Éric Geoffroy est islamologue à l’Université de Strasbourg et spécialiste du soufisme. Il est l’auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages traduits en différentes langues. Dans un texte exclusif publié sur Mizane, il explore les rapports instaurés par la Révélation coranique et l’islam avec les autres religions, leur statut et la pluralité d’interprétations qui en a surgit.
Les groupes terroristes se réclamant indûment de l’islam nous obligent à clarifier le discours de cette religion vis-à-vis des non musulmans et du pluralisme religieux. Leurs actes sont contraires aux principes énoncés par le Coran, et appliqués par le Prophète et les sociétés musulmanes qui nous ont précédés. Dès le départ, l’islam s’inscrit dans l’universel. « Où que vous vous tourniez, là est la face de Dieu », lit-on dans le Coran[1] ; autrement dit tout ce qui se trouve dans l’univers est un signe divin, et fait sens. C’est ce qu’induit encore le verset 2 : 148 : « Il y a pour chacun une direction vers laquelle il se tourne. Cherchez plutôt à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions ». Le musulman ne peut donc exclure de la Présence divine aucune religion, aucune culture, aucun visage. C’est bien ainsi que l’ont compris et vécu les premières générations, qui ont absorbé avec une curiosité insatiable et une rapidité stupéfiante les valeurs civilisationnelles de la Grèce antique, de Byzance, de l’Iran, de l’Inde…
L’Unicité de Dieu, la voie de la religion primordiale
Le terme « islam », qui signifie en essence « remise confiante de soi à Dieu », décrit une attitude religieuse universelle. Il ne s’agit pas d’un nom éponyme, relatif à une personne, comme dans le cas du bouddhisme et du christianisme par exemple (Bouddha, le Christ), mais d’un nom à partager entre les humains. C’est en ce sens que les oulémas (savants) les plus reconnus affirment que l’islam n’est pas une nouvelle religion – ou n’aurait pas dû être telle – mais un « rappel pour les mondes », afin que l’humanité « se souvienne » (dhikr) de Dieu. C’est bien cette Tradition primordiale, dont le seul axe est celui de la reconnaissance de l’unicité de Dieu (Tawhîd), que vise le verset suivant : « Tourne-toi en pur monothéiste vers la Religion, en accord avec la Nature de Dieu par laquelle Il a façonné les hommes, car il n’y a pas de changement dans la création de Dieu. Telle est la Religion axiale. Mais la plupart des hommes ne savent pas[2] ».
La reconnaissance de l’altérité religieuse
Le Coran est la seule Ecriture qui, dans sa lettre même, établit l’universalisme de la Révélation et la diversité interreligieuse. Maints observateurs ont noté qu’on ne peut rien trouver de comparable dans le judaïsme ou dans le christianisme. Être musulman implique de reconnaître l’authenticité de toutes les religions révélées avant l’islam.
Le Coran est explicite sur cet héritage : « Dites : “ Nous croyons en Dieu, à ce qui a été révélé à Abraham, à Isaac, à Jacob et aux tribus ; à ce qui a été donné à Moïse et à Jésus ; à ce qui a été donné aux prophètes, de la part de leur Seigneur. Nous n’avons de préférence pour aucun d’entre eux; nous sommes soumis à Dieu[3] ” ». Muhammad est le « sceau » – c’est-à-dire le dernier – des prophètes, dont le nombre s’est élevé selon lui à 124.000. Or, le Coran mentionne seulement vingt-sept prophètes, précisant que « pour toute communauté il y a un envoyé[4] ». Il faut donc rechercher les autres à une échelle très large dans l’histoire de l’humanité. Les savants musulmans reconnaissent ainsi volontiers en Bouddha, Zoroastre ou encore Akhenaton des prophètes. Ils ont relevé dans le Coran deux allusions au Bouddha[5], et certains d’entre eux ont vu dans les « avatars », ou incarnations divines du bouddhisme, l’équivalent des prophètes de l’islam. De la même façon, des oulémas indiens ont considéré les Védas, textes sacrés de l’hindouisme, comme inspirés par Dieu et ont compté les hindous parmi les « Gens du Livre » (Ahl al-Kitâb), c’est-à-dire les peuples ayant reçu une écriture révélée.
L’islam prône-t-il le pluralisme religieux ?
