Seconde partie du texte de Nadim Ghodbane sur la contribution nécessaire que l’islam se doit d’apporter à la pensée écologique contemporaine. A lire sur Mizane.info.
Notre économie se caractérise par la fragmentation du processus de production. Personne ne peut plus produire l’ensemble des biens nécessaires pour sa survie. Chacun fait une partie du travail et il y a nécessité de coordonner ces travaux et processus fragmentés. Le néolibéralisme propose que le marché soit l’unique ou le principal instrument de coordination de la division sociale du travail. Nous sommes dans l’obligation de repenser des nouvelles façons de consommer, de produire et de travailler. Mais surtout, de redéfinir nos objectifs communs. L’horizon vers lequel l’humanité veut se diriger.
La religion du capital
De-ci de-là, nous voyons des pratiques inédites se mettre en place. Elles proposent de nouvelles pistes d’explorations. Elles sont intéressantes à suivre, par exemple les expériences d’économie solidaire, communautaire et locale. Nous devons mettre en corrélation l’état actuel de la planète, la violence que subit la nature, les animaux, l’air, l’eau et qui menace de mort toute la biosphère avec la violence de l’injustice socio-économique et politique que subissent les travailleurs. Ces deux violences qui en fait n’en sont qu’une, ont la même origine : le capitalisme occidental. Ce dernier se cache derrière son actuelle expression : le néo-libéralisme. Ce néo-libéralisme est devenu une vraie religion.
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La religion du capital, celle de la marchandise et du fétichisme consumériste. Il est très bien structuré, aussi bien qu’une religion établie, avec ses temples que sont les banques, son clergé que sont les financiers, ses dogmes et sa théologie pensée et formulée par les économistes et diffusée par les médias mainstream. La mort de millions d’êtres humains dans les pays pauvres et la disparition de plusieurs espèces d’animaux et de forêts sont, pour l’idéologie dominante, les sacrifices nécessaires pour la croissance économique.

C’est le prix à payer pour avoir la possibilité de réaliser et d’assouvir le désir de consommation illimitée. Aujourd’hui, une spiritualité qui se veut ancrée dans le réel se doit de critiquer l’idolâtrie du marché et le mythe du progrès. Elle est dans l’obligation morale de dénoncer tous les sacrifices de vies humaines et de l’environnement naturel.
« La civilisation occidentale moderne n’est qu’une civilisation matérielle«
Parallèlement, ma réflexion m’a conduit à questionner également la pensée politique de l’écologie. En effet cette pensée doit faire un travail sur elle même et revoir certains points. Les courants de pensée qui ont influencé l’écologie moderne proviennent essentiellement de l’Europe et des États-Unis du XIXe siècle. L’allemand Alexander Von Humboldt (1769-1859), le britannique Charles Darwin (1809 -1882) et aux États-Unis, Henry David Thoreau (1817-1862) sont considérés comme les pères du mouvement écologiste et les premiers environnementalistes. Ces courants se nourrissent et s’inspirent de la culture colonialiste qui sature l’espace intellectuel de l’Europe depuis le siècle des Lumières.
La civilisation occidentale moderne n’est qu’une civilisation matérielle. C’est parce que les Lumières ont coupé l’homme occidental de son environnement que cet homme va à la fois aller voir et en même temps envahir et détruire tous les autres continents de la planète. Et ensuite, aujourd’hui, il va aussi penser à soigner et préserver la terre et ses habitants qu’il a détruits précédemment. Cette double attitude est motivée par la même pensée. Celle de l’homme occidental prétendument porteur de valeurs universelles. Le siècle des Lumières a fait entrer l’homme occidental dans un nouveau monde et le colonialisme n’en est qu’une des conséquences.
La lutte se poursuit aujourd’hui par l’économie et par la guerre. Ce monde dans lequel la prépondérance est accordée au matériel, ainsi que sa répercussion immédiate : l’emploi systématique de la force pour répandre ses idées et son mode de vie. Et c’est dans cette direction que la pensée écologiste devra faire un travail en profondeur. Elle devra se débarrasser de cet héritage colonialiste. Et pourrait, éventuellement, s’inspirer des traditions des peuples du monde. De ceux qu’on appelait, jadis, «sauvages » et qui en réalité vivaient en complète harmonie avec la nature.
