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Abdelaziz Chaambi : « Il nous faut sortir de la victimisation et devenir des acteurs de transformation »

Abdelaziz Chaambi est le président et le fondateur de la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI). C’est aussi une figure historique et incontournable des luttes égalitaires et anti-discriminatoires en France. Ancien fondateur du Collectif des musulmans de France et acteur engagé contre l’islamophobie, il milite également sur le terrain international. Nous l’avons rencontré au mois de février dernier pour un entretien exclusif et sans concession que publie Mizane Info sur quatre décennies d’engagement politique en France.  

Mizane Info : Quelle idée vous faites-vous de l’engagement ? Comment le définissez-vous ?

Abdelaziz Chaambi : C’est une question existentielle. D’une certaine manière, l’engagement a commencé pour moi à 12 ans pour défendre les droits de mon père ouvrier agricole et en bâtiment, en France. Ses droits étaient bafoués. J’écrivais des lettres pour le président de la République, l’inspection du travail. Depuis petit je me sentais utile à la défense de mon père, j’avais la niaque. Par instinct de protection, par solidarité, par affection. En 1979, je suis venu à l’islam. Avant j’étais à Lutte ouvrière. En venant à l’islam, j’ai eu confirmation de la dimension impérieuse de cette solidarité au nom de la foi. La foi a conforté et renforcé cet engagement humaniste. Ce n’était plus au nom du tribalisme familial, du marxisme ou du trotskysme mais au nom de l’islam. Ce sont les finalités qui changent, on passe dans une autre dimension, du fini à l’infini, pour rendre service aux victimes mais investir aussi dans l’au-delà. L’habit ne fait pas le moine et la barbe ne fait pas le musulman. Certain se revendiquent de l’islam et de son exemplarité mais se retrouvent être de vrais margoulins, sans vouloir généraliser. J’ai dit à Lutte ouvrière : j’ai trouvé une dimension transcendantale que vous n’avez pas. Mais si vous êtes honnêtes, nous nous retrouverons ensemble sur les barricades. Conformément aux enseignements de ma religion, je me dois d’être aux côtés des gens modestes comme l’enseigne le verset coranique qui dit « abasa watawala » (« Il s’est renfrogné et il s’est détourné », Coran 80, 1, ndlr). L’objectif de l’engagement c’est de retrouver l’état originel, le contrat avec mon Créateur, le témoignage pré-existentiel. Le Coran nous enseigne que l’homme a accepté la responsabilité du dépôt que les montagnes ont refusé. Il y a une responsabilité à assumer. Soit je suis à la hauteur de cette responsabilité, soit non. « Vous êtes tous des bergers, celui qui voit un mal qui le corrige de sa main, de sa langue ou de son cœur », disait le Prophète (PBDSL).

Autrement dit, la foi en Dieu est dans votre esprit avant toute chose un moteur d’action…

La foi est un vecteur de lutte sociale et d’action contre l’injustice. Malheureusement, la foi n’est plus aujourd’hui un élément de transformation. Serions-nous passés des catholiques zombies d’Emmanuel Todd aux musulmans zombies ? La foi est ce qui est enracinée dans le cœur mais aussi ce qui s’enracine dans l’action. Ce n’est pas parce qu’on est musulman que notre action n’est pas dénuée d’orgueil. Je ne dénie pas le droit aux marxistes de défendre les opprimés au nom de leurs convictions matérialistes. Le Prophète l’a fait avec « hilf al fuddul », le pacte de la chevalerie passé avant la Révélation. Cela a été possible dans le passé.  Au Forum social européen (2003) nous avions rallié le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) mais il y a eu de la part de certains musulmans des arrières pensées intéressés, il n’y a pas eu de réciprocités. Il y a eu des attitudes arrogantes. Des gens du MIB ont été en colère et sont déçus. L’engagement collectif a fait place à une course au vedettariat. A Lyon, nous avions pareillement crée Divercités : l’alliance entre musulmans et acteurs de l’extrême gauche populaire avait marché. Nous avons défendu les sans -papiers et les personnes victimes de discrimination. Nous avions mené les premiers combats contre l’islamophobie à une époque où personne n’en parlait. C’était la justice et le droit. Ces réseaux ne se sont pas pérennisés. Notre problème est que nous ne sommes pas des marathoniens mais des gros sprinters.

