Mizane Info vous propose un entretien de notre partenaire des Cahiers de l’islam réalisé avec Oubayda Mahfoud sur la place de la religion musulmane dans le cinéma. Oubayda Mahfoud est doctorant-enseignant en esthétique de l’image, il s’intéresse à la relation entre l’esthétique du cinéma et les images venues “d’ailleurs” (Extrême-Orient, Monde Musulman, etc.), il est aussi initiateur du Cerceau (Centre Éducatif de Recherche en Cinéma et Audiovisuel). Accessoirement cinéaste et apprenti calligraphe.
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Les Cahiers de l’Islam : Le documentaire Reel Bad Arabs produit en 2006 corrobore le fait que l’industrie cinématographique américaine a, depuis le cinéma muet et durant tout le 20e siècle, usé de l’image négative des arabes (bandits bédouins, Cheiks sanguinaires ou terroristes) dans ses diverses productions, mais de façon latente c’est aussi l ’ ensemble des arabo musulmans qui s’est senti stigmatisé à travers le 7e art. En tant que réalisateur, quel regard portez-vous sur la perception de l’Islam et des musulmans dans le cinéma ? Selon vous, le cinéma contribue-t-il à véhiculer de manière significative les amalgames autour des musulmans ? Pensez-vous que la majorité des spectateurs savent distinguer fiction et réalité ?
Oubayda Mahfoud : Une œuvre d’art est toujours inscrite dans une histoire culturelle où on peut poser, en tant que cinéaste ou historien de l’art, la question du regard. Comment regarde-t-on l’autre ? Comment poser sa caméra ? Effectivement, beaucoup de films véhiculent, parfois sans s’en rendre compte, une image de l’autre chargée de clichés. Ces clichés ne sont que le reflet du regard que porte la société sur l’autre. Ce que démontre le documentaire « Hollywood et les Arabes » (Reel Bad arabs) est aujourd’hui assez évident dans l’opinion des spectateurs.
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Là où il est nécessaire aujourd’hui de se poser la question, c’est plutôt sur des représentations de l’autre plus insidieuses, plus subtiles, mais tout aussi problématiques que ces clichés ridicules du musulman terroriste, machiste, etc. Cela existe encore dans beaucoup de films, mais il me semble que ça ne fonctionne plus trop chez les jeunes spectateurs. Aujourd’hui, ce qu’on peut observer dans l’espace de création audiovisuelle, c’est une approche de l’Islam plus intellectuelle qui souvent cherche l’alibi du musulman autocritique, c’est-à-dire ce réalisateur de culture musulmane qui va critiquer sa propre tradition. Fondamentalement, c’est quelque chose de noble et d’intelligent de travailler la critique et l’analyse de l’intérieur.
Un réalisateur de culture musulmane qui qualifierait le hijab comme un instrument de domination de la femme ; son discours sera mis en valeur
Mais ce type d’œuvre sera souvent soutenu par les institutions qui financent aujourd’hui le cinéma dans un autre objectif : véhiculer une représentation similaire à celle qui est dénoncée dans « Hollywood et les Arabes » mais qui viendrait « de l’intérieur ». Par exemple, un réalisateur de culture musulmane qui qualifierait le hijab comme un instrument de domination de la femme ; comme il dit cela de l’intérieur, il « sait de quoi il parle », et donc son discours sera mis en valeur, et l’idée qui se dégagera est celle de la soumission de la femme musulmane, donc au final, la même idée que l’on retrouve dans Hollywood et les Arabes. Il commence à se dessiner une autre vision. Mais même dans des films qui sont animés d’une véritable volonté de donner une autre image de l’Islam et des musulman(e)s, comme récemment le film « Fatima » nominé aux Césars, on peut interroger le même type de problématique. Ce film véhicule sans s’en rendre compte une idée de la femme musulmane relativement proche de la vision coloniale. C’est le cas du film « Chocolat », qui est obligé de reproduire un cliché pour le dénoncer. La question qui se pose donc est de savoir comment – et je reviens à ce que je disais au départ – poser sa caméra. Comment construire un regard ? Le cinéma a cette contrainte de la monstration : dès qu’on allume la caméra, il faut montrer, il faut mettre en image, il faut reproduire. Comment donc, à l’intérieur d’un dispositif qui montre, dénoncer des images et des clichés ? Je pense, notamment au travers de mes recherches, qu’il faut, en même temps que l’on pense la capacité du cinéma à montrer, penser sa capacité à cacher. Et c’est probablement à ce niveau que l’on peut apporter, véritablement, une autre représentation.