L’écosocialisme
Mais il serait intéressant de faire un survol rapide des grandes tendances qui sont les plus visibles dans la pensée politique de l’écologie. Il y a tout d’abord ce que nous appelons communément le développement durable. Il s’agit de l’écologie dite réformiste, qui, tout en respectant et reconnaissant les valeurs de la nature, se propose de la protéger et d’opérer une transition sociale, économique et énergétique. En face, il y a un courant se proclamant à la fois du socialisme et de l’écologie, et s’opposant au capitalisme, au productivisme et que l’on peut nommer écosocialisme.
L’écosocialisme s’oppose au développement durable qu’il nomme «capitalisme vert». Les écosocialistes accusent le développement durable d’être un habillage idéologique qui poursuit toujours la logique du marché et du profit. Ensuite il y a la Deep Ecology, ce courant de pensée dont le fondateur est le philosophe norvégien Arne Næss (1912-2009) est appelé aussi écologie profonde. Cette philosophie écologique prête à tous les êtres vivants la même valeur intrinsèque, indépendante de l’utilité que l’homme peut trouver. Elle est appelée aussi écosophie.
Le rejet écologiste de la modernité
C’est une vision philosophique du monde inspirée par les conditions de vie dans l’Écosphère. L’écologie profonde, par opposition à l’écologie superficielle ou réformiste, confère alors des droits à la nature au même titre que les êtres humains, rompant ainsi avec l’anthropocentrisme hérité des Lumières, avec par exemple la mise en avant de la notion de «crimes contre l’environnement».
Les deep ecologists rejettent les valeurs de la modernité et le primat de l’homme, mais aussi l’idéologie du progrès par la raison. Ils pensent la nature, «l’Écosphère», comme une réalité, où l’homme est en situation égale comme les autres être vivants. Puis il y a la décroissance. Ce mouvement soutient que la croissance économique ne peut se poursuivre au rythme actuel dans une planète aux ressources finies. Les tenants de ce mouvement insistent sur le poids environnemental qui pèse si nous maintenons le mode de vie actuel.

Cette pensée est, plus que les autres, fortement influencée par un néomalthusianisme. Le néomalthusianisme se fonde sur le postulat que la planète Terre est un système fini et que ses ressources naturelles sont limitées. Le système terrestre ne peut compter que sur ses dynamiques internes pour assurer sa survie. Dès lors, pour que les dynamiques internes assurent la pérennité du système, elles doivent se fonder sur certains équilibres, dont celui entre la consommation et la régénération des ressources et celui entre l’émission et l’absorption des pollutions. Mais aussi par un contrôle de la démographie afin de limiter la natalité pour éviter les pénuries alimentaires.
Le besoin d’un islam actualisé
Ces points d’équilibre définissent la «capacité porteuse» de la Terre, c’est-à-dire les pressions maximales que la planète peut supporter tout en assurant sa pérennité. Actuellement, cette tendance néo-malthusienne est sur le point de dominer la pensée politique de l’écologie. Ce système productiviste/consumériste, qu’il soit libéral ou sociale/collectiviste, ne peut à l’évidence répondre à nos aspirations, celles de vivre en bonne harmonie avec la nature. Les crises sanitaires et alimentaires successives nous font craindre le pire pour l’avenir. En effet, il est évident que ce système arrive à son terme et nous conduit dans une impasse.
L’Islam, avec sa spiritualité vivante, a tous les outils pour proposer un réenchantement du monde. Dans la mesure où elle se débarrassera des idées anachroniques et des carcans qui se sont accumulés avec les années. Une spiritualité ancrée dans son temps et qui propose une démarche critique et libératrice envers un système économique qui tend aujourd’hui à détruire la nature et les humains. C’est à dire une spiritualité émancipatrice.
Décoloniser les imaginaires
Elle peut et doit jouer un rôle important pour réenchanter le monde. Bien sûr, une remise en question de certaines pratiques est nécessaire*. Il est bien évident que proposer à des Européens des méditations dans le désert sans se soucier de l’impact écologique est une vraie aberration. En effet, quelle valeur peut avoir une méditation si notre empreinte carbone est très élevée.