Aujourd’hui, il n’y a plus de structure ou d’héritage d’une vision progressiste de transformation sociale au nom de nos valeurs

Diriez-vous que la vision que vous aviez, vous-mêmes et l’ensemble des acteurs musulmans à l’époque, était suffisamment élaborée ?

Le Collectif des Musulmans de France et Présence musulmane n’étaient pas prêts. Le contrat moral avec Tariq Ramadan n’a pas été rempli : former 20 cadres et leaders d’opinions au niveau national et rendre le projet intelligible dans la pratique. Tariq Ramadan parlait de la laïcité de compatibilité, de fournir des bases religieuses au service d’un projet de musulmans socialement engagés. On ne réduisait pas l’islam à une foi mais à un moteur de transformation. C’est tout l’enjeu du débat avec Tareq Oubrou sur la sharia des minorités. Rayonner à travers des actions, des discours, mettre des mots sur des actions. Il y a une responsabilité personnelle et collective du CMF qui était censé être porteur de ce projet. L’outil a été perverti. Quand on a fait le congrès en 1991-93, on parlait de problématique social. Ce qui s’est passé, c’est que nous avons mis en stand-by le CMF durant 5 ans pour s’occuper de Présence musulmane et de Tariq Ramadan. Il y avait continuité à la base sauf qu’il n’y avait plus de projet collectif mais seulement individuel. Il n’y avait plus d’intervenants pluriels. Demain, il n’y a plus Tariq Ramadan, cela veut dire qu’il n’y a plus d’idée, plus de projet ? Cela veut donc dire un échec complet. Le système est spécialiste dans ce genre de chose : faire émerger des personnalités pour que le jour où elles disparaissent il n’y a plus rien. Aujourd’hui, il n’y a plus de structure ou d’héritage d’une vision progressiste de transformation sociale au nom de nos valeurs. Il y a eu crispation. Pour nous, citoyenneté et islam étaient compatibles depuis longtemps. Notre engagement avait pris forme à la suite de la marche pour l’égalité de 1983. La marche a invisibilisé l’islam. L’échec de la marche, c’était l’émergence d’un mouvement politique fort qui a été instrumentalisé et mis en échec par le PS et SOS Racisme. Nous avions beau faire des concessions, nous étions ramenés à notre « bougnoulité ». Certains marcheurs sont rentrés dans l’islam tout de suite après se disant « autant être ce que nous sommes ». Il y avait des front anti-FN, il y avait une solidarité effective et une lutte commune au MRAP notamment avec des outils fédérateurs et un cadre fédérateur.

L’idée force est donc de sortir des luttes communautarisées et sectorielles pour avoir des relais dans la société et qu’on ne soit pas réduit à la question du foulard, de la Palestine et de l’islamophobie mais aussi à la question de la démocratie dans notre pays, celle de la dette, des guerres néocoloniales

De l’après-marche à aujourd’hui, qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

Ce qui est triste c’est que nous sommes tombés sur une surenchère communautariste des luttes. La faute est partagée. Le MRAP et la LDH n’ont pas pris à bras le corps le racisme spécifique anti-musulman ou islamophobe. De l’autre côté, il y avait eu reconnaissance de notre spécificité au forum social européen mais cette spécificité a provoqué rejet et suspicion sur le mode « Ils font de la politique, donc ils sont dangereux ». Mais nous sommes nous-mêmes tombés dans la facilité, dans l’entre soi et le danger de l’explosion nationale. L’occasion manquée était le MRAP où nous aurions pu nous investir pour créer des sections convergentes sur ces sujets.

A partir de quel moment estimez-vous que la reconnaissance de la légitimité d’une lutte contre l’islamophobie sera atteinte ? 

