Dans son dernier texte publié par Mizane.info, Mahdi Amri partage un récit de retour au pays d’un homme traversé par les doutes, les épreuves, marches d’un chemin initiatique qui le conduira à un retour vers lui-même.
La mer s’étendait devant moi comme un linceul bleu. Chaque vague était une gifle, chaque brise jouait l’hymne du dernier départ. Je m’étais assis sur le rebord des rochers, dans un petit port près de Nador, les yeux embués, le cœur en coma méditatif, pendant qu’en moi résonnait une phrase qui n’était pas qu’une simple suite de mots :
« Je ne clame pas mon innocence,
Et je ne cesserai de poursuivre cette flamme incandescente
Qui projette des ombres sur mon chemin… »
Je m’appelle Younes. Je n’étais ni héros d’un roman, ni martyr d’une guerre. J’étais seulement une âme tourmentée, un cœur éteint, un corps sans esprit. Les rêves m’avaient quitté bien avant mon exil. Et lorsque je ne trouvai dans mon pays que plaintes, chômage et trahison, je décidai de partir.
On me disait que l’Espagne était le rêve, que ses plages rendaient l’homme libre, que là-bas, on redevenait un être humain. Alors, par une nuit sombre de décembre, je montai dans une barque. La mer ressemblait à un scorpion : calme en surface, venimeuse en profondeur.
Nous étions entassés comme dans une scène du Jugement Dernier. L’un pleurait, l’autre psalmodiait des versets coraniques. Une femme cachait son enfant sous son voile, comme si les vagues pouvaient le lui voler.
Moi, je me taisais. Je ne craignais rien. J’étais vide. Même la peur me paraissait absurde. Intérieurement, je murmurais : « L’homme a été créé faible. »
Oui… cette faiblesse qui nous habite et nous pousse vers les décisions les plus dures.
L’Espagne… un mirage sans fin.
Après des heures de dérive et de mort lente, nous accostâmes sur une plage inconnue, près d’Almería. Je crus être sauvé, mais j’avais perdu bien plus que la vie : j’avais perdu l’espoir.
Les premiers jours, je travaillai dans les champs : fraises, tomates. Je dormais dans une cabane misérable, à vingt migrants empilés comme dans une fosse commune. Certains buvaient, se bagarraient, volaient, puis riaient comme des ivrognes de l’existence. Moi, je récitais intérieurement : « Et patiente… ta patience ne vient que de Dieu. »
Mais ici, la patience n’était pas vertu : elle était nécessité. Je luttais contre la faim, l’humiliation, le froid, et le souvenir brûlant de ma mère me disant, les larmes aux yeux :
« Seigneur, y a-t-il encore de l’espoir ? »
La nuit, je courais seul dans des rues anonymes, cherchant mon reflet, l’ombre de ce Younes qui rêvait jadis d’être écrivain, enseignant, ou homme de bien.
Une course vers un mirage, c’était ma vie là-bas.
Je me souviens, j’écoutais une vieille chanson française dans mes écouteurs. J’en avais traduit un vers dans mon carnet :
« Je cours, et chaque pas me ramène à toi… »
Mais à qui parlais-je ?
À ma mère ?
À ma patrie ?
À moi-même, que j’avais perdu dans les champs espagnols ?
Et chaque fois que je songeais à revenir, je criais à moi-même :
« Des étrangers sont venus au Maroc, s’y sont installés, y ont prospéré… Pourquoi pas moi ? »
Mon Dieu, que j’étais naïf…
Un jour, à Alicante, je suis entré dans une petite mosquée, seulement pour échapper au froid. Je me suis assis sur un tapis défraîchi, les yeux fermés. Un vieil imam marocain récitait le Coran d’une voix pareille au gémissement des rescapés de guerre :
« En vérité, avec la difficulté vient la facilité… »
Un frisson parcourut mon corps. Était-ce pour moi que ces mots célestes étaient dits ?
Après la prière, l’imam s’approcha, me demanda si j’allais bien. Pour la première fois depuis des mois, mes larmes coulèrent comme la pluie de novembre. Je lui confiai tout. Il ne me sermonna pas. Il dit simplement :
– « Mon fils, un bateau sans port n’est pas perdu… Il lui faut juste un vent honnête. »
Cette nuit-là, je pris une décision : rentrer.
Non pas pour fuir la pauvreté, mais pour lui faire face. Non pour chercher une opportunité, mais pour la créer.
Je pris un billet de bus pour le Maroc. J’avais 40 euros en poche. Mais ils valaient plus que l’or.
Je rentrai après une année d’absence. Ma mère m’attendait sur le seuil, comme si le temps ne l’avait pas effleurée. Elle me serra fort, pleura. Ne me posa aucune question. Comme si elle savait que la mer ne raconte jamais ses histoires facilement.
Quelques mois plus tard, je commençai à enseigner le Coran aux enfants de mon quartier. Je leur racontais mon périple non pour les pousser à rêver d’ailleurs, mais pour leur semer la foi.
J’ouvris un petit commerce : librairie, papeterie. Le soir, j’écrivais mon histoire. Je collais des extraits sur les murs de ma boutique. Certains passants s’arrêtaient, lisaient… souriaient.
Et aujourd’hui, j’écris ces mots, après avoir signé un contrat avec une maison d’édition française pour publier mon premier roman :
« La Terre de la Certitude. »
Les jours ont passé, et je me surprends chaque matin à répéter :
« Seigneur, il reste de l’espoir. »
Je respire à nouveau. Je ne cours plus. Chaque pas désormais me ramène à moi-même, à mon pays, à Dieu.
J’ai compris que la valeur d’un homme ne se mesure pas au lieu où il vit, mais à ce qu’il offre au temps qu’il lui est donné.
Je l’ai compris tard… mais je l’ai compris.
Et cela, à lui seul, était une raison suffisante… pour survivre.
Mahdi Amri est écrivain et professeur-chercheur à l’Institut Supérieur de l’Information et de la Communication de Casablanca