles, LaunchGood est surtout connue pour l’importance qu’elle accorde aux dons caritatifs et a permis à ses utilisateurs de mettre en place un don automatisé pour chaque jour du mois sacré du Ramadan.
L’essor du site et les défis auxquels il a été confronté ne sont pas une anomalie. Le marché de la consommation « halal », qui comprend l’alimentation, les services financiers et d’autres biens et services destinés aux musulmans, a atteint environ 2 000 milliards de dollars à l’échelle mondiale, selon le cabinet de recherche et de conseil Dinar Standard.
Pourtant, une étude de 2022 menée par l’Institute for Social Policy and Understanding (ISPU) a révélé que les musulmans étaient plus susceptibles que les autres groupes religieux de voir leurs comptes en banque et autres structures financières américaines fermés, les entreprises se privant ainsi de l’accès aux clients musulmans.

Un service éthique de paiement en ligne
C’est pourquoi Amany Killawi a abandonné ses responsabilités quotidiennes de directrice chez LaunchGood pour créer une société parallèle, un service de paiement en ligne appelé PayGood en 2024. Elle espère fournir aux entreprises et aux organismes de bienfaisance musulmans ce que l’équipe de LaunchGood a dû mettre en place elle-même : un système de paiement fiable et non discriminatoire.
« Lorsque mes cofondateurs et moi avons démarré il y a 11 ans, nous souhaitions simplement créer une communauté », déclare Amany Killawi.
« Nous n’avons jamais pensé que nous devions devenir des experts en conformité. À un moment donné, cela nous a semblé tellement existentiel. Peut-on survivre si l’on n’a pas accès aux finances dans ce monde ? »
Si LaunchGood a été l’un des premiers acteurs à s’engager dans le secteur technologique largement inexploité des musulmans, la société PayGood fait partie d’une classe croissante d’entreprises technologiques et de logiciels qui visent à répondre aux besoins des musulmans aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni.
Cibler les consommateurs musulmans a toujours signifié, dans une certaine mesure, s’aligner sur l’éthique et les valeurs de la communauté musulmane – qu’il s’agisse de fournir une application de rencontre halal, des prêts sans intérêt ou des vêtements modestes.

Paypal et Stripe, alliés économiques d’Israël
Depuis la génocide israélien à Gaza, cette nouvelle génération d’acteurs qui fournissent une technologie adaptée aux musulmans s’efforce également de répondre à une demande croissante de ses clients cibles : faire en sorte qu’il soit plus facile de cesser de contribuer à l’oppression des Palestiniens par Israël.
« La Palestine est un problème récurrent pour les musulmans, mais le niveau et l’ampleur des destructions de cette année passée n’ont jamais été aussi importants. Cela a accéléré l’écosystème et l’économie islamiques dans leur ensemble. »
Même PayGood a commencé à émerger comme une alternative aux principaux services de paiement tels que Stripe et PayPal, alors que les musulmans se demandent si ces plateformes existantes correspondent à leurs valeurs. PayPal a cessé de fournir des services aux Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza en 2021.
Les fondateurs musulmans et pro-palestiniens ont commencé à remettre en question la direction de Stripe. Fin novembre 2024, le PDG de Stripe, Patrick Collison, a publié une photo de Tel-Aviv – un geste que beaucoup ont interprété comme une approbation tacite du gouvernement israélien et de ses actions.

Une consommation responsable
Au cours de l’année écoulée, de plus en plus de musulmans ont décidé de dépenser leur argent conformément au mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions). C’est en partie ce goût croissant pour une consommation réfléchie qui a poussé Adil Abbuthalha à lancer Boycat.
Dans sa forme actuelle, l’application permet aux utilisateurs de scanner ou de rechercher des marques pour déterminer si elles ont des liens dans des activités qui « soutiennent l’occupation israélienne ». Adil Abbuthalha a également lancé un site Web qui propose des alternatives à ces marques lorsque cela est possible.
À terme, il espère que l’application deviendra le principal « marché des alternatives éthiques », non seulement pour les questions liées à la Palestine mais aussi pour toutes les violations des droits de l’homme. « Pour permettre à chacun de prendre la bonne décision, nous devons créer un outil de type BDS qui vous indique non seulement ce qu’il faut éviter, mais aussi vers où dépenser votre argent », souligne Adil Abbuthalha.