L’objectif de la reconnaissance de l’islamophobie sera atteint quand le terme sera présent dans la loi et intégré dans les dispositifs de lutte contre le racisme. De notre côté, nous avons créé la Coordination contre la racisme et l’islamophobie (CRI) pour apporter une plus-value politique mais il faut aller à terme vers la dissolution de ces structures communautarisées. Il y a le feu à la baraque : les populismes montent. On n’a pas fait le boulot pour arriver à ce que les structures telles que la LDH s’emparent massivement de ces combats. Il n’y a pas eu de tentative d’approche. Aujourd’hui on va vers l’éclatement et ce sont toujours les minorités qui paient. Le populisme arrive, la crise arrive. Le spectre de la guerre civile est là. Les identitaires ont le vent en poupe, le thème du grand remplacement est dans les esprits. L’idée force est donc de sortir des luttes communautarisées et sectorielles pour avoir des relais dans la société et qu’on ne soit pas réduit à la question du foulard, de la Palestine et de l’islamophobie mais aussi à la question de la démocratie dans notre pays, celle de la dette, des guerres néocoloniales, de l’extrémisme et du terrorisme de Daesh. Pourquoi sommes-nous dans une dynamique de rejet au lieu d’être dans une dynamique de sens ? Il nous faut sortir de la victimisation et nous interroger pour savoir comment devenir des acteurs de transformation. Il y a eu une ghettoïsation des luttes.

Vous avez été convoqué cette année par un procureur au sujet de votre mobilisation dans l’affaire Msakni, puis relaxé. Pouvez-vous nous rappeler les tenants et les aboutissants de cette mobilisation ?

Le conseil général de Bourgoin Jallieu (Isère) et le procureur avaient décidé de retirer les cinq enfants Msakni à leur famille dont un nourrisson de 3 mois à qui on a été jusqu’à refuser le lait maternel. Le procureur disait que la famille voulait partir en Syrie alors qu’ils se rendaient en Tunisie. La police a récupéré les enfants. Un proche m’en a parlé. Nous nous sommes rendu sur place. Nous avons rencontré le père et la mère qui nous ont livré leur version. Le procureur a parlé de culture radicale. La difficulté était que le papa était salafiste et polygame mais ce qui nous préoccupait ce n’était pas les parents mais les enfants. Comment peut-on en arriver à refuser un geste humanitaire (lait maternel apporté au commissariat refusé par la police) de cette manière-là ? Le CRI a saisi des avocats avec des procédures classiques et longues. Le procureur prévoyait un placement définitif des enfants. Nous avons organisé plusieurs manifestations, des rencontres avec des responsables locaux, sans résultat. Trois jours après, nous nous sommes rendus au conseil général, 200 personnes nous ont accompagné. Nous sommes entrés pacifiquement. Nous avons demandé à voir des responsables. Nous avons obtenu que le bébé soit remis à sa mère le lendemain pour être allaité. Ensuite, nous avons demandé le retour des enfants car les parents n’ont rien fait. Un mois après, l’audience a permis le retour des enfants avec interdiction de sortie du territoire durant un an. Affaire classée, nous sommes repartis la tête haute. Un an après, je reçois une convocation au commissariat. Une plainte pour menace avait été déposé par le Conseil général sur d’obscurs propos que j’aurai tenu sur la Palestine. J’ai moi-même déposé plainte pour accusation mensongère en février 2016. Plusieurs mois après, en novembre, nouvelle convocation avec requalification de la plainte précédente en outrage et atteinte à la dignité des fonctionnaires du conseil général le 15 février. Les procès-verbaux n’ont pas été communiqués jusqu’au 26 janvier. Pour moi, c’est une intimidation politique visant à dissuader les acteurs sociaux d’établir un rapport de force politique. Si nous n’avions saisi que la justice dans l’affaire Msakni, la procédure aurait mis des années. La mobilisation de rue et l’action politique a obligé les pouvoirs publics à lâcher du lest.

Je ne suis pas anarchiste. Si nous sommes une force mobilisée, consciente et structurée, nous pourrions avancer. La solution est de lancer une dynamique globale de vote citoyen

Vous vous êtes retrouvé seul dans cette affaire…

J’ai sollicité l’UOIF, le CRCM, toutes les organisations ont été informés, nous avons lancé un appel pour obtenir un soutien : personne n’a répondu à l’exception de PSM Rhône-Alpes avec un appel dans deux mosquées.

 Comment expliquez-vous cette indifférence ? Par des différents personnels ? 