Il en va de même pour le pèlerinage à La Mecque. Sachant, qu’en matière d’émissions de CO2 par voyageur et par km, l’avion se place en tête du classement des transports les plus polluants. Ses émissions sont 45 fois supérieures à celles du TGV, 10 fois supérieures à celles du bus. Il nous faut mettre en cohérence nos aspirations spirituelles et nos vies.
Pour réenchanter le monde il faut d’abord décoloniser les imaginaires. Une phase de décolonisation des imaginaires est nécessaire et même primordiale. Afin de déconstruire le discours dominant, l’action politique n’est pas suffisante. La spiritualité est l’outil le plus adéquat pour y parvenir. L’ouverture des esprits et des cœurs est la condition sine qua non pour y accéder. Le dialogue des cultures, des religions, des opinions est une base sur laquelle peuvent naître les espoirs d’une approche et d’une vision commune, celle de la transformation sociale et écologique du monde.
Pour un réenchantement du monde
Ce dialogue ne peut se faire que de façon égalitaire. La planète est très diversement peuplée et il y a autant de façon d’habiter le monde qu’il y a d’individus et de groupe de personnes. Il y a donc une multitude de façons d’occuper l’espace. Les imaginaires sont différemment présents dans nos vies. Et les façons d’habiter le monde sont conditionnées par ces imaginaires. Les philosophies, les spiritualités, les religions ou l’absence de religion influent directement sur nos façons d’habiter le monde, d’être présent à celui-ci.
Bien évidemment, nous habitons le monde par notre corps physique, nos activités et nos objets du quotidien mais aussi par nos imaginaires, et cette dimension, nous la partageons avec le règne animal, avec la nature. Les mythologies se sont transmises dans le temps et l’espace par différents vecteurs. C’est à travers les récits, qu’ils soient issus de l’oralité ou de l’écriture, que les peuples disent leur vie intérieure, leurs douleurs, leurs rêves et leurs espérances.
Pour un réenchantement du monde, nous pouvons trouver des pistes de réflexion, puisées dans notre spiritualité. Dans les littératures, les philosophies, les religions, est-il possible que des êtres humains aussi différents, vivant dans des sociétés différentes, ayant des cultures différentes, que tous parlent des mêmes choses, des mêmes valeurs et des mêmes espérances ? Même si bien évidemment ils le font de façon différente, le message reste toujours le même.
Sortir du dualisme européen
Cette tension vers une utopie concrète, vers un monde où s’élaborent les luttes contre ce qui détruit la nature, ce qui tue la vie, y compris mentalement. Même si actuellement, le pessimisme fait rage, il y a un vaste mouvement vers l’invention d’un avenir radicalement différent. Il y a une prise de conscience qui nous fait croire que tout n’est pas joué. Et qu’il nous reste tant d’espoir et qu’il nous reste tant à inventer.
L’humanité est à un carrefour, elle ne sauvera pas la Terre si elle ne soigne pas l’origine du mal : la bataille se fera d’abord dans nos têtes. Avec l’espoir que les relations environnementales deviennent une composante importante de chaque orientation spirituelle. L’enjeu est de sortir du double dualisme nature/humain et extérieur/intérieur pour développer une conscience de l’Unité du Réel. Les changements seront et devront être plus importants que ce à quoi nous sommes préparés.
Cette écologie spirituelle que je propose se veut radicale. Elle entend remonter aux racines de la crise écologique. L’écologie a besoin de la spiritualité. En effet, vouloir trouver des solutions aux problèmes environnementaux sans se soucier du malaise existentiel qui ronge l’humain des temps modernes ou chercher à soigner l’âme sans référence au système écologique dont nous sommes partie intégrante est une grave erreur.
Vers une spiritualité de libération
Ne pas faire ce lien, c’est se condamner à ne jamais trouver de solutions aux problèmes que nous rencontrons. Et cela constitue une forme d’aveuglement autodestructeur. Si la crise écologique est la manifestation d’une société malade et d’une économie qui détruit la vie, à quoi doit servir une spiritualité ? A aider la personne à se réadapter au système ou à acquérir les ressources pour s’en libérer et œuvrer à sa transformation?