En 1976, la superproduction « Le Message », avec Anthony Quinn et Irène Papas, relatait la genèse de l’Islam. Près de 40 plus tard, Hollywood mais aussi le cinéma mondial ont produit peu de grandes productions sur le sujet. Au vu du nombre de musulmans à travers la planète et paradoxalement avec la place éminente qu’occupe le fait musulman dans les médias internationaux, comment expliquer cette réticence ou ce faible nombre de projets cinématographiques dans le box-office international ?
Je pense qu’il faut regarder ce qui se fait notamment du côté iranien et turc. Il y a de plus en plus de grosses productions qui se font. Dans le monde arabe, le cinéma en tant qu’industrie est plutôt faible, notamment aussi en tant que culture dans les habitudes des gens. C’est plutôt l’industrie de la série qui fonctionne énormément dans ces pays, notamment les séries égyptiennes et syriennes. Qui dit grosse production dit aussi gros budgets. Et souvent l’argent va servir à appuyer une idéologie. Par exemple, la série Omar, bien qu’elle soit très intéressante, vient à un moment où l’Arabie Saoudite a besoin d’affirmer sa vision sunnite face aux productions religieuses iraniennes qui, elles, affirment une vision chiite de l’Islam, et cela nait dans un contexte où les choses sont tendues au niveau géostratégique. C’est la même chose avec le film Le Message, financé sous certaines conditions. Analyser une production audiovisuelle – même si elle nous plait – nécessite de réfléchir sur le contexte dans lequel elle émerge, et quels intérêts elle met en jeu, et à ce niveau, on peut observer qu’il y a de plus en plus d’argent investi dans ce champ-là dans le monde musulman, notamment dans les pays du Golfe mais nous n’en voyons pas encore les résultats. En France et de manière générale en Occident, la jeunesse musulmane n’est pas très au courant de ce qui se passe au Maghreb et au Moyen Orient. Notre culture cinématographique s’arrête souvent aux cinémas américain et français. Or il est nécessaire d’élargir cette culture et d’observer les autres cultures du cinéma. Le cinéma chinois, japonais, coréen, indien, iranien, turc, et d’autres, ont beaucoup de choses à montrer, et il suffit d’aller les chercher et de découvrir qu’il n’est pas indispensable d’être une grosse production pour produire un grand film.
S’il devait exister, un « cinéma musulman » (…) ce serait peut-être un cinéma qui s’interroge constamment sur ses conditions d’existence
C’est ce que je vois personnellement comme alternative : avec la démocratisation des moyens de réalisation, il devient de plus en plus facile de produire des films qui n’ont rien à envier, en termes de qualité technique, aux grosses productions. Ces productions alternatives et indépendantes bénéficient d’une plus grande liberté dans la création. C’est, je pense, cet espace-là qu’il faut investir. Un grand film ne se mesure pas au nombre de millions de dollars qu’il a coûté. C’est pourquoi il ne faut pas nécessairement regretter cette absence dans le box-office international : il y a, malgré certaines exceptions, un formatage relativement pesant dont il est difficile de se libérer une fois que le film devient une question d’argent, et donc que le producteur (ou l’institution qui finance) a son mot à dire.
L’Islam dans le cinéma français a d’abord été présenté à travers l’imaginaire chrétien médiéval puis sous l’angle colonial. Nous avons vu ces dernières années des films comme Indigènes ou plus récemment « Qu’Allah bénisse la France » du rappeur Abdelmalik, également le court métrage Dessinez le Prophète. Il existe également des dynamiques comme le festival des Mokhtar awards qui a pour objectif de récompenser des courts métrages amateurs ou professionnels autour de l’Islam. Selon vous, existe-il aujourd’hui un cinéma musulman ?