Pas du tout car certaines de ces structures ont travaillé avec nous dans le passé. Il s’agirait plutôt d’une logique de la peur et de l’à plat ventrisme de la part de certains éléments habitués à se coucher devant l’Etat, et peut-être aussi du fait que les victimes étaient assimilées à des salafistes, donc à des pestiférés.

Vous agissez également sur des sujets internationaux. Vous évoquiez la Palestine. Il y a quelques mois, vous vous êtes également rendu en Guinée-Conakry (pays de 12 millions d’habitants) où vous êtes intervenu plusieurs fois à l’invitation d’organisations guinéennes. C’est une facette de votre engagement qui est moins connue…

Les Guinéens ont demandé à des acteurs de la société civile tunisienne si quelqu’un pouvait venir parler de l’expérience tunisienne en particulier de la cohabitation entre islamistes et autres forces politiques et de la transition. Un ancien ministre guinéen a été chargé de l’instance nationale des élections législatives (commission des élections nationales indépendantes). J’ai été sollicité en tant que secrétaire général de l’instance régionale indépendante pour les élections tunisiennes (IRIE) en France. Les élections tunisiennes en France et en Tunisie ont été transparentes et représentent un modèle pour les pays arabes. Après les élections, je me suis retiré. Les Guinéens voulaient un musulman engagé. J’ai fait cinq interventions sur le sens de la spiritualité et l’engagement, les fléaux sociaux, la solidarité humaine et deux grandes interventions à l’université de Koffi annan et de Gamal abdel Nasser.

De gauche à droite, Abdelaziz Chaambi avec le grand imam de Guinée, le docteur Diallo et le docteur Fofana, ancien ministre et président de la Commission Electorale Nationale Indépendante.

Que retenez-vous de ce voyage ?

J’ai découvert que les effets de la colonisation sont toujours dévastateurs 6O ans après. Que les enjeux sur les ressources naturelles sont majeurs : la Guinée est le premier producteur mondial de bauxite, ils ont des diamants, de l’or, des forêts. Malgré cela, il n’y a pas un train, pas un avion, pas une route nationale goudronnée, pas d’eau courante dans le centre-ville et plusieurs coupures de courants, des centres commerciaux avec mosquées et toilettes publiques sans eau. La responsabilité relève de la mauvaise gestion de Sekou Touré après l’indépendance, avec des contrats signés sur plusieurs décennies à des conditions privilégiant les ex-puissances coloniales. Le franc CFA est indexé à l’euro et n’est pas sous le contrôle des pays concernés mais dépend à 85 % de la banque de France comme pour les pays de la  la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Le seul train en Guinée est celui des transports de minerais. La dette est un racket permanent et une arme de destruction massive. Le comparatif avec la Tunisie est édifiant : même date d’indépendance même nombre d’habitants mais la différence est abyssale. Il faut d’urgence lancer un appel pour créer une dynamique vers la mère Afrique, fédérer les organisateurs et les courroies de transmission. Sur ce terrain, Kemi Seba mène un travail de contestation du franc CFA qui est intéressant. En Tunisie, une partie de la dette a été convertie en investissement. Il est urgent et primordial de s’attaquer à la dette et à la spéculation alimentaire qui affament des individus, de mener des campagnes de lobbying et d’information sur le pillage de ces pays et de faire pression sur la France pour faire cesser cette politique dans des pays qui ont 4 % de croissance.

Finalement comment définiriez-vous votre vision politique ? Plutôt anarchiste antisystème ou opposition légaliste ?

Je ne suis pas anarchiste. Si nous sommes une force mobilisée, consciente et structurée, nous pourrions avancer. Nous avons créé un parti politique « Force citoyenne populaire » pour proposer des candidats (Mourad Charny à Trappes et Nadia Kirat au conseil général de l’Isère). Si nous avions collectivement une maturité politique, nous pourrions avoir des centaines de candidats. L’émergence de l’Union des démocrates musulmans est symptomatique : on veut sortir du ghetto et on nous y replonge. Il faut s’éloigner des logiques de violence ou d’exclusion sociale. Il faut établir un rapport de force politique : toutes les tentatives actuelles sont toujours vouées à l’échec parce que certains veulent que tel terme ou tel autre figure dans les tracts. La solution est de lancer une dynamique globale de vote citoyen.

Propos rapportés par Fouad Bahri.

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