L’universalisme de la Révélation a été confirmé par le Prophète : « Nous autres, prophètes, sommes tous les fils d’une même famille ; notre religion est unique ». Il en découlait chez lui un respect foncier des autres croyants monothéistes : « Quiconque fait du mal à un chrétien ou à un juif sera mon ennemi le jour du Jugement », rapporte-t-on aussi de lui. Cependant, l’ouverture interreligieuse de la Révélation a parfois pris de court le Prophète lui-même. Ainsi, lorsque son Compagnon Salmân Fârisî l’interrogea sur le sort des mazdéens très pieux qu’il avait côtoyés en Perse, et qui n’avaient pas connu l’islam, Muhammad lui répondit qu’ils étaient destinés aux flammes de l’enfer. Alors fut révélé le verset 2 : 62, qui ouvrait la miséricorde et le salut aux fidèles d’autres religions : « Certes, ceux qui croient, juifs, chrétiens et sabéens, quiconque croit en Dieu et au Jour dernier et pratique le bien : tous auront leur récompense auprès de leur Seigneur, ils ne connaîtront ni crainte ni affliction ».
Le pluralisme religieux énoncé par certains versets coraniques a même gêné certains commentateurs musulmans. Ainsi du verset 5 : 48 : « À chacun de vous, Nous avons accordé une loi et une voie. Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu’Il vous a fait. Cherchez à vous surpasser les uns les autres dans les œuvres de bien. Votre retour à tous se fera vers Dieu ; Il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends ».
« Certes la religion auprès de Dieu est l’islam » : sens et circonstances du verset
Dans le contexte des versets qui précèdent (5 : 44 et 46), et qui qualifient la Thora et l’Evangile de « guidance » et de « lumière », les exégètes les plus restrictifs ne pouvaient que conclure à la diversité des voies menant au salut. Des auteurs musulmans contemporains en tirent même l’indication que l’individu peut choisir la voie vers Dieu qui lui paraît la plus propice. Quid alors du verset 3 : 19 « Certes la religion, auprès de Dieu, est l’islam » sur lequel se fondent souvent les musulmans exclusivistes – c’est-à-dire ceux qui veulent exclure les croyants non musulmans du salut – sans prendre en compte le contexte de sa révélation ? Pour ces musulmans, l’islam, dernière religion révélée à l’humanité, abroge les religions antérieures, et leur dénie la possibilité du salut, complet ou partiel. Or, si l’on consulte la littérature exégétique sur ce verset, on s’aperçoit que très peu d’auteurs ont limité le terme « religion » (dîn) à la révélation donnée à Muhammad. Pour l’immense majorité des commentateurs, la « religion » dont il est question ici est l’adhésion au principe de l’Unicité rappelé par tous les prophètes. C’est donc le principe d’abandon confiant à Dieu et à l’ordre cosmique qui est en jeu ici, et non l’islam historique qui a épousé les vicissitudes inhérentes à l’aventure humaine sur terre.
La question de la liberté religieuse et de l’apostasie
En islam, la liberté humaine est, spirituellement parlant, axiale, puisque aucune instance cléricale ne peut interférer dans le rapport direct de l’homme à Dieu. L’homme jouit d’un espace intérieur sur lequel personne ne peut empiéter. Maints versets nient toute coercition en matière religieuse, versets dont le Prophète est le récipiendaire : « Dis : La vérité vient de votre Seigneur ; y croira qui voudra et la reniera qui voudra [6] », ou encore : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous les habitants de la terre sans exception auraient cru ; voudrais-tu contraindre les gens à devenir croyants ? [7] ». Mais il faut bien sûr convoquer ici le verset « Pas de contrainte en matière de religion [8] », dont la portée était réellement révolutionnaire pour l’époque. Nous manquons de place pour en commenter le détail. A propos des versets établissant la liberté religieuse, le penseur tunisien Mohamed Charfi (m. 2008) se livre à ces réflexions : « Avec des paroles divines aussi claires, on aurait pu s’attendre à ce que les ulémas construisent une belle théorie de la liberté de conscience. Il n’en est rien. Au contraire, ils nous ont légué une série de règles attentatoires à la liberté de conscience aussi bien à l’égard des musulmans que des Gens du Livre et des autres [9] ». Il ajoute : « Il faut attendre Vatican II pour voir les chrétiens abandonner le principe selon lequel « hors de l’Eglise point de salut ». Les musulmans auraient pu les devancer de quatorze siècles[10] ». Comment certains juristes musulmans – tardifs – ont-ils pu valider la punition par la mort de l’apostat, de celui qui quitte la religion de l’islam ? Diverses études menées par des savants musulmans contemporains montrent qu’une telle condamnation ne trouve aucun fondement, ni dans le Coran, ni dans la pratique du Prophète.
[1] Cor. 2 : 115.
[2] Cor. 30 : 30.
[3] Cor. 2 : 136.
[4] Cor. 10 : 47.
[5] Cor. 21 : 85, et la sourate 95 intitulée Le figuier.
[6] Cor. 18 : 29.
[7] Cor. 10 : 99.
[8] Cor. 2 : 256.
[9] M. Charfi, Islam et liberté, Albin Michel, Paris, 1998, p. 73-74.
[10] Ibid., p. 74.