Le changement doit être global, donc spirituel. La vision moderne promeut une conception atomisée de la personne qui serait étrangère à la crise systémique que nous vivons. Comme si les êtres et les forces avec lesquelles nous partageons l’espace planétaire n’étaient pas partie intégrante de notre identité. C’est bien là qu’intervient le changement de paradigme. Le temps passé par les enfants dans la nature n’a cessé de se réduire durant les dernières décennies. L’enfant des villes est contraint de passer directement de la symbiose avec la mère à la maîtrise des relations sociales. L’adolescent entre dans la société sans avoir été initié aux mystères du monde.
Une écologie spirituelle responsable et cohérente devrait encourager une démarche critique et libératrice envers un système économique qui tend aujourd’hui à détruire la nature et épuiser les humains. L’écologie spirituelle peut nous aider à nous libérer des addictions matérialistes et à encourager des valeurs qui servent la vie de la planète plutôt que celles qui la mettent en péril.
Inventer de nouvelles perspectives
La solution réelle ne réside pas tant dans des innovations technologiques et des lois dites vertes, même si ces dernières sont les bienvenues et participent à la prise de conscience générale. Mais plus dans une évolution des esprits, une révolution des consciences permettant d’allier action écologique et transformation spirituelle. Une mutation intérieure fondée sur la convergence des besoins de la planète et de ceux de la personne. Aujourd’hui la planète est malade parce que l’humain est malade.

Aujourd’hui, l’humain est malade. Malade parce qu’en manque de sens. La sauvegarde de notre planète, de notre monde doit commencer dans nos cœurs, dans nos esprits. Il nous faut sortir de la guerre des ego, du cynisme, du mépris. Il nous faut retrouver le lien brisé avec la nature, avec l’animal. Il nous faut retrouver le respect de la Terre. Sortir de ce système de mort, sortir de ce système de prédation dans lequel l’humain s’est enfermé depuis trop longtemps.
C’est le prochain statut de l’humain qu’il faut inventer aujourd’hui. La pensée humaine a par le passé prouvé qu’elle pouvait se remettre en question et inventer de nouvelles perspectives. Notre responsabilité est grande en ce moment crucial de l’histoire de l’humanité. Ce monde meilleur tant rêvé, est dans nos cœurs, il est dans l’amour que nous portons à la Terre.
La spiritualité de l’islam peut-elle jouer un rôle dans la préservation de la planète ?
La proposition que l’on peut faire aux autres, à l’humanité, c’est de re-spiritualiser notre rapport à la nature, à l’animal, au monde. C’est avec amour et miséricorde que nous devons nous préoccuper de notre planète. Ce n’est que de cette façon que nous pourrons la sauver. Aujourd’hui, le monde a grandement besoin de sagesse, proposons lui ce qu’il y a de plus noble en l’humain, la beauté qui est au cœur de notre spiritualité !
Revenir aux fondements de cette beauté, aux valeurs de respect, de solidarité et de compassion. Oui, la spiritualité peut apporter du sens à nos vies, elle peut apporter du sens au monde. L’Islam peut et doit jouer un rôle important dans ce combat pour la préservation de notre planète. Notre spiritualité à un rôle important à jouer pour réenchanter le monde. Elle doit y concourir afin de créer les conditions pour faire naître une volonté commune. Une écologie spirituelle qui puisse nous permettre d’être à la hauteur du Pacte Primordial.
Nadim Ghodbane
*Nde : la remise en question appelée par l’auteur doit s’orienter, selon nous, davantage vers le fait de repenser les modalités d’accès au pèlerinage en intégrant par exemple la protection de la sacralité des lieux et donc de la terre en réduisant l’empreinte carbone, plutôt que d’encourager l’abandon du pèlerinage, ce qui n’irait pas dans le sens d’un réenchantement du monde. Plus encore, elle se doit de renouer avec une certaine radicalité dans la critique de la dérive capitaliste du hajj, véritable responsable de cette irruption du profane dans le sacré. Enfin, si l’islam doit effectivement comme le souligne l’auteur apporter sa contribution à un renouvellement de la pensée écologique, cette contribution doit nous rappeler que cette écologie n’est pas en soi une finalité mais seulement le moyen d’atteindre la seule authentique finalité qu’une spiritualité ne cesse de poursuivre : la connaissance de Dieu.