Makani Homes, le Airbnb musulman
Sans alternatives, il est difficile de se désinvestir des entreprises qui profitent de l’occupation israélienne. Pourtant, lorsque Nourin Abubaker et Yara Ourfali ont lancé une plateforme d’échanges de maison appelée Makani Homes il y a moins d’un an, leur objectif au départ n’était pas de créer une alternative pro-palestinienne à Airbnb.
Ils voulaient offrir aux musulmans davantage d’options qui répondent aux préférences souvent partagées par la communauté. Mais le duo a lancé la plateforme à un moment où de nombreux musulmans cherchaient à moins dépendre d’Airbnb après que celui-ci a levé l’interdiction de louer des logements construits illégalement en Cisjordanie occupée.
En 2020, Airbnb comptait 200 annonces en Cisjordanie, selon Amnesty InternationaL, qui a exhorté l’entreprise à « cesser de tirer profit des colonies illégales construites sur des terres palestiniennes volées ». À mesure que Makani a élargi son offre, ses fondateurs ont pu positionner l’application comme un moyen de dépenser moins d’argent auprès d’entreprises opérant en Cisjordanie.
Le site, qui jusqu’à présent proposait exclusivement à ses utilisateurs la possibilité d’échanger des maisons, vient de lancer un service de location de maisons très similaire à celui d’Airbnb. « Notre objectif est de faire savoir aux gens que ce n’est pas parce que des entreprises existent et qu’elles sont énormes que vous devez toujours leur donner votre argent », précise Nourin Abubaker.
Une croissance exponentielle
En 2013, Amany Killawi et ses cofondateurs ont eu du mal à lever des fonds pour lancer LaunchGood. À l’époque, dit-elle, peu de gens étaient prêts à parier sur la communauté musulmane et encore moins sur une plateforme de financement participatif axée sur les musulmans.
Au cours des années qui ont suivi, les investisseurs ont de plus en plus reconnu l’opportunité financière que représentait le soutien aux entreprises axées sur les musulmans. En 2017, une application de rencontres halal, Muzz, est devenue la première application centrée sur les musulmans à être soutenue par Y Combinator.
La plateforme américaine d’investissement halal Wahed a levé près de 95 millions de dollars et était dernièrement valorisée à 300 millions de dollars. Ces entreprises ont ouvert la voie à des startups comme Boycat et Makani, ce qui a permis à une entreprise dirigée par des musulmans de se créer un environnement de collecte de fonds beaucoup moins hostile.

Soutenir les entreprises pro-palestiniennes
Au cours de 2024, alors que de plus en plus d’acteurs de la technologie sont devenus plus actifs autour du génocide à Gaza une infrastructure pour les entreprises pro-palestiniennes s’est également matérialisée. Paul Biggar, éjecté d’une entreprise qu’il a fondée après avoir écrit un article de blog pro-palestinien, a lancé un incubateur appelé Tech for Palestine qui vise à fournir un soutien aux entreprises qui militent d’une manière ou d’une autre pour la liberté palestinienne.
En novembre 2024, l’incubateur soutenait 36 projets, dont Boycat. Tech for Palestine diffère d’une start-up traditionnelle à certains égards – elle fournit des conseils axés sur la manière de faire progresser l’objectif de soutien au mouvement pro-palestinien. « Nous essayons de remédier à la complicité de l’industrie technologique de différentes manières », explique Paul Biggar.
« Le moment est venu »
Le fait d’être ouvertement pro-palestinien présente néanmoins quelques difficultés. Adil Abbuthalha a déclaré que la grande majorité des sociétés de capital-risque ne s’approcheraient pas de Boycat, même si l’application bénéficie d’un bon dynamisme. L’application a dépassé le million d’utilisateurs en moins d’un an et s’est associée au mouvement officiel BDS.
Malgré les défis auxquels sont confrontées les entreprises dirigées par des musulmans et pro-palestiniennes, Amany Killawi reste optimiste quant aux entreprises qui s’adressent à la communauté musulmane. « Le moment est venu », déclare l’entrepreneuse.
« Il est beaucoup plus facile de démarrer aujourd’hui qu’à nos débuts. Il suffit de commencer petit, cela vaut la peine de parier sur cette communauté. »
Johana Bhuiyan