La question n’est pas évidente. Il s’agirait de voir d’abord si l’expression « cinéma religieux » a un sens. Je pense que non. Pour moi, de manière générale, un bon film est un film qui pose des questions relativement existentielles (parfois de manière réflexive, en interrogeant l’existence même de l’image), et donc un film qui provoque une réflexion spirituelle et ontologique. Ceci dit, on parle bien d’« art musulman ». Qu’est-ce qui caractériserait cet art ? Je me base dans mes recherches sur l’essai d’un historien de l’art, Dominique Clévenot, intitulé Esthétique du voile. Pour lui, à l’intérieur de l’art musulman, il y a une pensée de l’image qui repose sur la figure du voile : cette paroi qui sépare, barre le regard, et qui est aussi, au-delà de la question vestimentaire ou architecturale, ce qui sépare l’Homme de Dieu (une des occurrences du mot hijab dans le Coran). De ce point de vue – mais cela demanderait un développement beaucoup plus long, donc je résume – un cinéma musulman serait peut-être un cinéma qui poserait de manière très profonde cette question du visible et de l’invisible, ce qui est montré et ce qui est caché, et qui fonctionnerait, comme je le disais au début, sur une posture, une manière de poser sa caméra et de construire son récit. C’est pourquoi, s’il faut parler de cinéma musulman, avant de le qualifier comme tel à travers le sujet qu’il traite (comme Qu’Allah bénisse la France par exemple), je tenterais d’observer la forme, la manière dont le récit est construit, et la manière dont l’image est donnée à la vue. C’est donc aussi une question de forme. Car si faire du « cinéma musulman » c’est uniquement parler de l’Islam, dans ce cas beaucoup de films répondent à ce critère, comme par exemple le film « My Name Is Khan » qui suit assez fidèlement les codes hollywoodiens.
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Mais on se rend compte, et le festival des Mokhtar en est témoin, que parler d’islam dans le contexte actuel passe presque toujours par une attitude de réaction : c’est-à-dire réagir à la représentation faite dans les médias ou dans les productions audiovisuelles. Le piège serait d’adopter les mêmes procédés qu’Hollywood pour contrer Hollywood : ça ne fonctionne pas. Il faut, je pense, inventer, s’interroger sur le sens de l’image dans la pensée musulmane, réfléchir sur la question de l’« artiste », de l’ « auteur », du « comédien ». Ce sont des questions qui méritent d’être posées et auxquelles le cinéma moderne (La Nouvelle Vague notamment) et le cinéma contemporain ont apporté des réponses très intéressantes.
Le numéro 34 de la revue « Histoire, Monde et Cultures religieuses » publié aux Editions Karthala (2015) a consacré un chapitre intitulé « Mohammed à l’écran : un rôle exclu ? ». L’historien François Boespflug examine l’histoire de la représentation iconographique du Prophète de l’Islam et les justifications religieuses liées à cette dernière. Son étude tend à penser que cette représentation doit ou devra évoluer. En tant que réalisateur, de confession musulmane, partagez-vous cette conclusion ?
On peut imaginer que cette représentation sera amenée à évoluer. Je pense personnellement que ce qui va évoluer, c’est plutôt notre rapport à l’image, notre rapport à la représentation, par l’éducation à la culture et par l’accès à des productions alternatives. La dernière édition du festival des Mokhtar a tenté d’apporter des débuts de réponse à cette question. Je pense notamment à un film intitulé « L’Hypocrite » qui est justement réflexif et qui interroge la notion même de comédien à l’intérieur d’un espace de la représentation où l’image du Prophète pose problème. Je pense qu’il ne faut pas fuir le problème et penser que l’évolution consiste à tendre vers une représentation standard, et qu’un jour le cinéma pourra représenter le Prophète de l’Islam façon Hollywood sans que cela ne pose problème aux musulmans. Il est plus intéressant, je pense, de profiter de ces problématiques pour éveiller un sens de la créativité. La plupart des réalisateurs aiment quand on leur donne des contraintes, car ça leur permet d’évacuer certaines possibilités trop classiques et de se concentrer sur leur créativité. Pour revenir à l’exemple du film L’Hypocrite, je citerais simplement un extrait d’analyse écrite par Alexandre Dupretz, qui était membre du jury des Mokhtar : « Ce parti-pris de mise en scène est conçu pour produire l’objectif inverse du cinéma dominant : projeter le spectateur en dehors de la fiction, l’arracher de l’hypnose pour l’amener à réfléchir sur l’illusion cinématographique et les moyens dont elle se dote pour y recourir. (…)
L’attention particulière accordée à l’ensemble de ces détails démontre une volonté de questionner la fausseté du vrai que l’on cherche à restituer à l’image. La vérité au cinéma n’existe pas, c’est un leurre, un mirage. Le vraisemblable n’est qu’une construction, un ensemble d’artifices et d’artefacts qui ne doivent pas duper le spectateur. » Ce qu’il dit est extrêmement important pour comprendre l’une des directions que pourrait prendre, s’il devait exister, un « cinéma musulman ». Ce serait peut-être un cinéma qui s’interroge constamment sur ses conditions d’existence, de la même manière que l’art musulman, par l’invention de certaines pratiques (calligraphie, arabesque, architecture, etc.) a interrogé la notion même d’image et de figure.
Propos recueillis par Amine Djebbar pour Les cahiers de l’Islam.